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Chapitre 145 – Les Skaaghs (6)

 

Quel était ce sentiment étrange qui me rongeait la nuque ? Quelque chose de familier. La peur ?

Non. Je n’avais pas peur. Leurs niveaux étaient gérables, je ne craignais pas ce qui se trouvait dans ces contrées.

— Tu me demandes de t’aider à repousser les Skaaghs ? le questionnai-je pour être sûre.

Sans honte, sans baisser les yeux et sans ciller, il hocha la tête, l’air grave et en silence, attendant ma réponse comme si le destin du monde en dépendait. Pour lui, plus rien d’autre n’importait que ce que j’allais lui dire. Oui ou non ? Accepterais-je ou pas ?

Attends…

Une quête ?

C’était une quête ?

C’était ça, ce sentiment familier ? Quand j’étais allé voir ce vieux con dans sa boutique étrange à Imperos, il avait agi de la même manière ! Lorsqu’il m’avait demandé d’aller sauver son fils dans les montagnes, son regard était le même, et il avait existé autour de moi ce même ressenti bizarre.

C’était assurément une quête. Je devais en apprendre davantage. Après tout, j’avais gagné gros, la fois précédente.

— Si je refuse… ?

— Alors tant pis, fit-il en secouant la tête d’un air désolé. Nous irons, parce que notre survie en dépend. Et sans doute mourrons-nous tous, car cette attaque est vraiment plus importante que toutes celles auxquelles nous avons fait face par le passé.

Et je n’apprendrais jamais rien de plus sur cette femme prisonnière des nains. Si le système – ou le système parallèle de Joc, pour ce que je pouvais en savoir – avait décidé qu’il s’agissait d’une quête, peut-être le fait de refuser ou échouer allait-il simplement faire disparaître – ou mourir – celle que j’étais venue quérir.

Je ne pouvais décemment pas me le permettre.

— Et si j’acceptais de t’aider, que pourrais-tu m’offrir en échange ? lui demandai-je alors.

Il fronça légèrement les sourcils.

— Je pensais que c’était déjà clair. Tu ne sembles pas aussi perspicace que ce que j’imaginais. Bien évidemment, lorsque le village sera sécurisé, si tu nous as prouvé ce que tu savais faire, t’enverrai-je alors secourir dame Fëollah des griffes de ces crasseux piocheurs de terre !

Ah. Finalement, peut-être avait-il un semblant de sens de l’humour, après tout.

— D’ailleurs, continua-t-il, même si tu n’avais pas été là, nous y serions sans doute allés. Alors, acceptes-tu de nous aider ?

— Bien entendu, acceptai-je sans hésiter plus avant. Nous allons repousser les Skaaghs, sauver ton village, la forêt et puis j’irai chercher cette dame Fëollah. Quand partons-nous ?

— Partir ? s’étonna-t-il en secouant la tête. Non. Non, non, non, nous ne partons pas.

— Qu…

— Ils sont déjà là.

 

___

 

Face à moi se trouvait une chose étrange. J’arrivais à la comprendre et à lui donner un sens, mais elle n’en restait pas moins étrange pour mes yeux de néophyte.

Ealdal m’avait emmenée aux abord de son village – en tous points ce qu’on pouvait en attendre d’un village d’elfes des bois, avec maisons au sol et dans les arbres, ponts suspendus de tous les côtés et une espèce de symbiose entre elfe et nature comme nulle part ailleurs – et j’y avait découvert une espèce de barrière protectrice transparente, légèrement verdâtre et très pâle, qui séparait le village du reste de la forêt.

En levant les yeux, je constatai qu’elle couvrait même les cieux, en regardant bien.

— C’est un dôme ? remarquai-je.

— Oui, acquiesça Ealdal. La magie elfique est puissante en ces lieux, et elle nous permet de protéger notre village de la sorte en cas d’attaque.

— Oh, je vois. Vous ne l’activez qu’en cas de nécessité…

— En effet. Les anciens sont réunis près du Cœur du Printemps. Ils se concentrent pour que le bouclier reste actif. Mais… Leur concentration ne sera pas éternelle. Cela fait déjà plusieurs mois qu’ils ne dorment pas, et bien que nous autres elfes vivons très longtemps et qu’il s’agit d’une simple passade, cela ne saurait durer. Ils s’épuisent.

— Attends, attends, trop d’informations, là ! m’écriai-je.

— Pardon ?

— Le Cœur du Printemps ? Non, attends, les anciens ? DES MOIS SANS DORMIR ?!!

Il recula d’un pas en grimaçant, levant une main dans un réflexe, se bouchant presque les oreilles. Bon, ok, mon hurlement n’était pas très poli.

— Dame Wuying… Tu pourras mes poser des questions plus tard, répondit-il. Pour l’heure, vois.

Je me tournai dans la direction qu’il indiqua d’un large geste de la main et aperçus, de l’autre côté du bouclier elfique, une horde de petites créatures hideuses.

Le Skaagh était un mélange vulgaire entre diablotin et gobelin, chauve et brunâtre de peau. Ses longues oreilles rappelaient celles des elfes et des gobelins, ses yeux blancs et globuleux ne possédaient pas d’iris ou de pupille et ses nombreuses rides mettaient en ces crocs longs et effilés que tout Skaagh n’attendait sans doute que de planter dans de la chair fraiche si j’en croyais la façon dont ils claquaient sans cesse.

Bon sang, cette bestiole voûtée était rachitique, comme si elle n’avait pas mangé depuis des mois. Ses bras, ses jambes, fins comme des brindilles mais arborant des muscles taillés, étaient terminés par des mains et des pieds dont les griffes pointues et acérées monopolisaient plus de la moitié.

Le long de son dos, une échine de pointe saillantes promettait à quiconque s’approchait de délicieuses souffrances ; sans doute avant de se faire déchiqueter par le reste de la horde.

Parce que oui, les Skaaghs étaient au moins plusieurs milliers, de l’autre côté de la barrière protectrice, à trépigner, gigoter, crier comme des bêtes sans âme et laisser racler leurs griffes contre cette frontière magique qu’ils ne pouvaient pas traverser.

Leur énervement semblait égalé par leur excitation à l’idée de pouvoir passer de l’autre côté et massacrer ces elfes qui les narguaient.

— Les Skaaghs sont à nos portes, me fit remarquer Ealdal comme si je n’avais pas d’yeux pour les voir. Ils s’amassent là depuis des semaines déjà.

— Des semaines ? Ils ne vont pas déguerpir de sitôt… compris-je.

— Pas avant de nous avoir réduit à néant, me confirma-t-il.

Je me tournai et vis que de toutes parts, les Skaaghs encerclaient le village. Aucun moyen de fuir. Je pris alors la mesure totale des inquiétudes d’Ealdal quand il m’avait dit que s’occuper de ces monstres était plus urgent que sauver l’une des leurs.

— Mais… Comment les elfes m’ont-ils ramenée ici ? Le village m’a l’air totalement assiégé.

Ealdal m’accorda un léger sourire, apparemment heureux que je lui eux donné une excuse pour m’expliquer la grandeur de son peuple.

— Nous possédons des souterrains, au cœur même des racines de l’Arbre du Printemps. Ces tunnels courent dans toutes les directions et nous permettent de joindre diverses parties de la forêt sans inquiétude. Les Skaaghs sont équipés d’énormes griffes, mais ils ne s’en servent absolument pas pour creuser.

— L’Arbre du Printemps ? Il a un rapport avec le Cœur du Printemps dont tu me parlais avant ? notai-je.

— Tout à fait, confirma-t-il.

Il se tourna alors vers les Skaaghs, et s’en approcha au plus près, m’invitant à le suivre. De l’autre côté du bouclier presque invisible, à quelques centimètres à peine de nous, se déchaînaient cette armée de petits monstres. De plus près, je pus réellement constater qu’ils ne devaient pas faire plus d’un mètre vingt de hauteur, et qu’ils étaient encore plus moches que ce que j’avais observé auparavant.

Certains grimpaient sur leurs collègues pour tenter de nous atteindre, leur lacérant le crâne dans des cris de panique et de douleur qui attisèrent encore plus leur énervement général. Ceux dont la tête avait été mutilée envoyaient des coups de griffes et de crocs vers le haut, vengeance brûlante et instinctive, et massacraient parfois une jambe, un bras, ou une gueule au passage, fussent-ils de leur agresseur involontaire ou d’un simple voisin.

— Ils n’en ont rien à faire… remarquai-je… Ils se mutilent et se tuent les uns les autres, et ça n’a pas l’air de les déranger plus que ça…

— Exact. Ils n’ont aucune vraie sensibilité spirituelle ; ce ne sont que des monstres, de vulgaires animaux sauvages mus par leurs instincts les plus primitifs. Ils ne ressentent pas la peur, et la douleur semble faire partie d’eux.

Je posais une main sur le bouclier. Pendant une seconde, j’eus peur d’être considérée… Comment dire… Comme une alliée ? J’éprouvai la crainte de voir ma main passer à travers ce bouclier elfique pour se faire ravager aussitôt par les Skaaghs de l’autre côté. Fort heureusement, il ne s’en passa rien : la main à plat sur ce bouclier tiède au toucher, je ne fis que provoquer encore plus de raffut et de chahut au sein de la horde de Skaaghs. Il y avait désormais devant nous un amoncellement de cadavres et de corps mutilés, parfois encore vivants et bien décidés à me faire la peau. Cette partie du bouclier elfique était devenu obscure à force que les Skaaghs venaient s’y jeter.

Alors que la montagne de monstres devant moi commençait à prendre des proportions extravagantes – plus de cinq mètres de haut maintenant – Ealdal me posa une main sur l’épaule.

— Viens, dit-il. Nous ne devons pas rester là trop longtemps. Laissons-les se disperser à nouveau.

En reculant pour le suivre, je jetai un dernier coup d’œil à cet amas de Skaaghs.

— Personne ne va nettoyer ça, je suppose ?

— Ils vont le faire eux-mêmes, n’aie crainte, me répondit-il.

Comme pour ponctuer ses mots, maintenant que nous étions à nouveau à une distance respectable du bouclier, cachés entre deux arbres, les Skaaghs se calmaient peu à peu, faute de proie à chasser. De prédateurs, ils se transformèrent en charognards et commencèrent à trancher dans le vif de leurs anciens frères décédés pour en faire de respectables morceaux de viande qu’ils finirent par se battre.

En quelques minutes à peine, ils avaient fait fondre la montagne de corps de moitié.

— Je commence à comprendre pourquoi les elfes ne peuvent rien faire contre les Skaaghs, lorsqu’ils viennent en si grand nombre, constatai-je.

Il me regarda d’un air étrange.

— Tu as accepté de nous aider. Est-ce de la peur que je ressens dans ta voix ?

— Pas du tout, lui fis-je savoir. J’ai déjà vu bien pire que ça. Une telle horde de monstres n’est rien, comparée à un orque de niveau max…

Je me pavanais un peu, mais en vérité, je n’avais rien fait contre Orc’Grogar. La persona était responsable de son trépas, et elle seule.

— Pardon ? s’étonna-t-il.

— Je… Non, rien.

Evidemment, il ne pouvait pas comprendre. Que m’étais-je imaginé ?

— Je vais t’en débarrasser, je te le promets.

Je ne savais pas comment faire, bien sûr. Je ne possédais rien qui pût me permettre de dégommer des milliers de Skaaghs de façon sûre et sans prendre trop de risques. La persona ne m’avait pas encore enseigné comment tirer parti de l’Appropriation, et je savais que j’allais devoir attendre son réveil pour lui demander de l’aide. En espérant qu’elle ne restât pas inconsciente pendant trop longtemps…

— De combien de temps disposons-nous ? demandais-je à Ealdal.

Il haussa les épaules en secouant la tête.

— Deux semaines, peut-être quelques jours de plus. Les anciens arrivent à bout. Le bouclier commence déjà à vaciller parfois, lorsque leur concentration faiblit ponctuellement. Quelques Skaaghs arrivent même de temps en temps à s’infiltrer à ce moment, pressés contre le bouclier par d’autres Skaaghs… mais nous arrivons rapidement à les éliminer. Nos archers sont sur le qui-vive.

Il ponctua sa phrase par un geste en direction de la canopée. Je levai la tête et constatai qu’il y avait là-haut des dizaines d’elfes, arc à la main. En effet, quelques Skaaghs pouvaient être tués immédiatement… la horde entière lorsque le bouclier tomberait, ce serait une autre histoire.

— Ne pouvez-vous pas fuir par ces tunnels de l’arbre, dans les racines ? Après tout, vous pouvez rebâtir le village ailleurs.

Ealdal m’adressa un sourire triste.

— Notre maison est ici. Nous mourrons ici.

Bien sûr. Quel honneur à deux balles. Mais bon, encore une fois, il s’agissait des elfes, on ne pouvait pas s’attendre à moins de leur part.

— De plus, nous ne pouvons pas abandonner le Cœur du Printemps et l’Arbre du Printemps, continua-t-il en secouant la tête tout bas.

— Cela fait plusieurs fois que tu parles de ça. Tu prononces ce nom avec une révérence non dissimulée. De quoi s’agit-il exactement ?

— Tu ne sais pas ? Je pense que tu viens de très loin, en effet…

— Raconte-moi. Après tout, je m’occuperai de ces monstres, mais… j’ai besoin de temps.

Le temps que la persona se réveille, bien sûr.

— Le Cœur du Printemps est la source de la magie elfique. Ou plus précisément, de la magie de la nature, du renouveau et de ce qui repousse l’hiver pour faire reverdir bois et plaines. Il s’agit d’une des quatre sources de magie primordiale.

Raka
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