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Chapitre 75 – Le donjon imprenable (5)

 

— Si je comprends bien, vous m’accusez d’avoir triché ? Mais comment ? Et j’ai vraiment la gueule d’une pirate ?

Je devais faire bonne figure jusqu’au bout. Je n’allais pas non plus avouer me servir de ces bugs à mes fins personnelles, même s’ils étaient au courant. Après tout, ils ne savaient peut-être pas tout. Il y avait forcément une faille, sinon je me serais faite juger directement, et non accuser.

Je ne pouvais plus bouger un cil, sinon j’aurais volontiers affiché une mine hautaine et rebelle, les mains sur les hanches et le défiant de me prouver ce qu’il avançait. Mais tout ce que je pus faire, …c’était parler de façon effrontée.

— Mademoiselle Qian Wuying, architecte. Le système nous informe que vous étiez niveau 11 il y a vingt-quatre heures. Au moment où nous parlons, vous vous trouvez être niveau 18. Vous rendez-vous compte que si vous trouvez un moyen – un sort, peut-être ? – pour contourner le fonctionnement des choses, il faut être un peu plus discrète que ça ? D’après vous, étions-nous incapables de repérer une montée de niveau si fulgurante en l’espace d’une journée et d’une nuit ?

— Quoi ? murmurai-je.

C’était juste ça ? J’avais gagné trop de niveaux trop rapidement ? Ils pensaient que j’avais trouvé le moyen de tricher ?

— Vous vous basez uniquement sur ma prise de niveaux pour affirmer que j’ai triché ? l’interrogeai-je, comme si j’étais à sa place et lui à la mienne.

Mon ton se voulait froid et sans âme. Calculateur et implacable, comme celui d’un détective qui déterre l’un après l’autre les indices concernant l’enquête de sa vie. Je marchais sur des punaises, je ne devais pas prononcer le moindre mot de travers ou je risquais gros, tant parce que je me servais en effet de bugs dans le système que parce que je manquais de respect au grand type qui avait sanctionné Krahn.

— Mademoiselle, reprit-il inlassablement, depuis que les architectes existent, personne, vous m’entendez, personne n’a réussi à faire ce que vous venez de faire, et il est estimé par tous les calculs possibles que la chance d’y parvenir est nulle. Il ne reste qu’une possibilité : vous avez trouvé un moyen de tricher. La logique est formelle ; puisque vous semblez ne pas vouloir avouer, je vais donc procéder à une vérification mémorielle pour en apprendre davantage.

— Quoi ? m’exclamai-je un peu plus paniquée, vous allez lire dans ma mémoire ?

— En effet. Ne bougez pas, ce ne sera pas douloureux. Il ne s’agit là que d’une…

« Ne bougez pas » ? Il avait essayé de faire une blague, là ?

— Je vous l’interdis, le coupai-je en criant. Si vous faites ça, je… je…

Je cherchais une menace suffisamment grande pour que même lui y réfléchisse à deux fois. Mais je ne trouvais rien et il me regardait, les sourcils levés, incrédule et las. Finalement, au bout de quelques dizaines de secondes, il continua, fatigué d’attendre ce que j’avais à dire :

— Bon. Il suffit, fit-il sèchement pour couper court.

Il avança la main vers ma tête et je sentis une puissance en jaillir et siphonner mes pensées. Ce n’était effectivement pas douloureux, c’était comme si… comme s’il me forçait simplement à me souvenir de tout ce qui s’était passé ce dernier jour.

Et une fois que la puissance de succion s’arrêta, je vis le désarroi dans son regard. Il ne comprenait pas ce qu’il voyait, évidemment ! Comment aurait-il pu ? Ce type était un PNJ, et il n’était pas programmé pour comprendre la possibilité que je sois allée sur Albion !

Il leva la main à nouveau en secouant la tête. Une nouvelle fois, je sentis qu’il aspirait mes souvenirs. Je ne les perdais pas – fort heureusement – mais qu’il puisse voir la moindre seconde de ma vie passée des dernières vingt-quatre heures était quelque peu gênant, malsain même.

Le mur, avec ma poitrine dessus. Friderik. Albion. L’armure. Les quêtes, le forgeron, le Gobelin. Tout.

Je réfléchis à la vitesse d’un cheval au galop. Avais-je utilisé ouvertement un bug ? Pouvait-il saisir que j’exploitais en quelque sorte le système ? Je paniquais et ne parvenais pas à empiler mes souvenirs correctement, surtout que pour la troisième fois de suite, il utilisait son pouvoir sur moi. Je n’en pouvais plus de ressasser les dernières vingt-quatre heures en accéléré encore et encore, et je ne pouvais pas penser clairement à autre chose, pas de façon réfléchie en tout cas.

Bon sang. J’avais lancé le sort qui m’avait octroyé les faveurs de Duphine ! C’était un sort bugué !

— Je ne comprends pas. Il y a un problème avec la lecture… marmonna-t-il.

— Un souci ? Ha ha… Alors arrêtez ! lui intimai-je aussitôt, puisque ça ne fonctionne pas, ça ne sert à rien d’insister. N’ai-je pas raison ?

Il fronça les sourcils. J’avais rarement vu un PNJ démontrant autant de sautes d’humeur et de comportements émotionnels différents. Mais vu son statut au sein du département administratif, il était peut-être traité différemment des autres. Je m’en fichais un peu d’ailleurs, ce n’était qu’une simple remarque en passant.

— Non, mademoiselle, me contredit-il, je dois faire mon travail. Patientez encore un peu, nous allons trouver d’où vient le problème.

Nous ? Bien entendu, il n’était pas seul dans cette histoire. De la même manière que les gardes étaient liés entre eux, il devait être en relation directe avec d’autres PNJ de son côté. Peut-être même certains d’entre eux étaient-ils spécialisés dans la rétroingénierie des problèmes de ce genre et ne tarderaient-ils pas à comprendre qu’il n’y avait aucune erreur, que j’étais bien allée sur Albion et que j’y avais obtenu une classe.

D’ailleurs, ne pouvait-il pas voir que je portais sur moi des objets Albionais ? Ce bracelet… et cette armure ?

Non, j’aurais très bien pu les voler à un explorateur. Même s’il le voyait, il s’en ficherait. Mais n’était-il pas capable de voir que j’avais effectivement reçu une classe ? C’était pourtant facile à vérifier lorsqu’on faisait partie du système. Il était bien au courant de mon niveau, après tout. En tout cas, c’était ce que je supposais mais il n’en fit rien. Il existait peut-être des limitations parce qu’il était uniquement en charge des architectes. C’était logique : pourquoi aurait-il eu le pouvoir de vérifier la présence d’une classe d’explorateur ? C’était la seule lueur d’espoir à laquelle je pouvais me raccrocher à ce moment.

Il se contenta de répéter la manœuvre encore et encore, comme s’il était enrayé et j’étais toujours collée à ma chaise deux heures plus tard.

— Bon sang, ma plaignis-je, vous ne pouvez pas admettre que quelque chose cloche et me laisser partir ?

Pour la première fois après plusieurs dizaines de demandes de ce genre, il hésita. Il recula d’un pas et s’assit sur sa propre chaise, de l’autre côté du bureau. Après avoir posé le menton sur ses mains et ses coudes sur le bureau, il m’observa en silence pendant un long moment.

Ce fut un sacrément, un invraisemblablement long moment. J’avais l’impression que par un autre moyen, il parvenait à lire en moi comme dans un livre ouvert.

Finalement, il prit la parole, calmement.

— Mademoiselle, il y a clairement quelque chose qui cloche. Vous possédez des souvenirs que vous ne pouvez pas avoir, tous les calculs impliquant des probabilités variées montrent que vous ne le pouvez simplement pas. C’est impossible.

— Et donc ?

— Pourtant, continua-t-il sans sourciller, il s’agit sans équivoque de vos souvenirs. Je suis même prêt à parier que de deux choses l’une : soit vous avez été ensorcelée par un moyen qui m’échappe et êtes vous-même persuadée d’avoir vécu ce qui se trouve dans votre tête, soit…

Il faisait durer le truc, là ! Je n’en pouvais plus et mon nez me grattait !

— Soit ?!

— Soit vous avez trouvé le moyen de pirater non seulement le système de niveaux, mais également celui de votre mémoire. Et si vous voulez mon avis…

— Et si je n’en veux pas ? le coupai-je, parfaitement irritée.

Non mais sérieusement, lui avais-je demandé de me le donner ? Je n’avais que faire de son jugement de valeur, surtout sachant qu’il ne possédait pas la moitié des données concernant ce problème.

Mais il se ficha royalement de ma remarque et continua sur sa lancée :

— …vous êtes une personne très compétente et vous avez trouvé le moyen de masquer vos exactions par des élucubrations complètement déjantées et impossibles. Après tout, pourquoi ne pas le faire lorsqu’on en est capable ? Ainsi espériez-vous dépasser la logique du système en me faisant croire que plus rien ne fonctionnait. Je comprends maintenant que vous vous soyez rendue de vous-même, mademoiselle. Tout est logique, maintenant.

— Vous êtes taré.

Je ne savais vraiment pas quoi lui répondre d’autre. J’avais l’impression de me trouver dans la salle d’interrogatoire d’un officier communiste qui tournerait tout ce que je dirais contre moi. Il avait l’air d’un type qui prendrait un malin plaisir à retourner chaque réalité contre moi, en en faisant une preuve totalement improbable et refusant de voir la réalité en face lorsqu’elle ne collait pas avec ses soupçons. Ce type était partie dans une logique tordue, mais en réalité, il ne se donnait même pas la peine de le faire. Il possédait tous les pouvoirs en ces lieux et avait juste besoin de décider que j’étais coupable sans se chercher d’excuse. Donc s’il me disait ça, il le pensait sans doute réellement.

Quel… tordu ! Et dire que je pensais avoir le monopole des bugs du système, mais ce type possédait clairement un programme pourri jusqu’à l’os !

— …Mais en l’absence de preuve concrète, continua-t-il à mitrailler calmement, je ne peux appliquer de sanction ; vous ne serez donc pas poursuivie pour cette accusation qui est, j’en suis certain, totalement fondée.

— Hah ?

Là, il me prenait par surprise. Moi qui venais de l’insulter et de le dénigrer intérieurement, il me répondait par une magnanimité claire et précise. Finalement, il faisait peut-être simplement son boulot.

Je me surpris à lui sourire gentiment, comme pour le remercier de ne pas faire n’importe quoi de ses pouvoirs surpuissants et omnipotents. Ceci dit, il n’en avait pas terminé avec moi, à mon très grand dam.

— Je ne peux que vous placer sous surveillance afin de vérifier l’intégrité de votre corps, de votre état et des effets qui vous affectent. Ainsi, si quoi que ce soit sort de l’ordinaire, lorsque nous lirons ces informations, nous le saurons sans faute. C’est une espèce de… programme… Oui, on peut voir ça comme ça dans votre monde, un programme annexe qui ne peut pas être pris à défaut, quel que soit le sort qui vous affecte.

Je m’apprêtais à rétorquer quelque chose, mais je me rendis compte que je devais faire bonne figure et montrer de la bonne volonté. Je ne pouvais pas refuser : d’une part parce que c’était inutile et d’autre part parce que j’aurais eu l’air plus suspecte que jamais.

Serrant les dents, je le regardai donc en silence, un silence de consentement et de résignation.

Il se leva et me posa la main sur le front avant de murmure quelques mots étranges. Une vive lumière sortit de sa paume et pénétra dans mon crâne.

— Maintenant, mademoiselle, m’expliqua-t-il, vous êtes sous l’effet d’un sort d’enregistrement. Ne cherchez pas à le pirater ou à le contourner, il a été spécifiquement prévu pour un cas extrême comme celui-ci – bien que je vous avoue que c’est la première fois que je l’utilise. Nous vous contacterons dans une semaine afin de vous le retirer et de pouvoir apprendre tout ce que nous avons à apprendre sur vous. Ainsi, si vous êtes innocente, vous n’aurez rien à craindre.

Une semaine ?! Je comprenais ce qu’il me disait, mais tout de même, une semaine ! Si je ne voulais pas être jugée coupable, j’allais devoir éviter toute utilisation de bug, toute relation avec qui que ce fût d’anormal, comme Friderik, Albion ou les géants – même Pythagore. Je ne devais pas utiliser ma classe de Paladin, et pouvais-je simplement penser ? Ah… Pour ça, c’était déjà trop tard.

C’était un truc de fou.

Je ne pouvais pas être d’accord… mais je n’avais pas le choix. J’allais devoir serrer les fesses et faire attention où je mettais les pieds à chaque seconde. Je ne pouvais même pas me suicider sept fois, ils auraient juste recommencé ensuite en me disant qu’ils n’avaient pas assez d’informations. Je ne pouvais pas non plus simplement rester chez moi toute une semaine : j’aurais eu l’air plus louche que jamais si je le faisais.

J’étais bien consciente que je n’avais rien piraté et que techniquement, je ne trichais pas puisque je me contentais d’utiliser les moyens mis à ma disposition par le système, même si ça se rapprochait plus de l’exploitation de bug que d’autre chose. Ceci dit, je ne savais pas ce que ce type pouvait en penser, et même si je n’avais jamais rien provoqué par moi-même, il était parfaitement capable de me juger coupable et de me bannir pour un siècle. C’était une sentence totalement, parfaitement non-envisageable.

J’allais réellement devoir faire contre mauvaise fortune bon cœur et faire attention à ce que j’allais faire et dire.

— Bon, lui répondis-je enfin pour prouver ma bonne foi, c’est une bonne occasion de prouver mon innocence.

— Ha ha, ricana-t-il sans se laisser décontenancer, je vous ai dit ce que j’en pense, mademoiselle. Vous n’êtes pas plus innocente que vous n’êtes un Paladin possédant un slime de compagnie. Ces faux souvenirs ne peuvent pas fonctionner face à un vétéran comme moi. Vous les avez fabriqués de toutes pièces pour que je ne puisse pas accéder aux vrais, qui racontent la façon dont vous avez triché. Après tout, les faits ne mentent pas : vous avez gagné 7 niveaux en une journée et ce n’est pas possible. Il faudrait pour ça que des explorateurs viennent se suicider à chaque minute du jour et de la nuit dans votre donjon. Imaginez donc ! Vous les prenez pour des idiots ? Même dans les calculs les plus fous que je peux envisager, jamais ils ne feront une chose pareille.

Il observait encore ma réaction d’un œil acéré, presque amusé. Il était sûr et certain d’avoir raison et d’avoir à ce moment précis tous les pouvoirs sur moi et ce que j’allais lui raconter dans une semaine.

Il me pensait coupable et ne se privait pas pour me le dire.

Mais dans ce cas, même si je passais toute une semaine droite et pure, n’allait-il pas simplement trouver encore un autre moyen de m’oppresser, sous prétexte de devoir encore chercher à comprendre des choses qu’ils pensaient impossibles ? Je le voyais déjà venir de loin : Gna gna gna mademoiselle je n’ai toujours pas compris votre montée en niveau si soudaine, il faut que j’enquête encore…

Non, ce n’était pas possible.

Je savais ce qu’il me restait à faire.

Il fallait que je me débrouille pour prouver, pendant cette semaine test, que j’étais capable de gagner autant de niveaux aussi rapidement et de façon classique. Mais comment ?!

Raka
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11 thoughts on “DMS : Chapitre 75

  1. Ce chapitre… Mon dieu… J’ai tellement ri ! J’ai adoré ! Le PNJ qui est dans le déni total ! Le système qui ne se fait même plus respecter ! Les explorateurs qui sont motivés pour se suicider !
    C’est fantastique ! Et maintenant, elle veut trouver une solution pour pouvoir justifier ce levelling up en série. Je suppose que ça va ouvrir de nouvelles perpestives. En tout cas, j’ai pitié pour le programme qui se fait « victimiser » sans arriver à comprendre comment… C’est dommage pour lui que le contrôleur ne remonte ses souvenirs que un jour en arrière. sinon tout serait plus clair !

  2. Merci pour le chapitre
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  3. Je ne comprends pas : elle est devenue exploratrice grâce à une création de pythagore. Donc beaucoup d’architectes ont dû lui demander des sorts pour tricher, puisque même devenir exploratrice ne lui est pas impossible.

    Le slime vient d’un sort de fusion donné PAR le système qui avait donc prévu qu’elle fusionnerait deux monstres et puisse faire du résultat son animal de compagnie.

    Quand aux suicides d’explorateurs qui connaît la nature humaine ? Peut-être que dans une ville un régime totalitaire a envoyé les opposants politiques dans le donjon le plus proche, ou qu’une religion apparaisse et exige de sacrifier régulièrement certaines personnes au dieu architecte. Étrange qu’en des milliers d’années dans des centaines de villes personne n’y ai pensé…

    Merci pour le chapitre ^^

    1. Ne te méprends pas.
      Le système donne des infos.
      Le pnj déduit des choses. 

      Il n’est pas le système.

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