MoL : chapitre 49
MoL : Chapitre 51

Chapitre 50 – Confinement

 

L’idée que Tesen Zveri avait volé des choses à Zach n’étonnait pas Zorian. D’une part, il savait depuis un moment que les deux individus ne s’entendaient pas vraiment, Zach le démolissant au début de certains mois sans raison apparente. D’une autre part, Zach avait explicitement dit à Zorian qu’il n’approuvait pas la façon dont son tuteur gérait ses propriétés. Il ne fallait pas être un génie pour se rendre compte qu’il y avait là plus qu’une simple différence d’opinion. Le vol était l’une des hypothèses que Zorian avaient envisagées, mais il ne pouvait toujours pas comprendre pourquoi Tesen risquerait sa réputation pour ce qui représentait à peine plus que de la menue monnaie pour quelqu’un de sa stature.

Il s’avéra que Zorian avait l’esprit trop étroit. Tesen ne siphonnait pas de l’argent des comptes Noveda çà et là – il en avait carrément après tout ce qu’ils possédaient. Étonnamment gonflé. Quel genre de forces se cachait derrière Tesen, pour lui permettre de se montrer aussi éhonté en abusant de la confiance qui lui était donnée ? Quelles machinations et manœuvres politiques avaient poussé la famille royale à assigner un tuteur si hostile au dernier membre vivant d’une Maison qui lui avait été si loyale par le passé ?

L’un dans l’autre, quand Zorian avait demandé à Tinami de lui en dire plus sur le tuteur de Zach et sa mise à sac de la Maison Noveda, il s’était attendu à une sacrée histoire. Quelque chose de long, complexe et dramatique. Au lieu de ça, il reçut un récit tout simple de cupidité et de corruption, largement en-dessous de ses attentes.

La décision d’assigner ce rôle à Tesen avait été totalement dénuée de toute controverse lorsqu’elle fut prise. Tesen Zveri était le patriarche de la Maison Noble Zveri, alliés proches de la Maison Noveda, et sa réputation avait toujours été bonne. Aussi, lorsqu’il se nomina pour la position de tuteur de Zach, peu de gens s’y opposèrent. Il était un noble de haut rang, un mage puissant et un allié de la Maison dont il était supposé prendre soin – qui aurait réellement pu contester sa décision ?

Malheureusement, la cupidité de Tesen s’avéra être plus puissante que son sens des obligations et le respect pour ses alliés décédés. À partir du moment où il eut acquis le droit de gérer la propriété Noveda, Tesen ne perdit pas de temps pour en abuser autant que possible. La plupart de leurs biens finirent vendus aux membres de la Maison Zveri à des prix ridiculement bas, et les profits réalisés finirent largement dans la poche de Tesen lui-même sous la forme de frais de tutorat exorbitants.

— Et personne n’a protesté ? s’étonna Zorian. La couronne ? J’ai entendu que la Maison Noveda était un allié de poids de la famille royale. Ou l’une des nombreuses familles vassales de la Maison Noveda, ils doivent avoir du pouvoir, ils n’ont sûrement pas pu apprécier ce que faisait Tesen. Ou, merde, d’autres grandes Maisons – au moins certaines d’entre elles devaient être sympathiques aux Noveda ?

— Un allié proche de la couronne, en effet, confirma Tinami. Mais la Maison Zveri l’est également. Et contrairement aux Noveda, celle-là a survécu aux épreuves en restant presque intacte. Si la couronne s’était opposée à eux, elle aurait renoncé à l’une de ses alliances les plus puissantes à un moment où elle en avait grandement besoin. Je suspecte la couronne d’avoir été peu ravie par le comportement de Tesen, mais d’avoir décidé de tourner la tête pour regarder ailleurs.

Elle fit une pause de quelques secondes, fronçant légèrement les sourcils en réfléchissant.

— En plus, j’ai entendu que Tesen a généreusement fait donation des artefacts et des fonds de la famille Noveda à la couronne, continua-t-elle finalement. En réalité, il s’est montré prodigue de manière générale lorsqu’il s’agissait de distribuer la fortune Noveda alentour. J’imagine que c’est de cette façon qu’il a fait taire la plupart des critiques.

— Je vois, murmura Zorian. Ils reçoivent leur part du gâteau et ne sont plus enclins à se plaindre. Pourtant, si Tesen s’est montré aussi direct que tu le dis à propos de tout ça, on pourrait penser que quelqu’un aurait tenté de faire quelque chose. Certaines personnes n’en ont juste rien à faire de l’argent. Ou pas suffisamment pour laisser ce genre d’acte impuni.

— Ah, eh bien, ça semble vraiment évident, mais ça ne l’est pas, dit Tinami. En vérité, Tesen allait toujours finir par vendre une grande partie des biens des Noveda et faire cesser une grande partie des activités de la Maison, même s’il avait agi en toute bonne foi… Le problème concernait surtout les personnes à qui il vendait, et à quel prix. Il était supposé reforger la Maison Noveda en un cœur plus petit, plus fort et gérable. Au lieu de ça, il a utilisé pratiquement toute leur fortune pour enrichir sa propre famille et cimenter sa position politique, ne laissant à Zach qu’un soupçon de ce qu’il possédait auparavant. Mais ce n’est pas une chose qui s’est révélée immédiatement franche, même après inspection. Pour repérer ce genre de comportement, il faut lancer une enquête sérieuse et approfondie, et ça laisserait le temps à Tesen de faire jouer ses connexions et te faire taire avant que tu n’arrives où que ce soit…

Bon, s’il fallait effectivement creuser pour découvrir ce que Tesen avait fait, ça avait le mérite d’expliquer certaines choses. Par exemple, pourquoi aucun des autres camarades de classes ne semblaient connaître la situation de Zach. La plupart d’entre eux étaient des commères efficaces et si la situation de Zach avait été largement connue, Zorian en aurait déjà entendu parler depuis belle lurette.

Bien que vraiment, en considérant à quel point Tinami était directe et honnête sur le sujet, il se demandât comment il était possible qu’elle n’en eût jamais parlé à quiconque dans la classe.

Il décida de simplement lui poser la question.

— Eh bien, si nous avions eu cette conversation il y a un an, je ne t’aurais pas raconté tout ça, lui expliqua-t-elle. À cette époque, nous avions Zach dans notre classe et je n’aurais pas voulu dire quoi que ce fût avant de lui en parler d’abord. Mais maintenant qu’il n’en fait plus partie, ça n’a plus d’importance.

Ah, oui – come Zach fuyait Cyoria au début de chaque boucle comme il le faisait depuis un certain temps, il était logique de conclure qu’il avait simplement abandonné ses études à l’académie. Ses mauvais résultats durant les deux premières années rendaient la théorie encore plus plausible…

Il se demanda si Zach était déjà au courant des agissements de Tesen avant le début de la boucle temporelle. Quelque chose lui disait que non, rien dans l’attitude du jeune Noveda de cette époque ne laissant présumer de cette hypothèse, inquiet quant à son avenir ou furieux contre son tuteur. Mais il pouvait se tromper… Peut-être Zach avait-il toujours été un très bon acteur.

— Que penses-tu que Zach sache de tout ça ? demanda Zorian.

— Je n’en sais rien, avoua-t-elle. Je n’ai tenté de lui en parler qu’une seule fois, et… Ah, je pense que je me suis montrée trop oblique, par qu’il a pensé que je voulais sortir avec lui.

Zorian ne put s’en empêcher. Il se mit à rire. Zach, oh, Zach. C’était tout lui.

— Ce n’est pas drôle ! s’écria Tinami.

Après quelques minutes de questions et de réponses supplémentaires, Zorian découvrit que Tinami ne pouvait pas vraiment lui donner les détails concernant la situation de Zach. Elle la connaissait dans les grandes lignes, mais les détails lui échappaient de façon compréhensible. Cependant, la conversation donna une idée à Zorian – et si Zach n’avait pas été le seul à qui c’était arrivé ?

— Oh oui, ce genre de choses n’est pas exactement rare, dit Tinami lorsqu’il partagea cette idée avec elle. De nombreuses Maison affaiblies et de petites familles ont fini par se faire démembrer de la sorte après les Guerres de Fractionnement et le grand fléau. La plupart des pays avaient trop de choses à gérer pour se pencher sur chaque petite affaire louche qui se déroulait çà et là, spécialement si les gens pratiquant ces exactions étaient pratiquées par des gens haut placés ou proches de l’une ou l’autre autorité. En fait, comparé au destin de certaines autres factions, Zach est plutôt chanceux… Des familles se sont retrouvées totalement privées de tout ce qu’elles possédaient, absolument tout, avant d’être simplement jetées à la rue par ces tuteurs, avec rien de plus sur le dos que des loques. Les Noveda restaient une Maison Noble, et Tesen ne pouvait pas aller jusque-là. Il lui fallait un écran de fumée au cas où certains se seraient aventurés à l’accuser ouvertement. Alors Zach possède toujours son manoir et peut y vivre une vie plutôt riche. Ainsi, Tesen possède une réponse pour quiconque tenterait de l’accuser de ça…

Intéressant. Zoiran doutait fortement que Zach désirât voir Cyoria rasée juste parce que le gouvernement de la ville était complice dans le pillage de sa maison – il semblait d’une nature trop bonne pour ça – mais il pouvait totalement imaginer certains des autres, moins chanceux individus, désirer se venger contre ceux qui ont profité de leurs malheurs, et peu importait les dégâts collatéraux. Robe Rouge pouvait-il être l’une de ces personnes ? Au moins, ça expliquerait pourquoi il semblait vouloir voir la ville conquise à ce point…

Eh bien, il ne possédait aucun moyen de confirmer ça, alors ça ne resterait qu’une vague idée pour l’heure. Bien que, une fois le paquet mémoriel de la matriarche ouvert, il devrait sans doute tenter de retrouver toutes les personnes ayant partagé ce destin malheureux à Cyoria et vérifier ce qu’il en était, juste au cas où.

Sa discussion avec Tinami ne dura pas plus que ça. Ils avaient tous deux des choses à faire, et il avait l’impression que Tinami commençait à se poser des questions sur l’insistance de Zorian sur ce sujet. Bizarrement, elle voulut le revoir… ou peut-être pas si bizarrement que ça, puisqu’elle lui demanda désirer une faveur de sa part. Après avoir accepté de la revoir, Zorian lui fit ses adieux et rentra à la maison.

Au moment où il arriva chez Imaya, il réalisa qu’il venait de poser le pied dans un pandémonium.

 

___

 

Après être rentré, il découvrit que Kopriva était passée et avait laissé les ingrédients alchimiques commandés par Kael. Normalement, ç’aurait dû être une excellente nouvelle, mais il s’avéra que son timing s’était révélé quelque peu… malheureux.

Elle n’était pas la seule personne à être passée ce jour-là. Rea et Nochka avaient également décidé de faire un saut, l’une pour jouer avec Kirielle, l’autre pour discuter et boire avec Imaya. Puis, Taiven s’était également jointe à la fête, désireuse de discuter de quelque chose avec Kael. Aussi, quand Kopriva vint délivrer le colis, Kael était enfermé dans le sous-sol avec Taiven, et Imaya était occupée avec Rea. L’accueil de Kopriva échut par défaut aux trois habitants restants dans la maison – Kirielle, Nochka et Kana.

Elle avait déjà rencontré Kirielle, mais pas Kana. Kael ne désirait pas que leurs camarades de classe sussent qu’il avait une fille, alors il l’avait toujours soigneusement gardée à l’écart, y compris la dernière fois que Kopriva était passée le voir. Mais Kael n’était pas là et Kirielle ne savait pas garder un secret même si sa vie en avait dépendu. Quand Kopriva lui demanda de la présenter à ses amies, Kirielle ne réfléchit pas à deux fois avant de révéler l’identité de Kana.

À ce moment, le reste de la maisonnée s’impliqua, Kael paniquant et tentant de convaincre Kopriva de garder l’identité de sa fille secrète, Kirielle s’excusant à répétition devant le Morlock, Kopriva visiblement très amusée et Imaya luttant comme une dégénérée pour garder le tout sous contrôle afin de limiter les dégâts. Drôlement, on découvrit que Taiven n’était pas au courant, elle non plus, des liens familiaux antre Kael et Kana – elle s’était imaginé qu’elle était la fille d’Imaya malgré le même genre d’yeux d’un bleu vif que son père, et n’avait jamais cherché à confirmer quoi que ce fût.

Malheureusement, tout le monde était trop pris dans cette scène dramatique pour prêter attention au paquet d’ingrédients alchimiques que Kopriva avait aminé… Enfin, tout le monde sauf Nochka. Elle décida que ce paquet mystérieux était digne d’attention et d’examen. Hélas, soit Kopriva avait lésiné sur la sécurité des ingrédients, soit Nochka l’examina avec un peu trop d’enthousiasme, parce qu’elle parvint à inhaler une volute de vapeur hallucinogène et se mit à perdre le contrôle de sa forme alternative. Ses yeux se fendirent comme ceux d’un chat, il lui poussa une queue et des griffes et elle entreprit de cracher et siffler sur les gens qui tentait de l’examiner pour comprendre ce qui n’allait pas.

Voilà qui entama le second acte du drame, dans lequel une Rea remontée contre sa fille qui venait littéralement de révéler leur nature et une Kopriva qui avait laissé des substances dangereuses à la portée d’un enfant. Bien sûr, elle tenta de s’en défendre, Kirielle tenta de rassurer Rea en lui disant que c’était bon, qu’elle savait déjà que sa fille pouvait se changer en chaton, Rea s’énerva pour de bon en apprenant que Nochka se fût montrée si indiscrète et la pauvre Imaya tentait toujours de jouer les conciliatrices au milieu de tout ça, pour la deuxième fois de la journée.

Zorian rentra à ce moment précis et on lui raconta tout ce qui s’était passé en son absence.

— Je suis à peine parti pour quelques heures, se plaignit-il. Bordel, vous autres, vous ne perdez pas de temps.

Il fut immédiatement confronté à une pléthore de regards pas du tout amusés.

— Ok, bon, reprit-il placidement. Je pense que vous faites tous une montagne de pas grand-chose, là. Tout d’abord, je suis presque sûr que Kopriva n’a aucune intention de répandre des rumeurs à propos de Kana parmi le corps étudiant…

Principalement parce qu’il venait de lire dans ses pensées que c’était bien le cas.

— …et je ne pense pas non plus que quiconque voit un inconvénient à ce que Rea et Nochka soient des ailuranthropes.

— Qu’est-ce qui te fais penser que je suis une métamorphe, moi aussi ? Elle pourrait avoir hérité de son père, pour ce que tu en sais, protesta Rea en croisant les mains devant sa poitrine.

Zorian ignora royalement sa remarque.

— Vraiment, le seul vrai… demi-problème que nous avons sur les bras, c’est Nochka qui a fini à moitié droguée.

— Je jure que j’ai sécurisé le colis comme il faut, grommela Kopriva.

— Nochka a probablement percé quelque chose avec ses griffes pour voir ce qu’il y avait dedans, admit Rea dans un soupir. Elle aime les utiliser pour retirer les liens des paquetages, ce genre de choses…

— Peu importe. Ce colis est là à cause de moi… et de Kael, mais ce n’est pas vraiment… Enfin, bref. Le truc, c’est que je me sens responsable pour ça. Que pensez-vous que je pourrais faire pour vous m’amender ?

— Oh, il n’y a pas besoin –, commença Rea, pour se faire couper par sa propre fille.

— Je veux une poupée ! s’écria Nochka, de moins en moins affectée par les effets de ce qu’elle avait respiré, mais pas tout à fait dans son était normal. Comme celle de Kiri ! Elle a dit que c’est toi qui l’as faite !

— J’ai fait une poupée pour Kiri ? s’étonna Zorian, avant de réaliser de quoi elle parlait. Oh, attends. Kosjenka… Techniquement, ce n’est pas une poupée, mais bon. Si ta mère accepte, je ne vois pas de souci.

— Est-ce que cette poupée va exploser si on la traite brutalement ? demanda Rea sur un ton suspicieux.

Une peur pas déraisonnable en soi. Certains objets magiques contenaient une quantité substantielle de mana et pouvaient facilement détoner si on les traitait mal. Dans ce cas particulier, par contre, ça n’arriverait jamais : il ne faisait pas confiance à Kirielle autour d’objets explosifs et Rea ne devait pas moins en penser de sa propre fille.

— Non, il cessera simplement de bouger, dit Zorian. Le golem est alimenté par le mana ambiant et principalement fait de bois, alors il ne risque pas vraiment d’exploser s’il venait à casser.

— Alors non, je ne vois pas d’objections, fit Rea en ponctuant sa réponse d’un haussement d’épaules. Bien qu’en vérité ce ne soit pas nécessaire. Nochka essaye juste de profiter de la situation au maximum et je ne pourrais pas vous en vouloir de simplement le lui refuser.

— Maman ! chouina Nochka. Tu es censée être de mon côté !

Zorian fut distrait du spectacle par un élan d’émotion provenant de Kana. La petite fille gigotait dans l’étreinte de son père, menant clairement une guerre intérieure avec elle-même. Bien que toujours aussi silencieuse qu’à son habitude, elle ne pouvait pas cacher à Zorian qu’il avait toute son attention. Elle voulait… lui dire quelque chose ?

— Laisse-moi deviner, tu veux une poupée, toi aussi ? demanda Zorian en se risquant à une supposition hasardeuse.

Kana hocha si rapidement la tête qu’on aurait dit qu’elle allait tomber.

Un éclat de rire général s’ensuivit.

— Très bien, très bien, soupira Zorian. J’ai compris. Deux nouveaux golems arrivent. Je vais être un peu occupé dans un avenir proche, mais ils devraient être terminés durant le week-end.

Maintenant qu’il y pensait un peu plus, ce genre de développement n’était pas surprenant. Kirielle rendait les deux filles jalouses depuis une semaine entière maintenant avec son nouveau jouet, alors il était parfaitement logique qu’elles en voulussent un elles aussi. Elles étaient, de base, probablement trop polies pour le demander ouvertement, voilà tout.

— Merde, maintenant je suis aussi un peu jalouse aussi, pouffa Kopriva. Pourquoi ne reçois-je pas une poupée aussi ?

— Tu as passé l’âge de jouer à la poupée, lui lâcha Zorian en levant les yeux au ciel.

— Tu peux jouer avec Kosjenka quand tu veux, lui offrit Kirielle.

— Aww, gémit Kopriva tandis qu’un sourire déchira son visage, avant d’ébouriffer les cheveux de Kirielle. Tu es si gentille. C’est difficile de croire que tu es la sœur de Zorian.

Eh…

— Mon grand frère est vraiment gentil, protesta Kirielle en poussant la main de Kopriva afin de remettre ses cheveux en place. Il est comme un hérisson. Il devient sympathique une fois qu’on a dépassé son côté piquant.

Ugh. Et elles ne faisaient que commencer, en plus. Après avoir réussi à dénouer cette situation en promettant de fabriquer une paire de jouets hors de prix pour deux fillettes ? Vraiment, les bonnes actions ne payaient pas.

 

___

 

Vendredi arriva, et avec lui un nouveau rendez-vous avec Xvim. Cette fois, cela dit, son mentor ne désira pas que la session se déroulât dans son bureau – au lieu de quoi il conduisit Zorian vers un terrain d’entraînement restreint qu’il avait réservé pour la journée. Ils allaient pratiquer de la magie sérieuse, prétendit Xvim, et son bureau n’était plus suffisant pour ce qu’il avait en tête.

— J’ai discuté avec quelques astronomes de ma connaissance depuis notre dernière entrevue, commença Xvim en déverrouillant la porte du terrain d’entraînement. Je n’ai rien de concluant, mais les résultats ne sont pas encourageants. Il n’y a aucune déviation significative des corps célestes. Et puis, les planètes sont particulièrement surveillées à cause de l’alignement planétaire proche. Il est peu probable qu’elles soient illusoires – la zone affectée inclut probablement le système solaire entier.

— À condition qu’elle soit, en fait, limitée, fit remarquer Zorian.

— Oui, confirma facilement Xvim. C’est vrai. Cependant, bien que mes tentatives en astronomie soient dans une impasse, j’ai trouvé quelque chose de plus intéressant en effectuant des recherches sur la magie temporelle. Dis-moi, as-tu entendu parler des Chambres Noires ?

— Quoi, ces pièces qui vous permettent de passer plusieurs années à l’intérieur, alors qu’une seule journée s’est écoulée dehors ? Elles existent réellement ? baya Zorian.

— Non, celles-là sont clairement une invention, dit Xvim en secouant la tête. Mais certaines peuvent étendre un jour en un mois. Et ce qui est intéressant, c’est la façon dont elles parviennent à obtenir un tel effet de dilatation temporelle. La magie temporelle a des limitations strictes – même les effets d’accélération les plus puissants peuvent accélérer le temps quatre à cinq fois avant d’atteindre une frontière infranchissable. À ce moment, peu importe la puissance et le talent d’un mage, la frontière entre les deux flots temporels commence à se délier.

— Alors comment ces Chambres Noires peuvent-elles posséder un facteur de trente, dans ce cas ?

— En les isolant de reste du monde, expliqua Xvim. C’est pourquoi elles sont appelées Chambres Noires. Elles doivent totalement clore un espace, le sceller. C’est une façon de grandement réduire le stress des frontières temporelles, mais ça signifie qu’il est également impossible d’interagir avec l’extérieur tant que la Chambre est active. Une fois la dilatation temporelle engagée, rien ne peut entrer ou sortir. Matériaux, communications magiques… rien ne passe. Même le contact avec les plans spirituels est totalement bloqué.

— Je vois, répondit Zorian en fronçant les sourcils. Alors il y a un précédent, une magie puissante qui nécessite une zone scellée afin de fonctionner. Mais de ce que je comprends, les principes derrière ces Chambres Noires demandent à ce que la zone soit physiquement close.

— La boucle temporelle est clairement une œuvre magique plus avancée que ça, et il est probable qu’elle utilise une méthode plus subtile pour sceller la zone affectée, répondit Xvim.

— Je… suppose, oui, hésita Zorian, admettant la possibilité. Je suis curieux, cela dit – pourquoi les Chambres Noires sont-elles un tel mystère ? Je n’en connaissais que des rumeurs jusqu’alors. Sûrement, Eldemar n’hésiterait pas à les utiliser ouvertement si elles étaient si efficaces ?

— En plus de nécessiter d’énormes quantités de mana, les Chambres Noires sont très compliquées à utiliser correctement, dit Xvim. À cause de la façon dont elles sont coupées de l’extérieur, il faut les utiliser très prudemment – si l’organisateur a oublié de prendre en compte quelque chose de critique, l’opération entière est ruinée, et énormément de temps et de mana auront été gaspillés. Les Chambres Noires ne peuvent pas être activées et désactivées à volonté, le coût de mana doit être payé dès le départ dans son intégralité. Je comprends qu’il y a une énorme controverse autour de ces structures, de nombreuses personnes se disputant leur utilité réelle, prétendant qu’il s’agit d’une énorme perte d’argent. Certains des échecs les plus notables n’aident en rien cette réputation, il faut dire.

— Oh ? sourcilla Zorian, intrigué.

— Initialement, les Chambres Noires ne pouvaient pas annuler la dilatation temporelle activée, expliqua Xvim. Une fois la Chambre en fonction, quiconque se trouvait à l’intérieur y était coincé jusqu’à expiration du temps imparti.

Zorian grimaça. Ouais, c’était destiné à mal se terminer à un moment ou un autre.

— Au moins un groupe est mort de soif après qu’un imbroglio administratif eût provoqué le stockage de trop peu d’eau dans la Chambre avant son activation. Un autre groupe est presque mort de faim la fois où un insecte s’y était introduit et avait réussi à ruiner les réserves de nourriture avant qu’on ne le détectât. Même si tout est fait à la perfection, on enferme toujours des personnes dans un espace étroit dans lequel elles n’ont aucune intimité et rien pour se divertir. Les combats sont communs, certaines expériences s’étant terminées en bain de sang. Dans un cas mémorable, le groupe entier était parvenu à s’entretuer – il n’y avait plus aucun survivant lors de l’ouverture de la Chambre.

— Et envoyer une personne seule ? demanda Zorian.

— La plupart des gens ne supportent pas l’isolement pendant très longtemps, fit Xvim en secouant la tête. D’ailleurs, le coût est le même pour une personne ou pour plusieurs, alors plus on envoie de personnes à l’intérieur, plus la chose devient pertinente.

Après ça, Xvim demanda à Zorian de lui faire une démonstration de ses sorts les plus extravagants – principalement des sorts de combat et des altérations de paysage, mais également la téléportation, qui fonctionna sans interférence sur ce terrain d’entraînement, contrairement au reste de Cyoria. C’était logique, dans la mesure où Xvim lui avait dit lors de leur dernière entrevue qu’ils allaient traiter de magie dimensionnelle.

Après un moment, son mentor décida qu’il en avait vu assez et lui fit signe d’arrêter.

— Tu sembles ne posséder aucune vraie spécialité, lui dit-il.

— Eh bien, je suppose que ma spécialité, c’est la formulation, dit Zorian. Mais ce n’est pas une chose que je puis démontrer en l’espace d’un instant.

— Eh j’en sais trop peu sur la formulation pour pouvoir juger correctement ta compétence en la matière.

Attends.

Stop.

Xvim ?

Xvim ne possédait pas l’expertise d’un domaine magique ? Une partie de l’amusement et de la surprise que ressentit Zorian dut transparaître sur son visage parce que Xvim décida de lui en fournir une explication immédiate.

— Je comprends pourquoi tant de mages sont fascinés par la formulation, mais j’ai toujours trouvé ça très peu à mon goût. Fade, pour ainsi dire. Ils sont un raccourci, la plupart du temps. Avec une maîtrise propre du sort, on n’a pas besoin de ce genre d’artifice.

— C’est juste, grimaça Zorian, qui comprenait pourquoi une personne obsédée par la perfection dans la mise en forme du mana regardait de haut les aides magiques qui en contournaient simplement le besoin, mais il y avait plus dans la formulation que fabriquer de simples baguettes magiques…

— Je ne te critique pas, Zorian Kazinski, continua Xvim. J’explique simplement mon manque d’intérêt pour cette discipline. Tu peux aller très loin en maîtrisant ta spécialité. Mais c’en est assez – lorsque j’ai dit que tu ne semblais pas avoir de spécialité, je parlais de champs du façonnage du mana. Tu sembles être un généraliste, oui ?

— Je poursuis toute spécialité magique qui m’est utile à un moment donné, expliqua Zorian. Mais oui, en général, j’essaye de maîtriser un peu de tout. Pour autant que je puis dire, la principale raison pour laquelle les gens se spécialisent est le manque de temps. Je n’y suis pas tout à fait immunisé, mais je suis presque sûr que je pourrais aborder plusieurs domaines plutôt qu’un seul.

— La voie d’un archimage, acquiesça Xvim. J’approuve. Pour une personne dans ta situation, viser plus bas que ça serait un pur gâchis, et un manque d’ambition flagrant. Je suis heureux de ne pas avoir eu besoin de t’en convaincre, en tous les cas.

Huuuuh ! Xvim venait de lui faire un compliment ! En tout cas, ça lui rappela une chose qu’il se demandait depuis un moment, maintenant…

— Êtes-vous un archimage ? demanda soudain Zorian.

— Un archimage n’est pas un rang officiel assigné à une personne, répondit son mentor. C’est un terme qu’on emploie pour désigner un mage ayant maîtrisé plusieurs domaines magiques, à un point tel qu’ils pourraient surclasser les spécialistes typiques des domaines en question. Un multi-expert meilleur que plusieurs experts, si tu préfères. Je suppose que ce terme pourrait m’être appliqué, mais il serait extrêmement arrogant de ma part de le prétendre moi-même. On ne devient un vrai archimage que lorsque les autres personnes commencent à vous définir de la sorte, et peu de gens emploient ce terme pour parler de moi. Mais encore, peu de gens en savent assez sur moi pour ça, et je préfère que cela reste ainsi…

Alors la réponse était oui, techniquement. Surprenant qu’une personne avec ces compétences travaillât en tant que professeur à l’académie – les gens du calibre de Xvim étaient incroyablement rares et extrêmement demandés. Mais bon, Xvim avait dit apprécier rester un inconnu anonyme, alors peut-être que ce travail tranquille et discret était exactement ce qu’il désirait.

— Possédez-vous une spécialité ? demanda Zorian, qui estima que son mentor était de plutôt bonne humeur à ce moment, et qu’il était de bon ton de tenter de lui demander tout ce qu’il voulait savoir depuis longtemps.

— La défense contre les attaques magiques de toutes sortes, dit Xvim. Je préside d’ailleurs un cours avancé sur ce sujet pour les quatrième année. Bien sûr, si l’on cherche à se défendre contre quelque chose, on doit d’abord apprendre à connaître la chose en question. Aussi suis-je devenu familier avec un certain nombre de types de magies. Mais revenons-en à toi, veux-tu ? Je dois dire que pour quelqu’un visant à devenir un archimage, ta façon de faire est plutôt… sous-optimale.

— Comment ça ? grimaça Zorian.

— Par exemple, ta façon de choisir quels exercices pratiquer, dit Xvim. Pratiquer une large sélection d’exercices comme tu le fais est certes utile, mais ce n’est pas la meilleure approche pour un mage généraliste. Tu ferais mieux de te concentrer sur la manipulation et le ressenti du mana brut. De tels exercices sont très chronophages et ne donnent pas de résultats à court terme, mais l’effet cumulé de leur maîtrise permet de faire diminuer le temps nécessaire à l’apprentissage de chaque sort, et améliore leur lancement d’une manière générale.

— Je n’ai jamais entendu parler de tels exercices, avoua Zorian, un peu perdu.

— Ce n’est pas une chose qu’un mage spécialisé verrait avec grand intérêt. Et la plupart des auteurs de livres sont des spécialistes. Ton âge joue contre toi, dans le cas présent – la plupart des gens ne commencent pas à se plonger dans ces exercices avant d’avoir atteint un certain âge, bien plus avancé, peu importe leur talent, alors les personnes à qui tu parles pensent probablement que tu ne t’y intéresses pas. Les jeunes mages comme toi trouvent de nombreux fruits qui pendent suffisamment bas pour être attrapés, récolte rapide pour un effort minimal.

— C’est vrai. Alors, de quoi parlons-nous exactement ? demanda Zorian, intéressé. Je ne vois vraiment pas du tout ce que je pourrais pratiquer comme exercices concernant la manipulation du mana brut.

— Eh bien, une déficience majeure que j’ai remarquée dans tes compétences se trouve être la façon dont tu sembles ne pas percevoir le mana ambiant plus qu’à un stade minimal, lui dit Xvim. Et je suppose que ta capacité à ressentir le flux de ton mana personnel n’est pas plus avancé que celui de tes camarades de classe. Pour quelqu’un de ton âge biologique, c’est parfaitement adéquat, peut-être un peu décevant. Dans ton cas, c’est inexcusable.

Zorian fut tenté de lui demander s’il était inexcusable selon la norme Xvim ou les standards normaux et logiques du reste du monde. Mais il n’en fit rien. Tout ça était absolument fascinant et il était immunisé aux remarques sarcastiques de Xvim depuis bien trop longtemps.

— D’après tout ce que j’ai lu, le ressenti du mana est une compétence plutôt avancée avec laquelle même des mages de longue date luttent.

— Oui, mais tu as l’air d’être vraiment particulièrement mauvais, même en prenant cela en compte, nota Xvim. Je devine que c’est une conséquence de tant d’années passées à Cyoria, noyée dans un mana ambiant exceptionnel. C’est une bonne chose pour s’entraîner, certainement, mais ça instille également une certaine dose de… gâchis, chez les jeunes mages.

Zorian n’avait pas besoin de son empathie pour remarquer l’insatisfaction dans la voix de son mentor.

— En plus de ça, il est très difficile de pratiquer les exercices de perception dans un endroit tel que celui-là, continua-t-il. Le mana ambiant est partout, et il anesthésie les sens. Il serait bien plus profitable de le faire quelque part hors de Cyoria, pour commencer. Ce terrain d’entraînement bloque la majeure partie du mana à l’extérieur. L’as-tu remarqué ?

— Non, admit Zorian en fronçant les sourcils. Mais maintenant que vous le dites…

— C’est de ça dont je parlais en disant que ta capacité à ressentir le mana est lacunaire. Tu aurais dû le remarquer immédiatement, instinctivement, au moment où tu es entré. Mais ce n’est pas grave, c’est pour ça que je suis là, n’est-ce pas ? Pour t’aider à dépasser tes nombreuses imperfections et faire de toi le meilleur mage qu’il te soit possible de devenir. Dans tous les cas, bien que les exercices que je vais t’apprendre sont normalement difficiles à pratiquer hors de cette salle, tu es capable de te téléporter, et ça change la donne. Je ne peux que te conseiller de te rendre quelque part en rase campagne lorsque tu voudras t’exercer. Maintenant, prête bien attention à ce que je vais te dire…

 

___

 

À la fin de la session, Zorian se sentit honnêtement un peu dépassé par le programme de Xvim. Tandis qu’il n’était plus l’enfoiré sadique du début du mois, il conservait des attentes très élevées qui ne s’arrêtait devant rien lorsqu’il s’agissait d’enseigner réellement. Il avait fini par montrer à Zorian plus de vingt exercices visant à améliorer sa capacité à ressentir le mana, à la fois en lui et autour de lui, et s’attendait à ce que son pupille travaille dessus plusieurs heures quotidiennement. En plus de ça, Xvim lui montra également plusieurs variantes exotiques de la téléportation que Zorian était supposé apprendre pour leur prochaine leçon et lui donna finalement un simple et décevant exercice de façonnage du mana relatif à la magie dimensionnelle.

Celui-ci impliquait la formation d’une soi-disant frontière dimensionnelle autour d’un caillou ramassé au hasard. Apparemment, la formation d’une telle chose était la première étape dans à peu près n’importe quelle magie ayant trait à l’espace et au temps – les sorts de téléportation qu’il adorait utiliser formaient eux aussi cette frontière dimensionnelle autour de lui, à chaque fois qu’il les employait, et échoueraient instantanément si quoi que ce fût empêchait leur création. Comme une barrière, en réalité. Devenir meilleur dans l’art de créer cette enveloppe dimensionnelle était ainsi supposé améliorer le lancement des sorts dimensionnels d’une manière générale.

Le problème ? Cette frontière dimensionnelle était totalement invisible aux sens normaux, rendant l’exercice vraiment difficile à pratiquer. Comment pouvez-vous créer et façonner une chose que vous ne pouvez que vaguement sentir par un retour brut et imprécis rendu par votre propre mana ? Zorian ne s’imaginait pas rouler sur cet exercice avant longtemps.

Bien sûr, si sa capacité à ressentir le mana – spécialement le sien – était d’un niveau supérieur, l’exercice serait instantanément devenu bien plus facile. Il était presque sûr que Xvim ne le lui avait donné que pour qu’il se rendre compte de l’importance de pouvoir ressentir avec précision et efficacité son propre mana – et par extension, le mana ambiant – et à quel point son manque de talent en ce domaine l’empêchait de progresser.

Les jours passèrent rapidement. Kael était toujours sur le problème Sudomir, mais Zorian avait plein de choses à faire pour passer le temps, alors il laissa son ami Morlock à sa paix. Ses attaques sur les Aranea recommencèrent, bien que cette fois, il fût moins ambitieux et choisit quelques Toiles mineures plutôt qu’un juggernaut comme l’Apex Brûlant. De la sorte, les attaques se déroulèrent bien mieux et ses compétences en lecture de mémoire Aranea se virent accorder une expérience bienvenue. Comme il vrillait déjà la mémoire profonde de ses victimes Aranea, il décida de faire d’une pierre deux coups en cherchant dans leurs esprits toute information intéressante ou compétence magique spéciale. Il découvrit peu de choses vraiment révolutionnaires, mais chaque astuce mineure, chaque variation et chaque modification des sorts connus ajoutaient toujours quelque chose à son arsenal, au final.

Il revit Tinami, comme convenu. Ainsi qu’elle l’avait laissé supposer lors de leur dernière rencontre, elle voulait lui demander une faveur – spécifiquement, elle désirait qu’il lui donne son arbre généalogique. Une requête étrange, mais elle collectionnait apparemment les informations de leurs camarades de classe pour un projet personnel. La facette cynique de Zorian insista sur le fait qu’il s’agissait sans aucun doute d’un nom de code pour Opération secrète de récolte d’informations, mais qui pouvait vraiment savoir ? Peut-être était-elle pour de bon intéressée dans l’hérédité des gens… en plus des araignées. Dans tous les cas, Zorian ne vit aucune raison de ne pas accepter et se mit à griffonner quelque chose à la va-vite dans son calepin. L’exécution était quelque peu bâclée, malheureusement, sa connaissance de ses ancêtres n’étant pas parfaite. En particulier du côté de sa mère, qui détestait parler de sa propre génitrice, la sorcière, et tout ce qui la concernait.

Tinami se fichait un peu des trous dans l’œuvre, cela dit. En tous cas, elle semblait être encore plus excitée en apprenant que Zorian avait eu une sorcière parmi ses ancêtres. En considérant les origines de la Maison Noble Aope, il n’en était pas surpris le moins du monde.

Malgré l’incident avec les fournitures alchimiques de Kopriva, Rea continua à venir chez Imaya en amenant Nochka avec elle. En tous les cas, son amitié avec Imaya n’eut que l’air plus solide qu’avant à la lumière des révélations qui avaient été faites concernant sa nature. Pendant ce temps, Nochka et Kana étaient les fières propriétaires de leurs propres petits golems – Nochka avait désiré une forme féminine comme Kosjenja, une petite poupée nommée Rutvica, tandis que Kana provoqua la surprise en demandant un garçon. Avec des cheveux blancs, bien sûr. Zorian n’avait idée du nom qu’elle lui avait donné, mais Kirielle et Nochka semblaient avoir décidé entre elles qu’elles l’appelleraient Jaglenac entre elles.

Sous un autre auspice, Kana réalisa apparemment que Zorian possédait un moyen quelconque pour comprendre ses pensées, parce que ces jours-ci, à chaque fois qu’elle désirait se faire comprendre de son entourage, elle le tirait par la manche pour le détacher de ce sur quoi il travaillait afin qu’il ait une chance de réaliser ce qu’elle voulait.

Et dire qu’il s’était toujours imaginé qu’elle était un vrai petit ange. Il s’avéra qu’il ne s’était simplement jamais rendu compte de ce qu’elle désirait avant ça.

Finalement, à la fin du mois, Kael décida finalement qu’il n’avait plus d’options. Il demanda à Zorian de le téléporter dans le voisinage de la Maison Iasku afin qu’il pût tenter d’analyser le piège à âmes. L ne pensait pas pouvoir accomplir grand-chose de plus ce faisant, mais il ne pouvait pas trouver de meilleure idée.

Il accepta et décida d’emmener Taiven. Principalement parce qu’il comptait analyser lui-même le piège à âmes de la perspective d’un spécialiste en formulation plutôt que celle d’un mage, et il avait besoin que quelqu’un le défende contre les becs de fer et les loups hivernaux qui patrouillaient les lieux. Taiven n’y vit pas d’objection et sauta même sur l’occasion de combattre enfin quelque chose.

Ils n’y restèrent que très peu de temps, et Zorian dut cesser son analyse pour aider Taiven à gérer la horde d’oiseaux qui la harcelait, mais c’était suffisant à Kael pour décider que tout ça était au-delà de ses compétences.

Ce dernier resta très calme et négatif après ça.

Le lendemain, il trouva une excuse pour traîner Zorian hors de la maison et lui demander une téléportation au nord de Knyazov Dveri afin de rendre une visite à la tombe de sa femme.

— Nous y sommes, affirma Kael en désignant un petit cottage abandonné devant eux.

— Enfin, grommela Zorian tout en haletant bruyamment.

Il se sentait désolé pour Kael, vraiment désolé, mais quand le Morlock lui avait dit que l’endroit n’était pas très loin de la route principale, il ne pensait pas que ç’allait être un trajet d’une heure pleine, dans les collines, le long d’un chemin forestier étroit et cabossé. Et puis, comment Kael faisait-il pour ne pas être le moins du monde affecté par la balade ? Il avait tellement l’air de faire ça tous les jours…

Une fois au cottage, Zorian prit une minute pour retrouver un semblant de souffle et jeter un œil autour de lui. Kael se rendit immédiatement à l’arrière du bâtiment, auprès des deux tombes simples qui s’y trouvaient.

— C’est un endroit plutôt isolé, nota Zorian en errant jusqu’à l’endroit où Kael arrachait les mauvaises herbes qui avaient envahi les tombes. Sans vouloir t’offenser, pourquoi as-tu enterré ta femme ici, plutôt qu’ailleurs ?

— Je n’avais pas vraiment le choix, expliqua Kael. Il n’y a qu’un village dans les environs, et ils sont très arriérés et superstitieux. Ils ne laisseraient jamais une sorcière et sa famille terminer dans leur cimetière, avec leurs propres morts. Et même si j’avais pu les faire accepter, ils auraient vandalisé la tombe à peine aurais-je eu le dos tourné.

— Pitoyable.

— C’est bon, dit Kael en secouant la tête. C’était leur maison. J’ai pensé qu’il était approprié de les enterrer ici.

— Alors l’autre tombe… ? commença Zorian.

— Fria. Ma professeure, et la seule autre famille de ma femme. Elle est morte juste avant Namira.

Namira, Zorian l’apprit, était le nom de feu la femme de Kael. Les tombes brutes que Kael avait sans aucun doute sculptées pour elles leur donnait le nom de Tverinov. Apparemment, Kael avait pris leur nom de famille en épousant Namira. C’était plutôt intéressant – ce n’était pas un cas exceptionnel pour un mari que de prendre le nom de sa femme, mais ça n’arrivait vraiment pas souvent. Habituellement, ne le faisaient que les civils parvenant à épouser une fille de Maison Noble.

Mais encore, peut-être était-ce un truc de sorcières. Il savait qu’une des raisons pour laquelle sa mère ne s’entendait pas avec sa grand-mère était précisément parce qu’elle avait décidé de prendre le nom de son mari, et non l’inverse. En considérant que ce choix était plutôt naturel dans le grand schéma des choses, la réaction de sa grand-mère l’avait toujours étonné.

Ils se tinrent là pendant un long moment, écrasés par un mutisme révérencieux. Finalement, après plusieurs minutes de ce silence confortable, Kael reprit la parole.

— Je suis désolé, dit-il soudain.

— De quoi ? s’interrogea Zorian.

— Je t’ai fait perdre ton temps, soupira Kael.

— Hein ? Tu voulais juste rendre visite à la tomber de ta femme, il n’y a rien de mal à ça.

— Non, je parle de l’affaire Sudomir, rectifia Kael. J’ai fait durer les choses pendant plus de deux semaines et je n’ai rien à montrer. J’aurais dû abandonner il y a longtemps, mais…

— Ah, dit Zorian, qui s’était plus ou moins attendu à ce que ça n’aboutisse nulle part après la première semaine. Ça. C’est bon, vraiment. Tu es sûr de n’avoir rien de neuf à m’apprendre ?

— Rien, lâcha Kael en secouant la tête, avant de fouiller dans la poche intérieure de sa veste pour en sortir un petit calepin, qu’il tendit à Zorian. Voilà. J’ai écrit tout ce que je trouvais pertinent. Garde à l’esprit qu’il ne s’agit parfois que de spéculation folles de la part d’un Morlock – je n’ai aucun moyen de savoir si ce que j’ai écrit est fondé.

Justement, il s’agissait de spéculation de la part d’un Morlock, adepte de la nécromancie. Ce point précis intéressait Zorian.

— Bien, répondit Zorian en acceptant le calepin avant de l’empocher. Pourtant, même s’il ne s’agit que de spéculations, ce n’est clairement pas rien.

— Sans doute, se résigna Kael ? Mais je me sens quand même plutôt inutile.

— Pourquoi ? s’étonna Zorian, qui savait depuis un moment maintenant que Kael était frustré par son incapacité à fournir de l’aide contre Sudomir et par le fait qu’il ne pouvait que regarder les choses se dérouler, mais ne comprenait pas pourquoi il s’en sentait si coupable.

— Je ne sais pas, admit Kael. Peut-être que ça me rappelle la façon dont Fria et Namira ont contracté le fléau, et que je ne pouvais rien faire excepté les regarder mourir, impuissant. Ou peut-être que je m’en fais trop. J’ai entendu que c’est une mauvaise idée de procéder à sa propre analyse psychologique.

Zorian ne put s’empêcher de grimacer de façon visible. Kael ne faisait pas souvent référence à sa tragédie personnelle, alors parfois, il était compliqué pour Zorian de garder à l’esprit à quel point ces morts avaient dû être traumatisantes. Zorian n’avait jamais perdu personne durant le Grand Nettoyage, mais il avait entendu que ceux qui l’avait contracté souffraient horriblement vers la fin.

C’était dans des moments comme celui-ci que Zorian comprenait vraiment à quel point le spectre de l’épidémie flottait toujours dans le cœur des gens. Ça ne faisait que quelques années, après tout, et de nombreuses personnes pleuraient toujours leurs morts.

— J’espère que tu ne m’en voudras pas de demander ça, dit Zorian. Mais comment as-tu fini par te marier et devenir père à treize ans ?

Kael éclata d’un rire franc.

— Quoi ? finit-il par articuler, grandement amusé. Tous ces mois et tu n’as jamais pensé à me le demander ?

— Eh bien, je n’en ai jamais vraiment eu l’occasion, bafouilla Zorian, pris par surprise par le rapidement changement émotionnel de son ami.

— Parfois, Zorian, tu es juste trop poli, continua Kael en secouant la tête dans un dernier ricanement. J’aurais demandé à la fois de la troisième boucle, parole. Et d’ailleurs, tu te trompes de deux ans. J’avais quinze ans lorsque j’ai eu Kana.

Zorian lui offrit un regard perplexe.

— Je suis plus vieux que j’en ai l’air, expliqua Kael. J’ai deux ans de plus que vous autres, mais Ilsa a dit que ça n’avait aucune importance.

Huh. Il n’aurait jamais imaginé que Kael pût être de deux ans son aîné.

— Peu importe, trancha Kael. Il n’y a pas grand-chose à dire. Ma mère est morte en couche et mon père est devenu alcoolique peu après, alors j’ai appris à rester loin de la maison la plupart du temps. Les enfants du village ne voulaient rien avoir affaire à un Morlock, aussi ai-je fini par errer dans la nature sauvage, plus que de raison, cherchant des choses à vendre pour me faire un peu d’argent de poche. Un jour, je suis tombé sur Namira dans la forêt et elle m’a conduit jusqu’à cet endroit afin d’y rencontrer Fria. Cette dernière découvrit ce qui m’arrivait et m’invita à rester. Ce que j’ai accepté, bien entendu.

— Quoi, tu n’étais pas effrayé par les rumeurs qui disaient que les sorcières créaient des potions à base du sang des enfants ? plaisanta Zorian.

— Tu sais, les rumeurs prétendent aussi que les Morlocks mangent les gens, alors je ne leur prêtais déjà plus trop attention. Et puis, de toute façon, j’ai vite découvert que Fria n’était pas uniquement guidée par la compassion. Elle voulait un hériter, et Namira n’avais pas vraiment de talent pour la magie.

— Je pensais que la magie des sorcières était très légère pour ce qui concerne les compétences en manipulation du mana ?

— C’est exact, confirma Kael. Et Namira était malgré tout très nulle. Elle ne possédait ni les instincts ni la mentalité nécessaires. Comme Fria ne voulait pas voir ses secrets mourir avec elle, elle avait besoin de transmettre sa magie à quelqu’un hors de la famille. Et elle me choisit, moi, parce que… eh bien…

— Namira te désirait ? supposa Zorian.

— Oui, soupira Kael. Elle en avait même fait une condition officielle pour l’apprentissage – si je voulais hériter de sa magie, je devais épouser Namira. Mais vraiment, j’aurais accepté même sans ça.

Kael passa la demi-heure qui suivit à raconter à Zorian quelques petites histoires sans conséquences à propos de sa vie dans le cottage. Apparemment, ça l’aida à aller mieux, émotionnellement parlant. Finalement, il prit une profonde inspiration et signala à Zorian qu’ils devaient rentrer chez Imaya avant d’en inquiéter les résidents.

— Je n’ai pas fait mention de Sudomir et de son piège dans mon journal de recherche, dit-il soudain, alors qu’ils étaient sur le point de partir. Si je te demande quoi que ce soit à propos de la disparition des mages du coin, mens-moi. Dis-moi que tu n’as aucune idée de ce qui leur est arrivé, par exemple. Ce n’est pas comme si je pouvais faire quoi que ce soit pour eux, et ça m’empêche de me concentrer sur mon travail. Je me suis senti vraiment mal ces dernières semaines, et j’ai échoué à obtenir quelque résultat que ce soit sur le plan alchimique.

Zorian le fixa, l’espace d’une seconde, avant d’acquiescer.

— Considère ta demande exaucée.

Raka
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