MoL : chapitre 48
MoL : Chapitre 50

Chapitre 49 – Substitution.

 

Le voyage temporel était une chose difficile à prouver. C’était une chose que les mages savaient impossible, et en prouver le contraire revenait à posséder des compétences et des connaissances tout aussi impossibles. Malheureusement, cette combinaison seule n’était souvent pas suffisante pour convaincre qui que ce fût. Il existait une ribambelle de façons d’octroyer à quelqu’un des connaissances via la magie, et aucune d’entre elles ne requérait de remonter le temps. Quant aux compétences extravagantes, elles pouvaient tout bonnement montrer que vous n’étiez pas celui que vous prétendiez être. Zorian ne pouvait pas faire grand-chose que Xvim était incapable d’expliquer par un moyen tout à fait banal.

Pourtant… Alors que Zorian ne savait pas du tout si Xvim allait accepter son histoire ou non, il était confiant : les informations qu’il avait couchées sur la feuille de papier le feraient tout au moins hésiter et réfléchir. Les sessions temporelles variaient grandement selon la façon dont elles se développaient, mais certaines choses restaient invariablement identiques, ce qui signifiait que Zorian pouvait offrir à Xvim une multitude de petites prédictions à propos des jours à venir. Des choses qui allaient être imprimées dans les journaux, quelles boutiques allaient annoncer des promotions en prévision du festival et quels étudiants allaient quitter l’académie parce que leurs parents les en retireraient suite aux incursions de monstres. Il ne s’était pas encore écoulé une semaine depuis le début du mois, et les évènements n’avaient pas encore vraiment eu le temps de diverger intensément.

Individuellement, chacune des informations qu’il écrivait étaient faciles à expliquer. Mais prises dans leur ensemble ? Il aurait dû être le meilleur espion de la ville entière pour parvenir à viser juste et sans se tromper quant à chaque révélation faite. Et ça n’expliquerait toujours pas comment il pouvait avoir connaissance de certains évènements de la liste.

Liste qu’il tendit à Xvim, qui la parcourut rapidement du regard avant de l’empocher d’un hochement de tête silencieux. Il annonça à Zorian qu’il allait avoir besoin de vérifier ses prétentions pendant le week-end et qu’ils se reverraient le lundi.

Et ce fut tout. Une conclusion acceptable, toutes choses considérées. Zorian s’était à moitié attendu à entendre Xvim critiquer son écriture et lui dire de recommencer en écrivant proprement. Il lui souhaita une bonne journée et quitta les lieux.

Zorian était en train de se rendre chez Imaya, tentant nonchalamment d’imaginer un bon moyen d’aborder le sujet du puits à âmes avec Kael, quand il remarqua une fille aux cheveux verts lui faisant signe au loin. Surpris et distrait comme il l’était, il lui fallut plusieurs secondes pour réaliser à qui il avait affaire, et ce, bien que les cheveux verts fussent un chose sacrément rare et donc un énorme indice dès le départ. Il s’agissait de Kopriva Reid, une de ses camarades de classe.

Il lui renvoya un signe hésitant, se demandant ce qu’elle voulait. Il était de courtoisie commune de saluer un camarade de classe en le rencontrant en-dehors de l’académie, bien sûr, mais ce n’était pas la première fois que Zorian avait rencontré Kopriva de la sorte et elle n’avait jamais réagi ainsi. Elle lui adressait généralement un hochement de tête poli avant de continuer sa route, ou lui disait bonjour s’il le faisait le premier, et voilà tout. Elle n’avait jamais tenté d’attirer son attention de la sorte par le passé. C’était d’ailleurs logique, vraiment : elle et lui étaient deux étrangers, un peu comme tous les autres. Alors pourquoi…

Oh. Peu importait, il allait découvrir bien vite ce qui se cachait sous ce mystère. Elle traversait la rue pour en se dirigeant droit vers lui.

Zorian l’étudia tandis qu’elle approchait, tentant de deviner s’il se trouvait dans une situation délicate quelconque. Il ne sentait aucune forme d’hostilité ou d’appréhension émanant d’elle, alors sans doute pas, mais Kopriva l’avait toujours plus ou moins intimidé. Moins, depuis qu’il était coincé dans la boucle – avant, il tentait de l’éviter le plus possible – mais même dans cette situation, il préférait ne pas trop fricoter avec quelqu’un de la maison Reid. Il pouvait toujours se faire droguer, et c’était un peu leur spécialité.

Il n’était clairement pas le seul à la trouver intimidante, d’ailleurs. Elle était grande et bien formée – Zorian pouvait l’affirmer à ce moment précis, vu la façon dont elle s’approchait – mais très peu de personnes avaient tenté de la courtiser durant toutes ces années. Même Benisek avait toujours évité de la draguer, ce qui était… eh bien, impressionnant. Zorian était presque sûr qu’Akoja était la seule autre fille avec qui Benisek n’avait jamais rien tenté.

— Zorian, tu ne peux pas t’imaginer comme je suis heureuse de te voir ici, dit-elle une fois à sa hauteur, ce qui lui fit lever un sourcil. Tu vis avec Kael, n’est-ce pas ?

— Oui, confirma-t-il, curieux du quelconque rapport que ceci allait avoir avec cela.

— Bien. J’ai accepté de le rencontrer pour faire affaire avec lui aujourd’hui et il m’a donné une adresse pour que je puisse me rendre chez Imaya, mais… je pense avoir mal compris, parce que je ne trouve pas, dit-elle. Pourrais-tu m’indiquer le chemin à partir d’ici ?

— Je peux faire mieux. Je suis en train d’y rentrer, alors si ça te dit, tu peux simplement m’y accompagner.

— Parfait ! J’espérais que tu proposes, lui répondit-elle en souriant de toutes ses dents. Passe devant, dans ce cas. Et ne raconte à personne que je me suis perdue, ok ? C’était assez embarrassant, je ne sais pas comment j’ai fait pour me planter à ce point. Si Kael demande… nous avons juste… Nous nous sommes croisés sur le chemin. Ce qui est un peu vrai, d’ailleurs.

Zorian acquiesça en silence et ils prirent tous deux la direction de la maison d’Imaya. Il ne put s’empêcher de se demander de quoi il s’agissait, cela dit. Faire affaire ? Était-ce ce à quoi il pensait ?

Malheureusement, Kopriva remarqua son regard en coin et comprit tout de travers.

— Pourquoi tu me regardes comme ça ? demanda-t-elle sur la défensive. Ça ne te plait pas que je vienne chez toi, ou quoi ?

— Ce n’est pas ça, la rassura rapidement Zorian ; merde, elle était tatillonne ! C’est juste que quand Kael m’a dit qu’il allait trouver quelqu’un à qui acheter ces ingrédients rares, je ne m’attendais pas à ça. Je pensais rencontrer quelqu’un de plus… âgé.

Lorsque Kael avait annoncé à Zorian qu’il allait devoir mettre la main sur un certaine nombre d’ingrédients normalement introuvables pour continuer ses recherches, Zorian avait imaginé que le Morlock se rendrait dans une boutique peu fréquentable ou quelque chose comme ça, pas faire affaire avec l’une de ses camarades de classe. Mais encore, Zorian devait bien admettre que l’idée n’était pas stupide en soi : la Maison Reid, de laquelle Kopriva faisait partie, était spécialisée dans la culture et la récolte de plantes magiques que ses membres transformaient en ingrédients alchimiques. C’était un secret de polichinelle : ils étaient lourdement impliqués dans la vente de drogues et de produits alchimiques illégaux en général, et ils maintenaient des liens avec quelques organisations criminelles par ce biais. Il y avait eu une tentative de rabrouement par le public quelques années auparavant et qui avait fait grand bruit, quelques services criminels dirigés par des membres exilés de la famille avaient été percés à jour, et l’affaire avait finalement été abandonnée. La Maison Reid était responsable d’une partie des champs d’Eldemar, des serres et des forêts, des réserves naturelles, dont certaines que seule la Maison Reid savait comment atteindre, d’ailleurs. Aussi, le gouvernement n’était pas enclin à s’en faire des ennemis facilement.

Alors oui, il y avait une certaine logique derrière l’approche de Kael afin d’acquérir les ingrédients convoités, bien que Zorian fût malgré tout surpris que ç’eût fonctionné. Il se serait attendu à ce que Kopriva agisse comme une demoiselle outragée à l’insinuation qu’elle pût être engagée dans des activités criminelles, pressentant une arnaque quelconque. C’est ce qu’aurait fait Zorian à sa place, en tous les cas. Il allait devoir demander à Kael comment il avait réussi ce tour, plus tard, juste au cas où il y eût une sorte de méthode secrète dont il pourrait être mis au parfum – il prévoyait de faire grande utilisation des réseaux criminels lui-même dans un futur proche, après tout.

— Attends, tu es dans le coup ? s’étonna-t-elle.

— Ouais. On est en quelque sorte partenaires, dit Zorian.

— Huh, souffla-t-elle en le regardant étrangement. Je n’aurais jamais imaginé que tu t’impliquais dans ce genre de trucs. Tu sembles trop… strict pour ça, tu sais ? Mais bon, tu es un gars vachement entraîné, et mon grand-père m’a toujours dit qu’on ne devenait pas puissant en respectant la loi.

La sagesse de l’ancienne génération.

— Pour dire la vérité, je n’aurais jamais imaginé que tu puisses être, toi de même, impliquée là-dedans, rétorqua Zorian. Je veux dire, n’as-tu pas été ennuyée quand Kael est venu te voir pour ça ? Ça ne te gêne pas que tes camarades de classe décident automatiquement que tu prends part aux autres activités de ta famille simplement parce que tu portes leur nom ?

Elle renifla dédaigneusement.

— Tout le monde le pense, de toutes façons, dit-elle. Ils sont juste trop polis pour le dire tout haut. Au moins, la plupart du temps. D’ailleurs, j’ai moi aussi eu quelques préjugés à son propos, donc je ne peux pas m’en plaindre. Je n’aurais jamais accepté n’importe quelle offre, tu sais ? Si tu étais venu me le proposer, je t’aurais dit d’aller te faire foutre. Et potentiellement frappé, si tu avais insisté après ça. Mais puisque Kael est un Morlock, j’en ai déduit que son offre était sincère. Ils ont une réputation, tu sais…

Ah. Alors c’était pour ça que ça avait si facilement fonctionné.

Korpriva tenta alors de lui faire parler de la raison pour laquelle lui et Kael avaient tant besoin de ces ingrédients interdits et de la façon dont ils avaient pu obtenir suffisamment d’argent pour les payer. Zorian répondit bien sûr à la première question, racontant qu’il s’agissait de recherches médicales – totalement vrai, à moins que Kael ne le menât en bateau – mais refusa de donner des précisions quant à l’origine de leur fortune. Il sauta sur l’occasion pour lui demander si elle prévoyait de les dénoncer à quelqu’un, scannant ses pensées de surface pour s’assurer qu’elle ne mentit point. Elle nia – en toute honnêteté – et sembla bien plus amusée qu’insultée par la supposition. Elle n’était pas convaincue par l’explication médicale, cela dit, et Zorian ne jugea pas pertinent de la convaincre qu’il s’agissait de la seule chose vraie qu’il lui avait dite.

Après ça, la conversation passa d’un sujet à l’autre. Principalement l’académie, qui se trouvait être un sujet facile à aborder et totalement inoffensif, mais Kopriva s’insinuait parfois dans sa vie privée, dès qu’elle en voyait la chance. Finalement, l’échange s’avéra intéressant ; elle n’avait jamais vraiment été très bavarde et ouverte par le passé, même lorsqu’elle avait rejoint le groupe d’entraînement.

Ils finirent par atteindre leur destination, auquel point elle rencontra Imaya, qui n’avait jamais entendu parler du moindre début d’histoire concernant la Maison Reid – ou savait garder un sang-froid admirable en le prétendant – et avait l’air positivement enjouée de la visite de Kopriva. Elle insista, Zorian s’était montré malpoli en n’offrant rien à manger à son invitée avant de tenter de la traîner directement vers les affaires.

— Le repas avant le travail, le sermonna Imaya. C’est la règle.

Comme Kopriva semblait en réalité excitée à l’idée d’engloutir des cookies faits maison, Zorian joua le jeu. Il n’était pas si pressé, après tout.

Il n’aurait vraiment pas dû s’étonner au moment où elle demanda un verre de bière à Imaya, pas plus que lorsque cette dernière leur en servit un verre à tous les deux. Il transmuta furtivement le liquide en quelque chose de non-alcoolisé pendant qu’elles ne regardaient pas, mais cette transformation rendit le goût du breuvage encore pire qu’à son habitude… Il s’était tiré une balle dans le pied, comme un grand.

Au bout du compte, lorsque la vente fut effectivement conclue, ce qui était supposé être une courte visite pour affaires finit par prendre le plus clair de l’après-midi. Kopriva rencontra même Kirielle, avec qui elle s’entendit étonnement bien – il allait devoir parler à sa sœur, plus tard, de ce qui était acceptable de discuter près de la fille aux cheveux verts qui avait annoncé qu’elle reviendrait la semaine suivante pour livrer le matériel. Il ferait bien de parler à Imaya également, juste au cas où elle n’eût vraiment aucune idée d’à qui elle avait affaire.

Ultimement, Zorian ne s’inquiéta pas plus de tout ça. Le marché était arrangé par Kael, pour Kael, Zorian ayant uniquement et principalement le rôle de mécène. Aussi sentit-il qu’il était normal de laisser le Morlock s’en occuper tout en se concentrant sur autre chose de son côté.

Les dieux savaient qu’il avait déjà assez de choses à faire.

 

___

 

Ses plans pour le week-end consistèrent en deux jours pleins de chasse à l’Aranea, accompagnée par les fouilles mémorielles qui lui servaient d’entraînement avant de devoir ouvrir le paquet mémoriel de la matriarche. Malheureusement, le plan initial ne supporta pas la collision avec la réalité : sa première cible – Apex Brûlant, dans les environs de Cyoria – se trouva être un très mauvais choix.

Cette Toile était encline aux arts du combat, à la fois physique et magique, et ces Aranea passaient le plus clair de leur temps en compétition avec les Toiles voisines. La patrouille qu’il prit en embuscade lui sembla composée de cibles faciles qui s’avérèrent finalement être tout sauf ça. Travail d’équipe sans faille, attaques mentales spéciales qui semblaient légèrement passer outre ses défenses, terrain préparé à l’avance. Elles finirent par le faire reculer vers un piège explosif préexistant et firent s’écrouler un énorme rocher près de lui. Il parvint à s’en protéger mais termina malgré tout cette histoire avec un bras sévèrement blessé et une multitude d’égratignures et de coupures. Sans parler de cette migraine ravageuse issue des attaques qui avaient traversé son bouclier mental.

Il activa sa pierre de rappel et prit la fuite.

Les dégâts n’étaient finalement pas très sérieux, découvrit-il plus tard, mais allaient demander plusieurs jours avant d’être totalement guéris, même à l’aide des potions de soin de Kael. Comme s’embarquer dans une campagne d’attaques contre les Aranea tout en n’était pas dans le meilleur de sa forme lui semblait être une très mauvaise idée, ses plans allaient devoir attendre. Merde.

Au moins, Kael était heureux. Depuis qu’il avait découvert que Zorian était capable de se téléporter n’importe où dans le pays selon son bon vouloir, il tentait de convaincre Zorian de l’emmener dans les étendues sauvages du nord afin d’y récolter herbes, champignons et autres matériaux de recherche. Zorian s’était montré opposé à cette idée, considérant que c’était une immense perte de temps… mais puisque ses plans venaient de se faire déglinguer de toutes façons et qu’il n’avait rien de mieux à faire pour l’instant, il se dit qu’il pouvait tout aussi bien exaucer Kael, pour une fois.

Le dimanche vit donc Zorian et Kael errer dans la forêt. Il s’était attendu à ce que son rôle se limitât à téléporter le Morlock et le protéger de tout ce qui pourrait vouloir le tuer, mais Kael se sentait d’humeur bavarde et insista pour expliquer tout ce qu’il faisait. À chaque fois qu’ils trouvaient une des plantes que cherchait Kael, il lui racontait pourquoi elle pouvait être trouvée dans cet endroit en particulier, à quoi elle servait, et comment la récolter correctement. Tout ce qui pouvait être important et peu aisé à trouver dans les livres car les gens se montraient peu enclins à partager ce genre de connaissances. Il était facile de mettre en danger la population d’une espèce de plantes magiques si trop de monde se mettait à la récolter, il y avait cette règle tacite parmi les herboristes, qui leur demandait de garder leurs secrets bien au chaud pour ne les passer qu’à leurs apprentis. Et même alors, quelques plantes magiques s’étaient éteinte au cours des siècles à cause de l’exploitation incontrôlée, rendant la création des potions dont elles étaient à la base impossible à l’époque moderne.

Alors oui, c’était une bonne chose de savoir tout ça. Et pourtant…

— Je ne vois toujours pas pourquoi tu voulais tant faire ça, se plaignit Zorian en utilisant un couteau pour couper une espèce d’algue de rivière, obligée d’être récoltée en tranchant le bon endroit rapidement pour ne pas que ses propriétés alchimiques se perdissent – pas une chose facile avec une main blessée. Nous aurions pu simplement acheter tout ça dans une boutique et économiser du temps. Oui, je sais que ç’aurait coûté cher, mais je peux me le permettre. Facilement. L’argent est moins problématique que le temps, pour moi.

— J’ai peur que tu te trompes, dit Kael en secouant la tête, accroupi non loin de Zorian et observant un gros rocher comme s’il détenait les secrets de l’univers ; Zorian sentit le besoin soudain de lui demander ce qu’il y avait de si intéressant à voir mais décida finalement qu’il ne voulait pas le savoir. Les plantes que nous récoltons sont très difficilement trouvables en boutique. Elles ont tendance à être achetées très rapidement par des alchimistes influents et riches qui les achètent directement aux cueilleurs. La plupart du temps, elles n’atteignent jamais les rayons.

— Vraiment ? s’étonna Zorian. Étrange. On pourrait penser qu’elles seraient cultivées si la demande en est si grande. Tu sais, comme ce que la Maison Reid et d’autres puissances font déjà avec bon nombre de plantes.

— Toutes les plantes ne peuvent pas pousser en conditions contrôlées, lui annonça Kael. La plupart ne peuvent pas survivre hors de leur habitat naturel pour diverses raisons et cet environnement est soit impossible, soit trop onéreux à reproduire artificiellement. Les autres pousseront très bien, mais perdront l’essence qui les rend utiles si l’on ne prend pas soin d’elles ou qu’on ne les expose pas à des conditions très spécifiques. Certaines autres peuvent être transplantées dans des jardins et survivre, mais ne pousseront plus et ne se reproduiront pas. Ou encore pousseront si lentement que personne n’attendra réellement de les voir arriver à maturité.

— Ok, compris, dit Zorian en l’interrompant. Les plantes magiques sont impossibles à domestiquer. Je le savais déjà mais celles que nous récoltons ne m’ont pas l’air bien spéciales, tu sais ? Mais si dis le contraire, je te crois sur parole. Je ne suis pas un expert botanique.

— Moi non plus, mais je connais un peu le sujet. Ma mère adoptive a insisté sur le fait que je doive connaître tout ça si je voulais devenir un vrai alchimiste, dit Kael en se levant et en abandonnant le parterre de mousse qu’il observait encore une seconde plus tôt. Tu as fini avec ça ? Tu as besoin d’aide ?

— Voilà, lui répondit Zorian en lui tendant les algues. Je pense que je les ai toutes eues correctement mais tu devrais t’en assurer.

Kael jeta un œil au petit paquet d’algues dans les mains de Zorian en en jeta immédiatement trois du lot. Comment Kael pouvait reconnaître au premier regard les plantes que Zorian avaient ruinées sans le réaliser était un mystère.

— Je pense que nous en avons terminés ici, commenta Kael en pivotant, l’espace d’une seconde. Je ne pense pas que nous trouverons grand-chose d’autre sans beaucoup explorer. Tu penses pouvoir nous téléporter à la prochaine section de la forêt ?

— Bien sûr. Mes réserves de mana sont pleines depuis un moment.

— Allons-y, dans ce cas. Plus profondément dans les étendues sauvages, cette fois. Nous n’avons été attaqué par rien de vraiment dangereux depuis toute la journée et je veux voir si je peux trouver quelques lierres fantômes ou des fleurs de lune, demanda Kael en indiquant le nord-ouest.

Zorian acquiesça, imperturbable face au danger croissant. Il y avait bien là quelques créatures qui pouvait les tuer, plus loin dans la forêt, mais il devait être capable de les repérer à temps pour se téléporter en sécurité. Une minute plus tard, ils apparurent à leur nouvelle destination et Kael commença à fouilles les environs pour appréhender son environnement.

— La téléportation est si pratique, commenta le Morlock. Je suis impatient d’apprendre ça. Combien de temps penses-tu qu’il me faudrait pour y arriver ?

— Je ne sais pas. Un an ou deux ? spécula Zorian. Si tu travailles dur tes exercices de mise en forme du mana, bien sûr. Quelques mois à peine si tu travailles avec moi sur un régime d’entraînement spécifique comme je le fais avec Taiven.

— Ha. Je pourrais te prendre au mot, dans un avenir proche, répondit-il. Je te fais perdre beaucoup de temps, cela dit, et je ne veux pas me montrer cupide.

— Tu m’as été d’une immense aide au fil des boucles, le rassura Zorian. Tu as gagné ma considération, pour autant que mon avis soit demandé.

— Je vois, marmonna Kael spéculativement. Dans ce cas, j’aimerais t’embêter un peu plus à propos de ces disparitions autour de Knyazov Dveri. Plusieurs de ces personnes étaient mes amis et connaissances, et leur destin pèse lourdement sur mon esprit. Je sais que tu as été occupé ces quelques derniers mois, mais pourrais-tu peut-être enquêter un peu, quand tu en trouveras le temps ?

Eh bien. Il n’avait pas prévu d’avoir cette conversation pendant leur sortie sylvestre, mais il jugea que c’était un moment aussi bon qu’un autre pour parler à Kael du piège à âmes de Sudomir.

— En fait, à ce propos…

 

___

 

Zorian s’était totalement attendu à ce que Kael pétât un plomb en apprenant ce que Sudomir faisait dans sa maison isolée, et il ne fut pas déçu à ce regard. Et même, Zorian avait grandement sous-estimé la fureur de laquelle le Morlock allait bouillir à la fin de l’histoire. Kael, dans une démonstration plutôt téméraire de stupidité, voulut aller immédiatement visiter la Maison Iasku afin de pouvoir inspecter le piège à âmes. Il fallut à Zorian presque une heure pour le convaincre que c’était une idée spectaculairement mauvaise – Zorian était toujours blessé, Kael n’avait pas les idées claires et aucun d’eux n’était prêt à se lancer dans une telle expédition.

— Tu réalises ce que ça signifie, n’est-ce pas ? lui demanda Kael, question apparemment rhétorique si l’on s’en fiait à sa réponse immédiate. À chaque fois que tu es mort durant l’invasion, il y a fort à parier que ton âme a été aspirée avec toutes les autres.

— Ouais, et ? demanda Zorian. Le mécanisme de la boucle temporelle se fiche clairement de ça. Il pioche simplement mon âme dans le pilier et la renvoie comme prévu.

Bien que maintenant que Zorian y songeait, ceci pût bien être un indice quant au fonctionnement réel de la boucle. Peut-être le mécanisme était-il si puissant qu’il était capable d’extraire son âme d’une prison géante probablement entourée d’un million de protections contre quiconque voulût faire la même chose… mais il se pouvait également que la façon dont la boucle fonctionnait se contentait de contourner le problème. Si la boucle détruisait vraiment tout à chaque fois qu’elle repartait dans le passé, alors l’endroit où son âme se trouvait n’avait aucune espèce d’importance, au final.

— Oui, et le processus de récupération est apparemment suffisamment bénin pour que ton âme n’ait pas souffert de traumatisme majeur après y avoir été exposée plusieurs fois, continua Kael. C’est bon à savoir, au moins, et ça apaise certaines de mes craintes. Mais Zorian, je… Je ne suis honnêtement pas sûr de pouvoir t’aider avec ça. Quand on y pense, je ne suis qu’un amateur en magie de l’âme, et Sudomir est un expert sur le même terrain. Il a également plongé dans des domaines de la magie de l’âme dans lesquels je n’oserai jamais mettre un pied, alors même si j’étais un expert, je ne serais toujours pas d’une très grande aide. Je vais voir ce que je peux trouver pendant les quelques prochains jours, mais il est probable que tu doives trouver quelqu’un d’autre pour t’aider face à Sudomir.

— Et je suppose que tu n’as aucune recommandation ? tenta Zorian.

— Je t’ai déjà donné une liste de personnes compétentes en magie de l’âme, et, eh bien, Sudomir les a déjà presque tous eues, fit Kael en secouant tristement la tête. Désolé. Peut-être ce prêtre avec qui Lukav est ami ?  Il possède clairement une expertise considérable dans le domaine et il a l’air fiable. En fait, le clergé en général pourrait être une bonne idée. Ils courent régulièrement après des gens comme Sudomir, et possèdent à la fois les qualifications et l’expérience nécessaire pour une telle chasse. Je suis presque sûr qu’ils ne vont pas simplement rejeter tes accusations d’un revers de la main. Ils prennent les rapports sur la nécromancie très au sérieux, et tes accusations pourraient être faciles à prouver – téléporte simplement quelqu’un dans les environs du manoir et laisse-les voir les preuves par eux-mêmes.

— C’est une idée intéressante. Je pourrais vraiment tenter ça le mois prochain, si tu te trouves vraiment incapable de m’aider, dit Zorian. Bien que je m’inquiète à l’idée de laisser cette histoire escalader en quelque chose d’énorme, capable d’attirer l’attention de Robe Rouge. Sudomir est connecté de très près à l’invasion et je ne pense pas que les Ibasiens resteraient cachés très longtemps si la Maison Iasku se faisait prendre d’assaut.

— Honnêtement, ça pourrait être une bonne chose, spécula Kael. Robe Rouge pense que tu fais partie d’une armée de voyageurs temporels qui cherchent à le retrouver, n’est-ce pas ? Dans ce cas, il pourrait être suspect que tu ne fasses pas régulièrement un truc de cette envergure.

— Eh bien, peut-être, hésita Zorian. Mais c’est toujours un énorme indice pour lui, ça lui raconte où chercher pour en découvrir plus sur cette opposition. Je sens que c’est trop dangereux de m’exposer ainsi au danger.

Après un moment, ils arrivèrent à court d’idées à échanger et finirent par laisser un silence inconfortable tomber entre eux. L’incapacité de Kael à aider Zorian contre Sudomir le rongeait clairement, empirant graduellement son humeur. Zorian ne savait pas quoi lui dire pour le remotiver, et il doutait que Kael voulût être remotivé. Au bout d’un certain temps, Kael décida que l’expédition avait assez duré et demanda à Zorian de le téléporter à la maison.

La sortie en forêt était terminée.

 

___

 

Lundi arriva, et avec lui son rendez-vous avec Xvim. Le mentor de Zorian ne lui avait pas dit exactement à quelle heure celui-ci devait se présenter, alors Zorian décida-t-il d’aller le voir une fois les cours terminés, lorsqu’il n’aurait plus aucune obligation. Xvim, apparemment, avait d’autres idées. Il finit par créer une commotion évidente en surgissant dans le premier cours du jour pour y trouver Zorian et l’emmener, visiblement trop impatient de s’entretenir avec lui. Zorian ne savait pas s’il devait considérer ça comme une bonne ou une mauvaise chose, et Xvim refusa de lui dire le moindre mot avant d’être au chaud et en sécurité dans son bureau.

— Alors, demanda Zorian. Quel est votre verdict final ?

Au lieu de répondre, Xvim attrapa un orbe en pierre de la taille d’une main et la tendit à Zorian.

— Concentre un peu de mana dans cet orbe, lui intima Xvim.

Au moment où Zorian obéit, la sphère de pierre s’illumina d’un léger jaune. C’était une sensation familière pour Zorian : il s’agissait de ces orbes d’entraînement qui leur avaient été donnés durant leur première année à l’académie – ceux-là mêmes qui aidaient les étudiants à apprendre comment maîtriser leur mana de façon fiable afin de l’envoyer dans un objet. Quel était l’intérêt de lui faire faire ça à nouveau ?

Attends…

— Vous testez ma signature de mana ? demanda Zorian.

— Oui, confirma Xvim sans sourciller. Chaque mana est unique. Tu peux le changer en autre chose, le cacher, mais pas le transformer en celui d’une autre personne, pour autant que mes connaissances me le laissent croire. Et je possède beaucoup de connaissances. Le mieux qui tu puisses faire, c’est forcer l’orbe à renvoyer un faux positif, mais je suis parfaitement capable de repérer ce genre de fraude. On dirait que tu es bien celui que tu prétends être, Zorian Kazinski. Je m’y attendais, mais il aurait été maladroit de ne pas vérifier.

— D’abord, c’était un verrouillage dans ma signature de mana, et maintenant ça ? Comment l’académie a-t-elle fait pour obtenir ma signature ? Je ne me souviens pas la lui avoir donnée, commenta Zorian en rendant l’objet à son mentor.

— À chaque fois que tu as utilisé l’un de ces orbes en première année, répondit Xvim en agitant la pierre devant le visage de Zorian. Tu as effectivement donné ta signature à l’académie. Il ne s’agissait alors plus que de verrouiller l’orbe pour une utilisation future.

— Et c’est légal ? grimaça Zorian.

— Exigé par la loi, même, acquiesça Xvim. Le gouvernement aime posséder chaque signature de mana pour des enquêtes. Ça simplifie grandement tout ce qui concerne les usurpations d’identités, commune parmi certains mages illusionnistes.

— C’est vrai, soupira Zorian. Et maintenant que nous avons bien confirmé que je suis moi…

— Oui, le problème de la boucle temporelle, continua Xvim en rangeant l’orbe dans un tiroir. Je suppose que tu es conscient de l’opinion prévalant quant au voyage temporel ?

— Impossible, acquiesça Zorian. Je sais. Mais ce n’est qu’une théorie –

— Et un nombre impressionnant d’expériences ratées, l’interrompit son mentor.

— – et mes expériences personnelles démontrent le contraire, continua Zorian en ignorant la remarque de Xvim. Quelle que soit l’opinion prévalant, je peux clairement voir que le voyage temporel est possible. La seule question intéressante, c’est vous ai-je convaincu ou non ?

— Tu m’as convaincu qu’il y a quelque chose derrière ton histoire, au moins. Mais je crains avoir besoin de l’être encore plus avant d’accepter l’idée que tu fais partie d’une boucle temporelle. Penses-tu pouvoir clarifier certaines choses pour moi ?

La prochaine heure et demi consista en un interrogatoire de la part de Xvim à propos des règles qui gouvernaient la boucle temporelle et les évènements l’entourant. C’était suffisamment détaillé pour que Xvim réalisât que Zorian lui cachait des choses, mais il n’y fit jamais allusion. Il n’écrivit rien non plus, pas une seule fois, se contentant d’observer Zorian en écoutant ses explications en silence. C’était honnêtement un peu énervant.

— Le monde matériel a été coupé des royaumes spirituels ? demanda Xvim en levant un sourcil. Et tu n’as pas jugé que cela méritait une place dans la liste de choses que tu m’as remise vendredi soir ?

— Eh bien, qu’est-ce que ça prouverait ? se défendit Zorian. Rien à propos du voyage dans le temps à proprement parler.

— Non, mais ça aide à lisser un des problèmes majeurs, une chose qui me dérange à propos de ce scénario, répondit l’homme en ne détournant pas le regard. Précisément, l’échelle incroyable de l’évènement que tu décris. Tu as présenté la boucle temporelle comme un phénomène cosmique – ça ne renvoie pas uniquement ton âme dans le passé, ça remonte littéralement le temps pour toute création sauf toi et quelques autres élus. C’est une prétention impossible. L’univers est énorme et la magie telle que nous la comprenons possède des limitations bien tranchées. Mais si la boucle a dû couper le lien entre notre plan et les autres afin de fonctionner, ça veut dire qu’elle est en quelque sorte limitée dans son utilisation, et que ça rend le tout bien plus crédible à mes oreilles. As-tu parlé à un astronome afin de voir s’il existe des irrégularités parmi les étoiles et les orbites planétaires ?

— Non, admit Zorian en fronçant les sourcils. Pourquoi devrait-il y avoir des irrégularités ?

— Parce que tout créateur de sort responsable tente toujours de minimiser le coût des sorts, peu importe la quantité de mana à disposition. Si j’étais en charge de créer un sort capable de faire ce que tu décris, je ne me serais pas embêté à en étendre les effets jusqu’au-delà du nécessaire. Pourquoi utiliser des ressources inutilement ? Personne n’a jamais posé le pied sur une autre planète, entre moins voyagé parmi les étoiles. Je remplacerais simplement le ciel par un écran illusoire et j’en aurais terminé avec ça. La plupart des gens ne verraient jamais la différence.

— Mais les astronomes, oui, comprit Zorian.

— Oui. Spécialement si le sort provient de l’époque du premier empereur ikosien, comme tu sembles l’envisager. Ils ne possédaient alors pas de télescopes, et même les astronomes professionnels de cette époque comptaient sur leurs yeux pour noter les changements du firmament. Une illusion assez correcte pour les tromper ne pourrait peut-être plus faire de même aujourd’hui.

— Je suppose que ça vaut le coup d’essayer, dit Zorian sans trop y croire. Bien que je sois plutôt sceptique quant au fait que ça mène où que ce soit. Je suis presque sûr qu’on ne peut pas simplement isoler notre planète du reste des corps célestes sans détruire l’équilibre cosmique et tous nous tuer au passage.

— Il doit y avoir une limite quelque part, insista Xvim. Je vais parler aux quelques astronomes que je connais et je verrai ce qu’ils me disent. Pendant ce temps, note-toi quelque part d’inclure la référence aux plans spirituels la prochaine fois que tu cherches à me convaincre que la boucle est réelle. Ça devrait faire des merveilles pour ta crédibilité. Et puis, signe ta liste avec ça.

Xvim sortit un papier de sa poche et le lui tendit. Dessus était écrit, de façon nette et soignée, une série de nombres et de chiffres. Le tout était totalement aléatoire et ne possédait aucun sens pour Zorian.

— Un message codé ? supposa-t-il tout haut.

— Quelque chose comme ça. J’ai prévu de nombreux cas et situations au cours des années, y compris certains qui verraient mes souvenirs édités contre ma volonté, qui me forceraient à devoir envoyer un message à mon moi futur, expliqua Xvim, à la grande surprise de Zorian ; c’était… paranoïaque, mais une excellente idée – il ferait bien de créer sa propre version de ce truc. Il va falloir que tu mémorises ça à la perfection. Si un seul nombre ou une lettre sont mal placés, le tout sera inutile.

Zorian prit plusieurs secondes pour retenir la suite de lettres et de chiffres et créa immédiatement un paquet mémoriel autour de ce souvenir, le gravant de façon permanente pour un souvenir sans faille à l’avenir.

— Fait, dit-il en lui rendant le papier. Et maintenant ?

En se basant sur les diverses aventures qu’il avait lues dans les livres au cours des années, il s’était attendu à que Xvim attrape rapidement le bout de papier pour le brûler aussitôt, ne laissant aucune trace de son passage et l’empêchant d’arriver entre de mauvaise mains. Mais non, il le rangea simplement dans sa poche et regarda Zorian d’un air étonné. Décevant.

— Ça, c’est quelque chose que je devrais te demander, dit-il. J’étais inquiet que tu puisses être un imposteur et que tu avais pu éditer mes souvenirs. Peu importe que tu sois ou non un voyageur temporel, tu as effectivement apaisé ces peurs. En vérité, je n’ai aucun droit de te demander quoi que ce soit de plus. Alors… En effet, et maintenant ?

— Eh bien, vous êtes techniquement mon mentor et vous êtes supposé me conseiller sur la façon dont je dois développer mes talents, tenta Zorian, espérant que Xvim ferait son boulot correctement pour une fois et curieux de ce à quoi ressemblait l’enseignement de son mentor une fois passée la période gros enfoiré.

— Malheureusement, ce n’est probablement pas le meilleur moment pour ça. Je vais devoir tester tes compétences de manière approfondie pour juger de la meilleure façon dont je peux t’aider, et je t’ai déjà assez retenu, tu as des cours à suivre, dit Xvim. J’aurai quelque chose de prêt pour notre session de vendredi.

— Pas une autre série d’exercices de mise en forme, j’espère ? ne put s’empêcher de rétorquer Zorian.

— Non, répondit Xvim en souriant légèrement à la question. Tandis que je prévois effectivement corriger toute déficience dans ta base magique et élever tes compétences de façonnage du mana à un niveau acceptable, je pense en réalité à faire avancer tes études dimensionnelles aussi loin que possible. C’est, après tout, le champ magique qui traite des choses comme la manipulation du temps, ce qui le rend étonnamment pertinent dans ta situation. C’est un champ compliqué et très demandeur, mais si tu as pu endurer plusieurs années de mes tests et continuer à venir me voir, tu possèdes sans aucun doute possible la patience nécessaire pour y parvenir.

Huh. Mais c’est que ça avait l’air sympathique. La première partie semblait un peu sinistre, mais il garderait son jugement jusqu’à avoir vu de quoi il était réellement question. Il ne détestait pas l’idée de se voir enseigner d’autres exercices auxquels il n’aurait pas pensé, tant que Xvim n’utiliserait pas la même méthode frustrante qu’il avait employée depuis qu’il le connaissait, mais expliquait plutôt à Zorian comment s’y prendre réellement pour progresser.

Dans tous les cas, le rendez-vous touchait à sa fin, aussi Zorian lui souhaita-t-il bon vent et s’en alla.

C’était probablement la première fois qu’il sortait de ce bureau dans un meilleur état d’esprit que lorsqu’il y était entré.

 

___

 

Pendant les jours qui suivirent, les contrecoups de la campagne ratée de Zorian contre l’Apex Brûlant s’estompèrent, le laissant tel un homme neuf et guéri. Kael était toujours plongé dans ses livres sur la nécromancie et jouait avec une espèce d’objet magique qu’il était en train de confectionner, refusant de parler de Sudomir avec Zorian. Il prétendait qu’il poursuivait un but précis pour l’instant et qu’il discuterait de tout ça quand il serait prêt. Zorian sentait que Kael était un peu ennuyé d’avoir appris qu’il ne souhaitait pas s’occuper plus rapidement du puits d’âmes que ça, mais qu’aurait-il honnêtement pu faire de mieux ? Peut-être que Kael n’appréciait pas que Zorian eût attendu si longtemps pour lui révéler l’information ? D’un autre côté, Taiven avait bien mieux réagi quand il lui avait parlé de la boucle temporelle, cette fois. Elle s’était montrée bien plus réceptive à l’idée que lorsqu’il avait attendu qu’elle fasse une crise de nerfs.

L’un dans l’autre, la période de convalescence fut un peu longue à supporter et Zorian finit par se trouver à la recherche de quelque chose avec quoi passer le temps. Juste pour s’amuser, il recréa les dessins de Kirielle stockés dans son esprit et les lui montra. Elle fronça énormément les sourcils en les inspectant, spécialement ceux représentant l’intérieur de la maison d’Imaya et ses habitants, mais elle ne sembla pas encline à s’en approprier la création. Au lieu de ça, elle critiqua la technique de quiconque les avait dessinés et lui suggéra de s’améliorer, ce qui l’amusa beaucoup. Elle lui demanda ensuite où il les avait eus, et lui fit la tête quand il déclara qu’il les avait conjurés ainsi, terminés et parfaits, depuis son esprit. Ça aussi, c’était très amusant.

Une chose en entraînant une autre, tout ça finit par déboucher sur une leçon de dessin improvisée de la part de Kirielle, et Zorian était assez las pour l’accepter. Selon elle, il était en réalité plutôt décent en matière de dessin, ce qui le surprit. Elle prétendit même qu’il pourrait devenir aussi bon qu’elle l’était s’il prenait le temps de travailler un peu. Considérant à quel point il avait les pieds embourbés dans tout et n’importe quoi à l’heure actuelle, il doutait trouver le temps pour une passion si inutile. Mais bon, peut-être pouvait-il en faire un vrai passe-temps…

Ce fut pendant une de ces longues journées que Zorian se rendit à l’académie à la recherche d’un livre parlant de la politique intérieure d’Eldemar. En partie parce qu’il ne pouvait se débarrasser du sentiment que Sudomir n’avait pas fait ce commentaire sur la politique totalement au hasard, et en partie parce que ses récentes interrogations concernant la Maison Reid l’avaient fait réaliser à quel point ses connaissances à propos du pouvoir d’Eldemar étaient rudimentaires. Il doutait réellement trouver une réponse sur ce que trafiquait Sudomir, mais il ne lui ferait probablement pas de mal de s’instruire un peu sur le sujet.

En théorie, la situation interne d’Eldemar était plutôt simpliste. Monarchie officielle dont la couronne était surveillée par le Conseil des Anciens – un rassemblement de nobles ostensiblement supposés conseiller le monarque et l’aider à gouverner efficacement le pays. Les sièges étaient héréditaires, chacun tenu par une Maison Noble différente. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’elles étaient dites Nobles, elles possédaient une place au Conseil des Anciens et étaient de fait impliquées dans la gouvernance directe du pays. Un Maison régulière, tout en profitant malgré tout d’un bon nombre de privilèges et d’une certaine autonomie, n’avaient rien à dire quant à la façon dont le pays était dirigé.

Bien sûr, la réalité était bien plus tordue. La couronne et le Conseil des Anciens s’affrontaient sans arrêt, les Maison dépassant leur autorité sur une base régulière si elles pouvaient s’en sortir sans risques, les organisations comme la Guilde des Mages et le Triumvirat Sacré possédaient une influence considérable et des acteurs indépendants jouaient sur plusieurs fronts à tout bout de champ pour leur propre bénéfice. Et c’était sans même entrer dans les détails des entités semi-autonomes comme les tribus de métamorphes ou le Port Libre de Luja.

De base, le problème était compliqué, et l’initiative de Zorian ne donna pas un résultat exceptionnellement pertinent. Il était sur le point d’abandonner pour rentrer chez lui lorsqu’il tomba nez à nez avec Tinami. Ou plutôt, elle tomba sur lui – il ne bougeait pas, le dos tourné vers elle, et la seule raison qui lui avait permis de la reconnaître était son esprit, auquel il avait été suffisamment exposé pour ça lors des précédentes boucles. Il s’était montré satisfait de l’ignorer au début, prétendant ne pas savoir qu’elle se trouvait là… mais comme elle s’était montrée suffisamment curieuse pour lire par-dessus son épaule pour voir sur quoi il se penchait, il avait décidé de la saluer.

— Salut, Tinami, dit-il, sans même prendre la peine de se retourner, ce qui la fit immédiatement sursauter.

Hah. Effet escompté et obtenu. Prenant soin d’effacer ce léger sourire de son visage, Zorian se tourna pour lui faire face. Il était poli de regarder la personne à qui l’on parlait, après tout.

— Puis-je faire quelque chose pour toi ? demanda-t-il.

— N… Non, désolée, balbutia-t-elle, titubant l’espace d’une seconde mais reprenant vite ses esprits. J’étais simplement curieuse. Et je suis obligé de demander, Zorian. L’éclat des éclats ? Vraiment ? C’est plutôt…

Elle s’arrêta un moment, cherchant clairement un terme poli à utiliser.

— Pourquoi lis-tu une merde pareille ? Finit-elle par demander en secouant légèrement la tête, comme par abandon.

Zorian regarda le livre dans ses mains. Il n’avait rien remarqué de spécial quand à ce bouquin jusqu’alors, bien qu’il ne l’aurait pas jugé bon non plus. Franchement, la seule raison pour laquelle il lisait nonchalamment cet ouvrage-là, c’était parce qu’un autre livre qu’il avait lu le citait parmi ses sources à plusieurs reprises.

— Je tente de trouver la réponse à une question politique, mais je ne sais pas grand-chose de ce monde-là, répondit honnêtement Zorian. Alors je me contente principalement de lire des trucs au hasard, de feuilleter les pages de tout livre qui attire mon attention.

Il replaça L’éclat des Éclats dans son rayon. Il fallait avouer que ce livre était vraiment chiant comme la pluie un jour de pluie.

— Quel genre de sujet cherches-tu ? lui demanda Tinami.

— J’essaye de trouver une raison politique pour laquelle quelqu’un voudrait voir Cyoria démolie et rasée, lui dit Zorian franchement. Hypothétiquement, bien entendu.

— Parlons-nous de forces externes ou internes ? s’intéressa Tinami, complètement à l’aise avec la question.

— Internes, je suppose, clarifia Zorian. Je suis presque sûr que le nombre d’ennemis externes qui voudraient voir ça arriver est sans fin.

— Pas vraiment, non. Cyoria alimente en produits essentiels le continent entier. Je pense que seulement Sulamnon et une poignée d’autres seraient heureux de la voir classée histoire ancienne.

— Et Ulquaan Ibasa ? demanda Zorian sur un ton curieux.

— Eux ? grimaça Tinami. Qui se fout de ce qu’ils veulent ? Ils ne peuvent rien nous faire, si ce n’est attaquer nos navires, à l’occasion. Et tant qu’Eldemar contrôlera Fort Oroklo, même ça, c’est juste un souci mineur.

Zorian murmura tout bas d’un air détaché. Il ne pouvait pas en vouloir à Tinami pour cette logique, parce qu’il aurait sans doute dit exactement la même chose avant de vivre la fin du mois et de découvrir qui était derrière tout ça.

— C’est juste, dit-il. Alors ce que je comprends, c’est que tu t’y connais un peu en politique, ouais ?

— Je suis l’héritière d’une Maison Noble, fit Tinami en haussant les épaules. On me demande de connaître ces choses. Alors oui, je suppose que je m’y connais un peu, en effet.

— Excellent. Alors, penses-tu pouvoir me recommander un ouvrage à propos de la politique interne d’Eldemar qui n’est pas… de la merde ?

Il s’attendait à ce qu’elle dit non ou qu’elle lui donnât un ou deux titres à consulter. Ce à quoi il ne s’attendait pas, c’était la façon dont elle décida de le traîner à travers la bibliothèque pendant plus de quinze minutes à la recherche d’un livre remplissant les critères exacts. Le temps qu’elle eût fini de lui suggérer des choses, il avait déjà trois livres dans les bras, l’un d’eux si énorme et effrayant qu’il faisait déjà somnoler Zorian rien qu’à sa simple vue. Il commençait à penser qu’il avait juste fait le début d’une toute petite erreur en lui demandant son aide.

— Désolée, je me suis laissée emporter, s’excusa sincèrement Tinami.

— C’est bon, soupira Zorian. Bien que je me doive d’être honnête avec toi – je doute lire tout ça.

Il secoua la pile de livres pour donner de l’emphase à sa déclaration.

— Si tu dois en choisir un des trois, lis Temps des Tribulations, lui dit Tinami.

Oh, grands dieux, ce n’était pas le gros.

— Il s’agit du plus important. Les Guerres de Fractionnement et le Nettoyage ont totalement réarrangé le paysage politique dans tout Altazia, mais spécialement en Eldemar. Sans comprendre quels ont été les contrecoups de tout ça et la façon dont les pays ont réagi, tu ne comprendras jamais vraiment la politique d’Eldemar.

— Je vois, souffla calmement Zorian.

En réalité, ça avait du sens – Les Guerres de Fractionnement avaient essentiellement créé Eldemar dans sa forme actuelle, et le Nettoyage en était originaire. Personne, à cette époque, n’avait réalité à quel point ce fléau était dangereux, lors des premiers temps de sa propagation, et il avait eu un effet significatif sur le pays. Il aurait été surprenant que ces deux évènements n’eurent pas laissé leur marque indélébile.

— Je suppose que ça a quelque chose à voir avec le nombre de morts que ça a causé au sein des mages ?

— En quelque sorte, répondit Tinami. Ça a à voir avec leur remplacement. Avant les Guerres de Fractionnement, les Maisons Nobles possédaient beaucoup plus de mages, et ces mages avaient presque tous des parents mages également. Les premières générations comme toi étaient… Eh bien, ce n’était pas exactement rare, mais bien moins communs qu’aujourd’hui. Après les Guerres et le fléau, cela dit, nombre de ces Maisons et familles firent banqueroute ou disparurent, incapables de gérer le chaos de leur temps ou la perte de membres importants. La dernière chose qu’Eldemar désirait, c’était de revoir leurs opérations à la baisse à cause d’un manque de main de mages, alors quelqu’un devait remplacer les disparus. Il en résultat une myriade de mages de première génération.

— Et ? demanda Zorian. Je suppose que je suis un peu de parti pris, étant moi-même un mage de première génération… mais en quoi est-ce un problème ?

— Pas réellement un problème en soi, non, dit Tinami prudemment. Mais ça a définitivement modifié la structure politique du pays. Les mages de première génération étaient éduqués et supportés par la Guilde des Mages, donc par extension par la couronne d’Eldemar. Lorsque les Maison et les autres groupes autonomes ont eu des frictions avec la monarchie, ces mages se sont tous placés du côté le plus logique. L’afflux de mages aida Eldemar à se relever rapidement suite aux Guerres et au Nettoyage, mais il fortifia également le pouvoir du monarque et offrit à la Guilde des Mages plus d’importance qu’elle en avait jamais possédée. Ça, ça fait peur à un bon nombre de factions.

— Intéressant, murmura Zorian. Et en quoi cela se rapporte-t-il à Cyoria et au gens qui voudraient la voir mise à sac ?

— Eh bien, Cyoria est absolument critique pour les mages de première génération qui souhaitent réussir, expliqua Tinami. La plupart des autres puits de mana ont des limites strictes en rapport au mana produit, et sont donc régulées et règlementées. Tout le monde ne peut pas faire ce qu’il veut. Ces puits sont en général contrôlés par un groupe bien établi ou même une Maison locale, et les propriétaires ne sont pas très amicaux envers les nouveaux-venus à moins d’en faire des sous-fifres. Le Trou, d’un autre côté, crache des quantités totalement absurdes de mana à chaque seconde. Bien plus qu’on pourrait utiliser en toute une vie. Il n’existe pas de manque de mana ambiant, à Cyoria, alors personne ne s’occupe du nombre de forges de mana, de centres de recherche et d’autres trucs magiques bâtis dans la ville. Peu surprenant, mais la ville est noyée sous les mages de première génération, ce qui en fait un bastion loyaliste majeur. Cyoria est si importante pour la couronne au niveau politique que certains l’appellent même la seconde capitale du pays. Quiconque entretenant une rancœur envers la couronne ou la Guilde des Mages pourrait vouloir la voir disparaître. Bien que je suspecte plutôt que quiconque exprimant un tel désir ne soit simplement mélodramatique.  Notre situation politique externe est déjà suffisamment dangereuse pour que personne ne veuille réellement affaiblit le pays ainsi, et Cyoria est à la fois un centre démographique majeur et une puissance magique principale.

— Alors, ce que je comprends de ton explication, c’est que des gens qui voudraient vouloir voir Cyoria rasée viendraient probablement de certaines Maisons qui n’aiment pas voir leur importance historique érodée, dit Zorian.

Malheureusement, ça n’expliquait pas la remarque de Sudomir, pour autant qu’il pouvait le comprendre – il n’avait aucune idée des antécédents familiaux de Sudomir, s’il était un mage de première génération ou non, mais il ne faisait clairement pas partie d’une Maison.

— Mais le truc… c’est qu’il y a beaucoup de Maisons, même des Maisons Nobles, dont les quartiers généraux sont stationnés ici, à Cyoria. La tienne, par exemple, ou la Maison Noveda.

— Toutes les Maisons n’apprécient pas les autres, fit Tinami en haussant les épaules. Il y en a beaucoup qui feraient spontanément la fête si la Maison Aope disparaissait soudainement.

Ouch.

— Mais c’est drôle que tu mentionnes les Noveda. Tu sais ce qui leur est arrivé, n’est-ce pas ?

— Ils sont tous morts, sauf Zach, répondit immédiatement Zorian.

— Oui, et alors la couronne a placé Tesen Zveri à la tête temporaire de la Maison, en tant que tuteur de Zach. Et il a vendu pratiquement tout ce que possédait les Noveda à ses amis et associés pour une misère d’argent de poche tout en se payant lui-même une fortune en salaire de tuteur. Peu de gens le diront ouvertement, mais il a littéralement pillé la Maison Noveda de tout ce qu’il y avait à piller. Et ils étaient très, très riches. Si Zach n’était pas un tel idiot, j’imaginerais qu’il serait extrêmement amer et qu’il en voudrait aux autorités de la ville, complices de la chose. Je pourrais totalement m’imaginer souhaiter voir Cyoria brûler jusqu’aux cendres, si j’étais à sa place. Au moins, au niveau émotionnel.

Huh.

— Tu sais, dit Zorian. Je pense que je veux en entendre un peu plus à propos de cette histoire…

Raka
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