MoL : Chapitre 107

MoL : Chapitre 106
MoL : Le mot de l'auteur

Chapitre 107 — Épilogue

 

Zorian ouvrit les yeux d’un seul coup, une douleur aiguë dans l’estomac. Son corps tout entier se convulsa en réaction à l’objet qui venait de lui tomber dessus ; ce fut ce qui l’éveilla brusquement, la moindre trace de somnolence parfaitement dissipée.

— Bonjour, mon frère ! Résonna une voix désespérément joyeuse quelque part au-dessus de lui. Bonjour, bonjour, bonjour !

Panique.

L’esprit à moitié conscient de Zorian ne sentit rien d’autre qu’une terreur pure. Après tous ses efforts, tous les sacrifices que lui et les gens autour de lui avaient faits, rien n’avait changé. Il était de retour là où tout avait commencé, dans sa chambre à Cirin, sur le point de démarrer sa troisième année à l’Académie…

…et ce moment s’envola, et le cauchemar avec lui.

Son environnement sonnait faux. Ce n’était pas sa chambre à Cirin. Il était à Cyoria, dans celle qu’il partageait avec Kirielle, chez Imaya.

Et le petit diable était malgré tout à califourchon sur son estomac, les jambes battant l’air, en le regardant d’un air… heh, il n’y avait pas d’autre mot, diabolique. Sa réaction paniquée ne semblait pas l’inquiéter. Au contraire, elle semblait très contente d’elle-même, pour avoir réussi à l’effrayer à ce point.

— Kirielle… Pourquoi ? demanda Zorian, résistant à l’envie urgent de soupirer.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda-t-elle à son tour, innocemment. Je te réveille toujours ainsi.

— Pas avec ces mots exacts, non, grogna Zorian. Il t’a envoyé, hein ?

— Zach a dit que ça serait plus marrant de cette façon, admit Kirielle en souriant de toutes ses dents.

Zorian la retourna et la balança hors du lit en retour, la faisant tomber dans un bruit sourd.

La petite peste avait prévu cette réaction, et se retint de gémir ou de faire le moindre bruit qui aurait pu le satisfaire, se contentant de se relever immédiatement.

— Ça fait déjà un mois, grommela Zorian. Quand est-ce qu’il va arrêter avec ces conneries de petites vengeances débiles ?

Ce n’était pas comme si Zorian avait voulu lui mentir de la sorte. Il l’avait fait pour lui sauver la vie, par tous les cieux !

Bon. Au moins, cette fois, ça ne lui avait pas valu un coup de poing…

Il chassa Kirielle de la chambre et s’habilla, écoutant paresseusement les sons de la maisonnée ce faisant. Chez Imaya. La maison était très agitée ces derniers jours, loin du havre plus calme auquel Zorian s’était habitué au sein de la boucle temporelle. Les dortoirs de l’Académie avaient souffert de lourds dégâts durant l’invasion, à la fois à cause du bombardement initial et à la suite des nombreux combats qui avaient pris place ensuite, laissant un bon nombre d’étudiant sans logement, et en grand besoin d’accommodations d’urgence. Comme la maison d’Imaya avait survécu presque intacte, elle fut rapidement remplie à pleine capacité, et même légèrement au-delà. Zorian n’aimait pas vraiment ça, mais la situation était ce qu’elle était, et pour la première fois depuis fort longtemps, il sentit durement qu’il ne pouvait rien faire pour revenir en arrière et recommencer.

Au moins, Kirielle avait des tas de nouvelles connaissances avec qui parler.

Après s’être quelque peu repris, il quitta la chambre et entra dans la cuisine, où une dizaine de personnes étaient déjà rassemblées, quelques-unes encore dans leur petit déjeuner, d’autres le nez plongé dans des tas de papiers et de notes scolaires.

La plupart d’entre eux étaient ses camarades de classe. Akoja, Raynie, Kopriva, Kael, Edwin et Estin étaient tous réunis autour de cette table bien trop petite pour eux tous. Ils arrêtèrent immédiatement ce qu’ils faisaient en voyant entrer Zorian, et le saluèrent joyeusement. Ilsa, assise à une place relativement importante, feuilletait un tas de papiers, et lui accorda un simple hochement de tête avant de retourner à sa tâche. Nochka, Kirielle et Kana se trouvaient au sol, à jouer avec des poupées tout en gênant ceux qui cherchaient à se déplacer dans la pièce. Zorian n’avait aucune idée de la raison pour laquelle elles sentaient nécessaire de jouer à leurs jeux exactement à cet endroit, mais personne ne les en chassait, et il ne le ferait pas non plus.

Quant à Imaya, la propriétaire des lieux, elle travaillait à la cuisine tout en chantonnant quelque chose d’entraînant, le visage radieux d’une femme vivant le meilleur moment de sa vie, malgré la surpopulation locale. Zorian savait qu’elle était payée pour ça, mais ne comprenait malgré tout pas tout à fait cet excès de bonne humeur. Certaines personnes étaient juste comme ça.

Après quelques secondes d’observation, Zorian réalisa qu’il n’y avait plus de chaise libre.

— Voilà ce qui arrive quand on se lève en retard, lui expliqua Kopriva avec enthousiasme.

— Il devrait y en avoir dans la pièce à côté, ajouta Imaya en remuant le contenu d’une marmite géante, ne se tournant même pas pour lui parler.

— Tu devrais peut-être attraper une planche, ou une table basse, lui dit Edwin. La table est un peu pleine à craquer, là.

Réprimant un soupir, Zorian alla se sécuriser une chaise et parvint à se loger plus ou moins de force à la table déjà trop pleine. Il lui fallut une grosse dose de force physique et de discussions, mais il finit par réussir à s’intercaler entre Kael et Naim. Imaya lui déposa aussitôt une assiette sous les yeux avant de s’éloigner, sans jamais s’arrêter de fredonner. Zorian n’eut absolument pas l’occasion de lui dire qu’il n’avait pas faim.

— Il faut vraiment que tu apprennes à t’imposer, dans la vie, le conseilla Naim, à sa gauche.

Zorian leva un sourcil dans sa direction.

— Ce n’est pas toi, qui tentais à l’instant de me chasser de ton côté de la table, à l’instant ? lui demanda-t-il.

— Ouais, enfin, ouais, il faut être plus imposant envers les autres, pas envers moi, répondit Naim en riant.

— Bref. Où est Zach ? demanda Zorian, changeant de sujet.

— Monsieur Noveda est déjà parti, expliqua Ilsa en levant les yeux pour quelques secondes. Il a dit qu’il avait un rendez-vous au tribunal de prévu, et qu’il ne pouvait pas attendre que tu te réveilles.

— D’après lui, tu sauras le contacter, ajouta Kael.

Zorian acquiesça lentement, goûtant finalement à la nourriture en face de lui, sans pouvoir se retenir. Après leur victoire sur Jornak et l’invasion, Zach n’avait pas perdu de temps pour déposer des plaintes officielles contre Tesen. Zorian lui avait conseillé de se calmer d’abord, d’attendre que les choses en ville pussent se tasser un peu, mais Zach n’en entendait mot. Et sa décision eut des conséquences positives et négatives. D’un côté, l’invasion manquée était toujours sous les projecteurs, ce qui signifiait que Tesen était libre de faire taire ceux qu’ils pouvaient payer, sans en subir la colère du public. D’un autre côté, il s’agissait de la première fois qu’il était accusé de quelque chose comme ça, et la royauté cherchait un cas comme celui-là pour faire un exemple public, afin de montrer qu’ils étaient toujours là malgré la débâcle récente.

Zorian ne s’impliqua majoritairement pas dans tout ça. Il faisait confiance à Zach, son ami savait ce qu’il faisait, prétendait n’avoir pas besoin d’aide, et s’y était clairement préparé depuis fort longtemps.

— Ne t’inquiètes-tu vraiment pas, même pas un tout petit peu ? demanda Akoja en fronçant les sourcils. Je veux dire, Tesen est un homme puissant, et il sait très certainement que vous êtes amis. Et s’il décide de s’en prendre à toi pour l’atteindre lui ?

Zorian sourit légèrement. Il trouvait intéressant la façon dont personne, parmi leurs camarades de classe, ne pensait que Zach mentait, concernant ces accusations. Il s’était attendu qu’au moins quelques-uns aurait imaginé toutes ces choses montées de toutes pièces, mais même Akoja, qui n’était définitivement pas appréciative de l’héritier Noveda, le croyait dur comme fer, depuis qu’il avait publiquement annoncé que Tesen l’avait dépouillé de son héritage familial.

— Pas le moins du monde, répondit Zorian. C’est le pire des moments pour tenter d’attaquer quelqu’un à Cyoria. La ville entière croule sous le poids des soldats et des enquêteurs. Tesen devrait être totalement fou pour oser s’en prendre à moi maintenant.

Ce n’était pas entièrement vrai, bien entendu. Tesen avait déjà envoyé des gens afin d’inspecter la maison d’Imaya afin de voir s’il y avait possibilité de tendre une embuscade. Ces personnes avaient simplement disparu une fois leur mission accomplie.

Après quoi le tuteur de Zach n’avait plus tenté quoi que ce fût.

— En effet, confirma Ilsa. De plus, je me suis arrangé pour que l’Académie sécurise la maison à l’aide de barrières additionnelles, maintenant que nous l’utilisons effectivement comme dortoir officiel de secours, et comme salle de classe temporaire. Toute personne qui tenterait de s’infiltrer serait bonne pour une très mauvaise surprise. Et sur ce, je propose que nous commencions notre leçon habituelle, maintenant. Comme vous pouvez l’imaginer, une experte en altération telle que moi est hautement demandée durant une période de reconstruction, alors je ne peux vous accorder autant de temps qu’il le faudrait.

Tous s’accordèrent autour de cette idée, certains plus enthousiastes que d’autres, après quoi Ilsa entama son cours par quelques petites démonstrations. Même Kirielle, Nochka et Kana prêtèrent attention au professeur qui lançait des sorts, n’ayant pas vraiment d’opportunités autres que celle-ci pour observer la façon dont la magie fonctionnait.

L’Académie était temporairement fermée. Elle l’était depuis un mois déjà, depuis ce jour fatidique qui avait vu l’invasion échouer. Non que de nombreuses sections de l’Académie eussent été démolies, mais la plupart des professeurs s’étaient vus recruter par la ville afin de participer à l’effort de reconstruction. Elle devait rouvrir ses portes d’ici une semaine, ne serait-ce que pour faire cesser les cris de rage des parents, qui réclamaient leur argent. Pour l’instant, cependant, le corps étudiant était en attente.

Un grand nombre d’élèves patientaient, exactement comme on le leur demandait, traitant tout ça comme des petites vacances, mais peu étaient ceux acceptant de perdre un mois complet – et payé – à ne rien faire. Ces étudiants s’étaient organisés en petits groupes d’études autonomes en attendant de pouvoir reprendre leur éducation légitime.

Zorian était l’un de ceux dirigeant l’un de ses groupes, concernant sa classe en tout cas. Il savait qu’il y avait parmi eux quelques futurs génies qui se trouvaient très sérieux face à l’idée de devenir un jour un grand mage, et trouver un groupe qui ne serait pas une excuse pour jouer aux cartes la nuit ou quelque tentative égoïste de certains élèves pour se trouver des sous-fifres se serait avéré compliqué.

Cette sorte d’initiative n’était bien sûr pas du genre de Zorian, et il n’y était pas habitué. Il avait en outre été absent pendant la majeure partie du mois précédent, et lorsqu’il avait annoncé qu’il ouvrait un groupe d’études, il fit assurément lever de nombreux sourcils. En revanche, le fait qu’il eût pu parler à Ilsa et à quelques autres professeurs, les poussant à venir offrir cours occasionnels ponctués de démonstrations pratiques gagna immédiatement la confiance de ses camarades. Il ne devait pas y avoir le moindre autre groupe de travail étudiant bénéficiant d’une telle faveur. Zorian devait vraiment avoir fait quelque chose de grand pour que même Xvim, ce professeur sévère et taciturne, ne le lui refusât pas.

Le fait qu’Akoja eût décidé d’abandonner son propre groupe en faveur de celui-ci acheva l’action. Elle était reconnue pour son sérieux et son éthique de travail – si elle désirait rejoindre Zorian, il ne faisait alors certainement pas que plaisanter.

Zorian reçut même quelques requêtes de la part d’autres étudiants. Des élèves d’autres classes désirant rejoindre leur groupe, que Zorian dut refuser pour la plupart à cause des contraintes de temps. Il ne voulait pas passer le plus clair de son temps à enseigner et gérer la structure du groupe. Ce n’était simplement pas une chose qui l’intéressait.

— Je ne comprends pas ce que je fais mal, dans ce sort, se plaignit Kael.

Zorian jeta un coup d’œil vers lui et le livre ouvert dans lequel le sort en question était détaillé.

— Tu ne fais rien de mal, lui expliqua-t-il. Tu lances le sort à la perfection. Tes compétences en mise en forme ne sont simplement pas assez élevées. Je peux te montrer quelques exercices, si tu veux.

— Super, grommela le Morlock. Encore des exercices de façonnage du mana. Tu me fais vraiment penser à ce Xvim que tu amènes parfois.

— Ce mec est son mentor, alors c’est logique, nota Kopriva. Si je me base sur ce que j’ai entendu de lui, il faut vraiment devenir un dieu en mise en forme du mana si tu arrives sous son emprise.

— Comme si Zorian en souffrait, grogna Edwin, s’étant lui aussi vu imposer Xvim de force, et ne l’ayant toujours pas digéré, probablement parce qu’il ne se souciait de la magie que si elle lui permettait de fabriquer des golems, et le façonnage du mana était relativement bas dans la liste des priorités. Il est probablement le seul gars de l’Histoire de notre académie à apprécier ce prof et ce qu’il enseigne.

— Vous seriez surpris d’apprendre combien de personnes voient monsieur Chao comme un génie de l’enseignement, fit remarquer Ilsa. Bien que la plupart des gens n’apprécient pas ce génie, il y a toujours un ou deux élèves qui ont ce qu’il faut pour arriver à prospérer sous sa tutelle. Il n’a pas conservé son travail à l’Académie pendant toutes ces années sur un coup de chance, vous savez ?

— Nous comprenons qu’il est bon dans ce qu’il fait, mais a-t-il vraiment besoin de le faire de façon si mesquine et sévère ? se mit à bouder Kiana. La dernière fois qu’il est venu, il m’a dit que mes compétences en façonnage du mana étaient complètement inadéquates. Je suis plutôt sûre qu’elles sont moyennes, en me montrant pessimiste.

— En fait, elles sont bien au-dessus de la moyenne maintenant, intervint Zorian, et c’est presque totalement dû à Xvim et à sa façon de te pousser encore et encore à chaque fois qu’il vient.

— Chouchou, lui répondit-elle en pouffant.

Il était presque sûr qu’elle était là uniquement parce que Raynie venait, et pas parce qu’elle était vraiment impliquée dans l’amélioration de ses compétences magiques… Mais à son crédit, elle tentait vraiment de ne pas se laisser distancer par le reste du groupe, refusant d’être celle qui serait à la traine. Aussi, à chaque fois que Xvim la critiquait et la poussait à faire mieux, elle faisait effectivement de son mieux pour être à la hauteur du défi.

Elle ne l’appréciait pas pour l’instant, mais Zorian savait qu’elle allait comprendre un jour, comprendre que Xvim lui offrait une énorme faveur en la traitant ainsi. Comme lui avait fini par le comprendre. Xvim était devenu l’une des personnes pour qui il avait le plus grand respect, et il savait que peu de gens dans sa vie allaient pouvoir rivaliser. D’ailleurs, si beaucoup de personne payeraient une fortune pour se voir instruire par un archimage, ce n’était pas pour rien. Xvim était ainsi, doué, puissant, et mesquin. Tout ce qu’il fallait pour progresser. Le professeur parfait pour qui savait se montrer volontaire.

Après un moment, Ilsa s’excusa et quitta les lieux. Le groupe continua à interagir et s’aider mutuellement pendant encore un certain temps, suite à quoi ils finirent par partir à leur tour, peu à peu, et le groupe devint de plus en plus réduit. La table, si peuplée plus tôt dans la matinée, se vida et redevint silencieuse.

À la fin, seuls restaient là Zorian et Raynie. Zorian avait songé partir lui aussi, mais il pouvait voir dans les regards de Raynie, ainsi que dans les émotions qu’elle laissait échapper, qu’elle voulait lui parler, aussi resta-t-il patient et muet.

L’invasion avait été empêchée. Panaxeth resterait scellé. Il n’y avait plus de danger urgent pouvant occuper son attention en permanence. Il pouvait finalement perdre une heure ou deux de sa vie, et ne pas s’en sentir mal parce qu’il devait courir après le temps, qui ne l’attendait pas.

— Je viens juste de réaliser que ça fait un mois complet, et je ne t’ai jamais remercié de m’avoir aidée à retrouver mon frère, finit-elle par dire, un peu hésitante.

Zorian ne sut que répondre à ça. Comme elle n’en avait pas fait mention depuis lors, il s’était dit qu’elle désirait prétendre que tout ça n’était jamais arrivé.

— Désolée, s’excusa-t-elle en jouant avec ses doigts, mal à l’aise. Je sais que c’est tard et —

— Je ne t’en veux pas, la rassura Zorian. Je n’ai pas fait grand-chose, pour être honnête. Je t’ai mis en contact avec les bonnes personnes. Tu as fait le reste, en organisant les contremesures de la part des métamorphes toi-même. Qu’ai-je fait de plus, vraiment ?

— Tu as déjà entendu parlé de ça ? s’étonna-t-elle en relevant la tête. Attends. Bien sûr que tu en as entendu parler, qu’est-ce que je raconte ? Après ce que j’ai vu ce soir-là, ce serait une aberration si tu n’avais rien entendu de ce qui est arrivé.

— J’ai ouï-dire que tu as sauvé ton petit frère avec succès, fit remarquer Zorian.

— Les chats et les pigeons ont sauvé mon petit frère, corrigea-t-elle. J’ai juste aidé la police à les contacter et les convaincre de m’aider. Puis, je me suis contenté de rester de côté en attendant de voir s’ils allaient réussir. Bien que les journaux m’aient crédité le succès de toute l’opération, et que la police ait insisté pour que je sois le visage public de cette opération. Je ne le comprends pas vraiment.

Qu’y avait-il à comprendre ? Elle était une jolie adolescente portant sur ses épaules une histoire émotionnelle et qui avait tout fait pour secourir son petit frère des griffes de monstres sanguinaires. La police ne voulait pas dévoiler de détails sur ce qu’ils faisaient réellement avant que les forces d’Eldemar finissent leur enquête, et c’était un bon moyen de distraire le public. Et puis, c’était une histoire qui finissait bien, et Eldemar adorait pousser ce genre de choses à la face du public.

Il ne donna pas voix à ces idées, bien sûr.

— Je suis presque sûr que faire coopérer ces deux groupes de métamorphes n’a pas été facile du tout, alors ne te rabaisse pas tant, lui fit-il cependant remarquer. Cela dit, j’ai l’impression que tu n’en fait pas vraiment mention parce que tu es ennuyée par l’exposition médiatique dont tu es le centre. Qu’est-ce qui te déprime tant ?

— Je ne déprime pas, c’est juste… ma famille m’a invitée à rentrer à la maison, admit-elle en soupirant.

— Ah, comprit Zorian, qui y réfléchit pendant une seconde. Est-ce un problème ? Tu as été essentielle dans le sauvetage de ton petit frère. Ils devraient t’accueillir comme une héroïne.

— Ils pourraient le faire, supposa Raynie. Ou peut-être qu’ils m’accuseront d’avoir outrepassé mes droits lorsque j’ai promis l’aide de notre tribu en échange de l’aide que nous avons reçue. Je ne sais vraiment pas ce qu’il va se passer lorsque je vais rentrer, et ça me fait peur.

Zorian n’y répondit rien.

— Je ne sais pas pourquoi je te raconte tout ça, lâcha-t-elle après un moment de silence. Ce n’est pas comme si je m’attends à ce que tu puisses m’aider. Tu as déjà fait tant et plus, et c’est largement suffisant. Je suppose que je voulais juste me plaindre à quelqu’un d’autre que Kiana, pour une fois. Elle commence à en avoir assez, ces derniers temps, je pense. Elle pense que se faire encenser par les journaux est une bonne chose, et que j’agis comme un bébé.

— Les journaux se servent de toi pour faire diversion et se retourneraient contre toi à la seconde où ça servirait leurs intérêts, alors ne pas te laisser ça monter à la tête est une bonne chose. Pourtant, je ne pense pas que tu doives t’inquiéter. Je parie que ta famille ne sait pas non plus ce qu’il va se passer lorsque tu y retourneras. Ils veulent probablement simplement comprendre où ils en sont avec toi, parce que tu les as quand même sacrément surpris… pour le meilleur et pour le pire.

Leur conversation fut interrompue par un énorme bourdonnement provenant du disque de pierre attaché à la ceinture de Zorian, qui baissa les yeux, ennuyé. C’était un outil de communication que la Maison Aope lui avait donné afin de pouvoir le contacter, bien que Zorian eût du mal à appeler ça un outil. Il ne s’agissait que d’une pierre qui vibrait quand une seconde pierre le lui ordonnait, et elle ne faisait rien de plus. Plutôt que de transmettre des informations utiles, le disque de pierre ne faisait que lui dire que des représentants de la Maison Aope désiraient le voir dès que possible. Il voulait tellement leur fournir un vrai outil de communication, petit et discret, facilitant la télépathie entre des personnes éloignées, mais fabriquer un tel engin ne manquerait pas de soulever trop de questions.

— Je vais devoir te laisser là, dit-il à Raynie.

— Les Aranea ? chercha-t-elle à deviner.

Zorian acquiesça.

— Je n’arrive toujours pas à croire ce que tu as fait pendant tout le mois dernier, quand tu étais absent, dit Raynie. Apprendre la magie mentale chez des araignées géantes dans les souterrains…

— Il n’y avait pas d’autre moyen, rappela Zorian. Mon empathie était hors de contrôle et elles ont été les premières, les seules, à réaliser ce qui se passait, et toujours les seules disposées à m’aider. Je leur suis infiniment reconnaissant pour leur aide.

Malheureusement, bien que Zach et Zorian eussent réussi à garder leur implication dans toute cette histoire d’invasion secret, il n’y avait pas moyen d’effacer le fait que Zorian fût proche des Aranea. La Toile Cyorienne ne pouvait pas se cacher des enquêtes menées par les autorités d’Eldemar, et avaient demandé à Zorian de passer une sorte de marché avec l’administration de la ville. Une tâche difficile, qui lui avait donné de nombreuses migraines au cours du mois, mais qui avait bénéficié du support de la Maison Noble Aope. Sans ça, ç’aurait probablement été mission impossible. Zorian était peut-être un maître mage mental, mais il ne pouvait décemment pas forcer l’intégralité de la bureaucratie royale à accepter contre leur gré qu’une bande d’araignée télépathes intelligentes étaient leurs alliées. D’ailleurs, il ne voudrait pas être si autoritaire, même s’il avait pu.

Malheureusement, cela signifiait également que le fait que Zorian fût un mage mental inné ne pouvait être enterré. En revanche, bien que les gens furent certains qu’il était un débutant total en la matière, il remarqua que de nombreux mages érigeaient déjà des boucliers mentaux à chaque fois qu’ils se trouvaient en sa présence. Son empathie lui disait qu’il effrayait certaines personnes à vue.

Il avait peur d’imaginer ce qu’il se passerait si l’étendue réelle de ses capacités était révélée.

— Bon, conclut Raynie. Ne me laisse pas te retenir plus longtemps. Je devrais vraiment y aller, moi aussi.

— Je suppose que je ne te verrai plus à nos réunions de groupe ? supposa Zorian.

— Ah. Oui, c’était l’autre chose que je voulais te dire. Je savais que j’oubliais quelque chose, répondit Raynie en se frappant légèrement le front. Je vais rentrer chez moi demain, et j’y resterai probablement jusqu’à la réouverture de l’Académie.

— Nous nous reverrons en classe, dans ce cas, résuma Zorian.

— J’espère.

Tous deux se firent alors leurs adieux et la cuisine ne fut bientôt plus qu’une pièce vide et silencieuse.

Mais pas pour longtemps. Chez Imaya, le calme n’aimait pas régner.

 

___

Vien qu’il fût horrible de le dire ainsi, Akoja devait avouer que l’invasion était la meilleure chose qui lui fût arrivée depuis un bon bout de temps.

Elle se sentait toujours coupable, lorsque cette pensée la tiraillait. Tant de personnes étaient mortes, avaient perdu leurs maisons, leurs travails en même temps que leurs ateliers, et elle devrait se sentir vraiment désolée pour elles. Et c’était le cas ! Mais il était également irrésistiblement vrai que les conséquences immédiates avaient insufflé un nouveau sens dans sa vie, lui offrant à la fois une vision claire sur ce qu’elle désirait et des opportunités qu’elle aurait autrement manquées.

Durant le mois qui avait mené à l’attaque de la ville, elle s’était sentie perdue, et plus qu’un peu amère. Elle mettait tant de forces et d’énergie dans ses études, dans son rôle de délégué de classe et d’élève modèle, et quelque part, elle sentait qu’elle le faisait pour rien. Deux ans d’un travail fastidieux ne lui avaient pas offert une quelconque position avantageuse, ou ouvert de portes. Ces années n’avaient fait que pousser les autres étudiants à la regarder avec une certaine forme de distance, presque de mépris. Parfois, lorsqu’elle se trouvait seule dans sa chambre, elle ne pouvait s’empêcher de se demander si elle ne faisait pas que perdre son temps…

Et l’invasion frappa, et c’était terrifiant. Elle ne fut témoin que d’une toute petite portion des combats, mais ce qu’elle vit lui fit réaliser qu’elle n’était qu’un insecte impuissant, à la merci totale de forces qui la dépassaient, qui dépassaient son entendement ou toute logique qu’elle aurait pu posséder. Lorsque la poussière retomba, et qu’elle observa les ruines de son ancien dortoir, sous lesquelles se trouvaient toutes ses possessions détruites, elle ne ressentit ni colère, ni désespoir en face de tout l’argent perdu, ou du temps et des efforts qu’elle allait devoir fournir pour tout remplacer. Au lieu de ça, elle sentit un feu s’embraser en elle, la pressant intensément de se lancer de plus belle dans ses études, et de s’améliorer afin de s’assurer que ce genre de choses n’arrive plus jamais. Lorsque la guerre viendrait frapper à sa porte à nouveau, elle voulait être prête.

Et la guerre arrivait. Tout le monde le savait. Akoja n’était pas la plus grande avaleuse de médias, mais elle lisait suffisamment d’articles et écoutait assez de rumeurs pour savoir qu’Eldemar allait bientôt lancer une expédition punitive sur Ulqaan Ibasa, sans doute dans les mois à venir. Bien que cela risquerait de laisser Eldemar vulnérable à des attaques opportunistes de Falkrinea et Sulmanon, il était impossible d’encaisser ce qu’il s’était passé sans y répondre. La seule chose que les gens ignoraient, c’était l’ampleur de la frappe, et jusqu’où Eldemar était disposé à aller pour venger Cyoria.

Dans tous les cas, si Akoja avait été seule, peut-être que sa nouvelle motivation n’aurait pas duré bien longtemps, et aurait lentement disparu dans les semaines à venir, la laissant à nouveau là, à se poser des questions sur elle-même. Beaucoup de gens fuyaient la ville, en particulier des étudiants comme elle et des travailleurs qui vivaient normalement ailleurs et ne venaient à Cyoria que pour gagner de l’argent. Une paire de filles de Korsa à qui elle parlait de temps à autre avaient déjà été transférée dans une autre académie, loin de là, leurs parents totalement terrorisés par l’attaque et en prédisant une autre dans la foulée – ils ne pouvaient se tromper, ils savaient bien comment les choses se passaient dans une grande ville. Le grand public ne savait toujours pas, après tout, comment les Ibasiens avaient fait pour pénétrer la ville en masse, pour frapper si profondément au cœur du territoire, alors qui pouvait prétendre que ça n’arriverait plus ?

Les parents d’Akoja désiraient également la transférer, proposition qu’elle avait déjà refusée. Cyoria était peut-être dangereuse, mais elle devait rester.

Elle devait rester, parce que Zorian s’y trouvait.

Et ce n’était pas uniquement parce qu’elle en pinçait pour lui. Elle parlait aux gens, et il était évident que le groupe d’études qu’il avait créé était le meilleur du lot, et de loin. Il avait des professeurs à disposition, et même des mages ne faisant pas partie de l’Académie. Un seul groupe avait réussi à obtenir ces faveurs, et Zorian lui-même était bien trop doué pour son âge. Il possédait une capacité totalement surhumaine pour cibler les problèmes qu’avaient ses camarades, et savait y répondre, facilement et avec précision. Akoja avait comparé ses progrès durant ce dernier mois avec deux autres filles qui avaient payé des sommes folles pour pouvoir entrer dans un des meilleurs groupes, là-dehors, et elle en avait été choqué. Elle les battait haut la main, les doigts dans le nez et un œil fermé. Enfin, peut-être juste haut la main, mais quand même. La comparaison était inutile.

Elle ne savait pas qu’en penser. L’une des choses qu’elle aimait chez Zorian, c’était qu’il était comme elle. Un type normal, issu d’une famille commune qui tentait vraiment d’obtenir des résultats en étudiant à fond. Elle avait toujours été jalouse des étudiants au grand nom, qui venaient de grands familles et possédaient de grandes capacités dues à une lignée qu’ils avaient obtenue sans rien faire, et il était rafraîchissant de côtoyer quelqu’un avec qui on pouvait se sentir soi-même. Il était un peu inamical et manquait de tact, mais elle comprenait. Elle-même était souvent décrite comme une connasse déprimante, alors ils avaient au moins ça en commun.

Mais ce nouveau Zorian la perturbait. Elle en vint à se demander si elle le connaissait vraiment. Il était plus compétent et avait bien plus de relations que dans ses souvenirs, et possédait apparemment une magie mentale innée. Si injuste. Pourquoi n’avait-elle pas un célèbre grand frère et une lignée secrète ? Comment une fille normale comme elle pouvait même être censée lutter contre ça ?

Mais bon. Elle finit par décider que ça n’avait pas d’importance. Peut-être que les raisons pour lesquelles elles l’appréciait étaient illusoires, mais elle l’aimait beaucoup malgré ça. Et puis, il l’aidait à devenir meilleure.

Pour tout ça, elle devait rester en ville.

Il aurait été mieux si elle n’avait pas perlé de ça de cette façon dans la lettre qu’elle avait écrite à ses parents, parce que maintenant, ils voulaient le rencontrer. Elle connaissait son père – il allait définitivement venir à Cyoria et confronter Zorian en personne si elle ne parvenait pas à désamorcer la situation. Il fallait espérer que la deuxième lettre les atteignît à temps…

Pourtant, il s’agissait là d’un souci pour un autre jour. Pour l’instant, elle allait simplement se promener en ville avec Kopriva et Kael, pour faire quelques achats sans importance, pour s’aérer l’esprit. Toutes ses possessions avaient été détruites, après tout, et elle n’avait pas encore eu la chance de les remplacer. Kopriva était dans la même position, tandis que Kael n’avait pas beaucoup de possessions pour commencer.

Ni Kopriva, ni Kael n’étaient des personnes avec qui Akoja n’aurait voulu s’associer avant l’attaque. Kopriva était issue d’une famille de criminels, et Kael était un Morlock. Pas des gens qu’une demoiselle respectable comme elle pouvait côtoyer. Cependant, les époques étranges créent des amitiés étranges, et ayant appris à les connaître depuis la catastrophe, elle les trouvait désormais très bien.

— Attends, alors Zach t’as acheté un laboratoire entier ? demanda Kopriva, incrédule.

— Eh bien, un bâtiment endommagé, récemment abandonné, mais qui peut être reconfiguré en laboratoire. Mais oui, acquiesça Kael joyeusement. Maintenant, je peux enfin arrêter de faire peur à Miss Kuroshka avec toutes mes expériences dans sa cave.

— Honnêtement, tu nous faisais peur aussi, nota Kopriva. Les expériences alchimiques… Ce n’est pas quelque chose que tu devrais faire juste en-dessus de là où les gens dorment, même si les lieux sont lourdement protégés. Pourtant, je suis surpris que Zach ait été d’accord pour sortir ce genre de somme pour toi. Même s’il a été endommagé par l’attaque, un bâtiment de Cyoria est toujours fatalement coûteux.

— Beaucoup de gens vendent, ces jours-ci, nota Kael. Les prix baissent.

— Je suis presque sûre que c’est Zorian qui a convaincu Zach de dépenser pour ça, soupira Akoja.

Elle n’aimait pas Zach. Elle était désolée pour lui après sa récente révélation concernant son tuteur qui aurait volé son héritage, mais… juste un peu. Il était l’incarnation de tout ce dont elle était jalouse quand il était question de l’élite des mages d’Eldemar, sauf qu’il n’essayait même pas de faire quelque chose de sa vie, préférant se contenter de sa vie de clown. Elle espérait que Zorian, son nouvel ami, l’aiderait à corriger le tir, mais elle n’en mettait pas sa main à couper.

— Probablement, confirma Kael. J’ai été surpris quand ils m’ont dit n’être amis que depuis avant les vacances d’été. On dirait deux compères à la vie à la mort, qui se connaissent depuis des années.

— Ouais, j’imaginais d’abord que Zorian tirait simplement avantage de la fortune de Zach, mais je commence à en douter, murmura Kopriva. Il a une sérieuse source monétaire, lui aussi, je peux le dire.

— Une source ? s’étonna Akoja. Qui viendrait de quoi ?

Après tout, il était un adolescent comme elle, comment aurait-il pu avoir une sérieuse source monétaire ?

— Des ventes, expliqua Kopriva. Je ne sais pas ce qu’il vend, mais ça doit être plutôt rare et profitable, parce que les gens le demandent beaucoup, tout le monde veut entrer en contact avec lui.

— Tu veux dire… dans tes cercles ? s’inquiéta Akoja.

— Oui, dans mes cercles, si mit à rire Kopriva. Je suis navrée, mais ton amoureux n’est pas aussi clair que tu l’imagines.

— Je ne vois pas de quoi tu parles, s’empressa de rétorquer Akoja. Nous sommes juste collègues.

— Ouais, bien sûr.

— Dites… Désolé d’interrompre votre conversation, lança soudain Kael, mais l’une d’entre vous a-t-elle récemment trouvé un livre… ou une collection de notes, peut-être, dans sa chambre ?

— Quoi ? Quel genre de livre ? s’enquit Akoja. De quoi parles-tu ?

— Un livre que vous n’avez définitivement pas acheté, et des notes que vous n’avez définitivement pas écrites, clarifia Kael. Juste… là, sur votre table de nuit, pleines de secrets magiques qui semblent totalement taillés pour vous, et vous seul…

Il y eut une seconde de silence, tandis que les filles enregistraient l’information.

— C’est sérieusement arrivé ? s’exclama soudain Kopriva. Tu as trouvé un livre et des notes dans ta chambre —

— Dans ma chambre verrouillée, clarifia Kael. Ma chambre verrouillée et entourée de barrières magiques. Barrières qu’Ilsa a confirmées intactes par la suite.

— …et qui contiennent un cadeau de connaissances spécialement fait pour toi ? termina Kopriva. Espèce d’enfoiré de Morlock, d’abord un riche héritier t’achète ton propre laboratoire, et maintenant ça ? Comment peux-tu être si chanceux ?!

— Le plus dérangeant, hésita Kael, ignorant l’éclat de Kopriva, est que certains des passages utilisent les mots exacts, les codes, symboles… Tout est comme écrit de ma propre main. Ça arrive encore et encore, tout au long des notes, au point que je puis être sûr que personne ne pourrait falsifier cette façon d’écrire.

— Qu’est-ce que tu essayes de dire ? demanda Akoja, ne comprenant pas vraiment.

— C’est mon style d’écriture, ma façon de coder mes notes, répéta Kael. Je possède là plusieurs années de recherches alchimiques et médicales, qui coûteraient probablement des sommes capables de ruiner un pays, et qui semblent être écrites de ma main, alors que je n’en ai aucun souvenir. Pire que ça, ces recherches auraient dû prendre tant de temps qu’il est impossible qu’on m’ait effacé ces souvenirs, trop de passages de ma vie seraient inconsistants. Je ne sais pas qu’en penser.

Les deux filles gardèrent le silence. Leur premier instinct voulut les faire nier l’idée, totalement absurde.

Mais les temps étaient fous, et rien n’était trop absurde en ces temps fous. Alors, elles restèrent muettes et repoussèrent le sujet vers le fond de leurs esprits, mis de côté mais non oublié, et allèrent faire leurs emplettes en paix.

 

___

 

 

Elayer Inid était l’enquêteur spécial dépêché par la couronne d’Eldemar afin de découvrir ce qu’il s’était réellement passé à Cyoria le jour de l’attaque, et il n’était pas content. Pas content du tout.

Ce n’était pas uniquement à propos d’une puissance étrangère capable de frapper loin dans le cœur d’Eldemar à leur bon gré. Ce n’était pas uniquement à propos de la trahison étendue parmi les plus hauts gradés de l’administration, qui avait permis à l’invasion de progresser comme elle l’avait fait.

C’était surtout à propos du fait que quelqu’un avait stoppé l’invasion et sauvé la ville, et que ce n’était personne qu’Elayer ne connaissait.

Les gens normaux parlaient souvent d’organisations secrètes mystérieuses et d’ermites énigmatiques se déplaçant dans les ombres d’une société construite, mais en vérité, les organisations possédant un vrai pouvoir et des individus puissants n’apparaissaient pas de nulle part. Il fallait un temps considérable, et des ressources en pagaille pour permettre l’avènement d’un mage d’élite, et encore plus pour bâtir une organisation autour de lui. Le temps que ces puissances grandissantes fussent capables d’exercer leur influence dans le monde qui les entourait, des gens comme Elayer les remarquaient, et savaient qui ils étaient. Lorsque des évènements mystérieux se produisaient, comme celui qui avait eu lieu à Cyoria, les enquêteurs ne savaient jamais qui en était responsable, spécialement si les coupables avaient pris soin d’effacer toutes les preuves. Cependant, ils avaient toujours une idée de qui pouvait être ces personnes, même sans preuves ou sans pouvoir centrer les soupçons sur une personne unique.

Et Elayer avait des tonnes de preuves. Il avait des témoins, des enregistrements magiques, des rapports de terrain des soldats et des mages présents lors de l’attaque, et même des preuves matérielles.

Et tout ce que tout ça lui disait ? Eh bien, c’était que ça ne pouvait avoir été fait par personne dont il avait connaissance. Encore plus dérangeant était le fait qu’après avoir consulté quelques sources étrangères, il n’était toujours pas près de trouver un candidat potentiel. Personne n’avait la moindre idée de qui aurait pu faire tout ça. C’était comme si ces sauveurs s’étaient matérialisés de nulle part, et avaient disparu juste après.

Elayer se tenait en face de l’épave d’un grand golem, les mains croisées dans le dos. À sa gauche, deux chercheurs gigotaient nerveusement sur place, hésitant à parler.

— Hé bien ? leur demanda-t-il impatiemment. Avez-vous identifié le créateur de cette chose ?

— Aucun des fabricants de golems connus n’a produit celui-ci, monsieur Inid, admit l’un des chercheurs après avoir joué avec un pli de ses vêtements et s’être éclairci la gorge. Bien que le cœur d’animation ait été détruit au-delà de toute réparation possible, nous en avons assez pour pouvoir faire d’étonnantes découvertes. Nous sommes certains que tous les fabricants connus n’ont pas pu faire un truc pareil.

— Hmm ? Pourquoi donc ? demanda Elayer, soudain curieux – honnêtement, il avait cru que les ruines de ce golem ne lui donneraient aucune réponse, alors c’était une surprise plutôt agréable.

— Les formules gravées sur le cœur d’animation sont totalement non protégées, dit l’autre chercheur. Pas de codes, pas de tentative pour masquer la méthode de création, rien. Habituellement, les artificiers passent au moins autant de temps à cacher la façon dont ils ont créé le schéma qu’à créer le schéma lui-même. Spécialement les artificiers spécialisés dans la création de golems. Mais il n’y a rien de ça, ici. Quiconque a fabriqué ce truc ne se souciait que de l’efficacité pure, et au diable le secret de fabrication.

— Etes-vous en train de me dire que nous pourrions répliquer ce golem ? s’étonna Elayer.

Alors, là, ce serait quelque chose… Il avait entendu des rumeurs, et lu des rapports… Et il savait à quel point ces golems étaient puissants, quelque chose d’un tout autre niveau que ce qu’on pouvait trouver habituellement dans le domaine. S’ils pouvaient en dupliquer un, alors le gain serait énorme.

Lorsque Elayer vit les deux chercheurs partager un regard entendu, cependant, il savait que ce ne serait pas si simple.

— Le problème, c’est que le cœur d’animation a été démoli, et quelques parties de la formulation qui y est gravée sont manquantes. Même après l’avoir comparé avec les restes des autres golems que nous avons récupérés dans la ville, nous manquons toujours 10% du schéma.

Seulement 10% ?

— Et vous ne pouvez pas remplir les blancs ? demanda Elayer, confus.

— Grands dieux, non, éclata de rire le premier chercheur. Le schéma de ce cœur est le plus complexe que nous ayons jamais vu de notre vie. Tout colle ensemble à la perfection, et la moindre petite erreur provoquerait l’effondrement du tout. Et considérant à quel point les matériaux engagés sont précieux, l’expérimentation serait totalement extravagante. Ne parlons même pas de 10%, même un trou de 1% rendrait ce schéma totalement non viable. À moins de pouvoir mettre la main sur un golem entier, la seule chose qui pourrait nous permettre d’avancer.

— Très bien, soupira Elayer en tournant les talons pour s’éloigner, rapidement suivi par les chercheurs. Et qu’en est-il de ces mystérieux livres dont j’entends parler ?

— Ah, vous voulez dire, les mystérieux cadeaux que certaines personnes ont reçus ? demanda chercheur numéro deux, ce à quoi l’inspecteur acquiesça. Nous n’avons réussi qu’à retrouver certains d’entre eux de ceux à qui ils ont été donnés. La rumeur de leur confiscation s’est rapidement répandue, ainsi que celle qui dit qu’ils ne sont d’aucun danger pour ces gens, et les gens ne nous en parlent plus. Mais du peu d’entre eux que nous avons réussi à récupérer, ils semblent être emplis de nouvelles magies spécifiquement étudiées pour chaque personne en leur possession.

— Si je puis faire une suggestion, il pourrait être prudent de retourner ces livres à leurs propriétaires, nota le premier chercheur. Nous en avons déjà copié le contenu, et ça pourrait motiver les gens à nous laisser en voir d’autres.

— Je vais y réfléchir, accorda Elayer, n’y pensant pas vraiment – il n’aimais pas quelqu’un d’inconnu se promenât ainsi en liberté pour fournir des secrets magiques à d’autres inconnus, vraiment pas du tout. De plus, il avait une profonde impression que leurs mystérieux sauveurs étaient derrière tout ça également. Ces cadeaux étaient des preuves et il allait les garder, en tout cas tant que l’enquête durerait.

De façon énervante, ladite enquête rencontrait beaucoup d’obstacles imprévus. Le Triumvirat avait clairement été impliqué dans cette bataille – il y avait un ANGE GEANT combattant un DRAGON MAGE dans les cieux de Cyoria, par tous les dieux ! – mais ils refusaient de se laisser interroger, et les prêtres impliqués ne purent être rencontrés. La couronne étant peu encline à les offenser, il n’y avait pas plus à faire de ce côté. L’église s’était montrée étonnamment prolifique ces derniers temps, offrant une aide conséquente concernant les antres de nécromanciens, invocateurs de démons ou autres groupes criminels. Elayer n’avait pas la moindre idée de la façon dont ils avaient eu tant d’informations critiques sur le monde criminel d’Eldemar, mais ils les avaient, et ça signifiait qu’ils étaient en position de force et ne pouvaient être interrogés contre leur gré.

En même temps, Elayer avait des difficultés à faire suivre les fonds et le personnel nécessaires à l’enquête. L’attention d’Eldemar était très courte, ces derniers temps. Ils avaient une invasion d’Ulqaan Ibasa à organiser, compliquée lourdement par le fait que les Ibasiens avaient réussi à capturer fort Oroklo furtivement. Ils engouffraient une quantité d’argent phénoménale dans l’effort de reconstruction de Cyoria, afin de rester sur le devant de la scène et redonner le moral, et ces efforts étaient souvent incompatibles avec l’enquête d’Elayer. Sulamnon, Falkrinea, et plusieurs petits pays étaient en ébullition, tentant de découvrir à quel point le royaume avait souffert et s’ils pouvaient tirer leur épingle du jeu pendant que les forces d’Eldemar étaient distraites ailleurs. Et finalement, il y avait ce portail permanent qui liait Eldemar aux jungles de Koth, qui provoquait l’excitation d’absolument tout le monde à cause des incroyables opportunités qu’il présentait. Le portail était clairement lié à l’invasion, mais Elayer et ses hommes n’étaient pas autorisés à l’examiner de près, de peur qu’ils ne détruisissent le précieux, irremplaçable artefact de voyage intercontinental.

Bah. Et puis ses supérieurs se plaignaient qu’il ne fournissait pas de résultats. Bien évidemment qu’il n’avait pas de résultats ! À quoi ces imbéciles s’attendaient-ils exactement, en lui retirant constamment son argent et ses ressources, tout en ne lui laissant pas interroger les gens et examiner ce qu’il devait examiner ?

Mais il était un homme patient. Ses ennemis avaient peut-être gagné ce round, mais il savait que chercher maintenant, et tout le monde dérapait tôt ou tard. Ça pourrait prendre un an, ou dix, mais ils étaient assurés de commettre une erreur.

Et lorsque ça arriverait, Elayer serait là, et il serait prêt.

 

___

 

 

 

Daimen Kazinski passait un mois stressant, mais très excitant. Depuis le jour où il s’était éveillé dans une chambre inconnu à Cyoria, un mois entier de sa vie manquant dans sa mémoire, ce ne fut plus qu’une chevauchée sauvage de révélations folles et de complications insensées. C’était ennuyeux, mais pour dire vrai, il aimait plutôt ça. Une vie saine, ennuyante, n’avait jamais été la chose qu’il convoitait. Il en voulait un peu à son petit frère pour avoir effacé un mois de sa vie afin de sauver son ami, mais il le comprenait. Il aurait certainement fait la même chose, à sa place.

Au minimum, Daimen pouvait sereinement dire qu’il avait énormément profité de cette histoire de boucle temporelle. Non seulement Zorian lui avait offert un véritable trésor de recherches et de notes qu’il avait apparemment réalisées lui-même pendant cette boucle temporelle, mais il avait également indirectement permis aux Taramatula de se faire propriétaires de ce portail permanent liant Eldemar et Koth.

Un portail intercontinental permanent… Les possibilités brutes qu’ouvrait cette chose étaient à couper le souffle. Les forces d’Eldemar sécurisèrent rapidement leur côté, mais ils ne tentèrent pas de passer à travers pour monopoliser la totalité de l’artefact. Il serait bien trop facile pour les Taramatula de détruire leur côté, et ruiner le tout, pour tout le monde. Aussi, le Royaume d’Eldemar et les Taramatula se trouvaient tous deux désormais en possession d’un lien dimensionnel permanent entre les deux continents. Les deux parties étaient clairement conscientes des bénéfices que tout ça allait impliquer, et comme Daimen était connecté de très près à chacune d’entre elles, il fut souvent demandé afin de servir d’intermédiaire dans les négociations.

Et puis il avait Zorian… son petit frère, le voyageur temporel. Bon, ce n’était pas vraiment un voyage temporel, mais ça aurait tout aussi bien pu être le cas, du point de vue de Daimen. Il avait été témoin d’un futur glauque et morbide, et était revenu en arrière afin de changer les choses, en sauvant autant de personnes que possible dans le même temps.

Et afin de pouvoir faire tout ça, il avait été obligé de tuer l’original, et voler son corps.

Daimen aurait aimé dire qu’il était déchiré à propos de cette révélation. Zorian avait raison : dans un sens strict, son petit frère avait été assassiné et remplacé par un imposteur. Il devrait être outragé. Il devrait être profondément perturbé par les implications d’un tel acte, tout comme Zorian lui-même l’était.

Mais il ne l’était pas. Peut-être parce que la situation était si ridicule, peut-être parce qu’il était trop compliqué de savoir ce qu’il ressentait. Peut-être parce que, d’après l’admission même de son petit frère, l’original le détestait avec virulence. Ou peut-être encore était-ce parce qu’il savait fort bien qu’à la place de Zorian, il aurait exécuté son original sans hésitation et n’y aurait plus jamais pensé. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il avait dit à Zorian que tout irait bien, et qu’il ne devait pas s’en inquiéter. Il avait fait ce qu’il devait.

Peut-être que Daimen imaginait des choses, mais il crut voir un léger soupçon de gratitude dans le regard de son frère suite à ces mots. Il n’avait pas prévu que le tout-puissant voyageur temporel pût donner un tel poids à son opinion. Intéressant.

Maintenant, ils étaient là – chaque Kazinski de la fratrie, rassemblés. Daimen, Zorian, Kirielle et Fortov, assis l’un à côté de l’autre à la gare de Cyoria, attendant le prochain train.

Leurs parents arrivaient en ville.

C’était plutôt drôle, en réalité. Si ses parents étaient arrivés à Koth comme prévu, ils auraient pu arriver bien plus tôt. Daimen se serait arrangé pour qu’ils pussent traverser le tout nouveau portail indercontinental liant Koth et Eldemar, et ils auraient mis les pieds à Cyoria avant de dire ouf. Hélas, ils avaient entendu pour l’attaque sur Cyoria alors qu’ils avaient presque atteint leur destination, et avaient décidé de prendre un autre bateau pour faire immédiatement demi-tour. En conséquence de quoi ils avaient passé presque un mois complet en transit avant de pouvoir retrouver Eldemar.

Soupirant intérieurement, Daimen remarqua que personne, excepté lui, n’avait l’air excité par cette arrivée. Zorian était ennuyé et désintéressé, comptant clairement en finir rapidement avec ça avant d’en retourner à ses affaires. Fortov semblait nerveux et peu sûr de la façon dont il devait se comporter. Son autre petit frère avait agi étrangement depuis que Daimen lui avait fait évacuer Cyoria avec Kirielle, et Daimen n’avait aucune idée de ce qu’il avait en tête à cet instant, mais il n’était assurément pas pressé de voir les parents arriver. Kirielle, quant à elle, jouait avec la boule à neige que Zorian lui avait achetée un peu plus tôt, mais Daimen pouvait sentir sa nervosité sous une façade nonchalante.

Il aurait dû amener Orissa. Il l’avait laissée derrière parce qu’il ne voulait pas provoquer ses parents durant cette réunion particulière, car ils allaient être suffisamment stressés comme ça, mais il se demandait maintenant si sa présence aurait pu être, au contraire, une note positive.

Il était cependant trop tard pour évoquer de tels regrets. Le train entra en gare et les gens commencèrent à débarquer ; il ne fallut pas longtemps pour que Daimen vît ses parents.

Ils ne possédaient pas énormément de bagages. Daimen grimaça intérieurement. C’était logique, puisqu’ils avaient probablement abandonné la plupart de leurs affaires en s’arrêtant à Cirin. Pourtant, le fait qu’ils ne portassent pratiquement rien signifiait qu’ils s’attendaient de cette visite qu’elle fût extrêmement courte. C’était… probablement un moment qui n’allait pas être agréable.

Peu après, tous les virent. Les deux groupes se rejoignirent rapidement.

— Par tous les dieux, les enfants, vous faites quoi, dans cette ville ? se plaignit sa mère au moment où elle put se faire entendre.

— Maman… tenta Daimen, en vain.

— La ville entière était assiégée jusque récemment. L’Académie est fermée. Pourquoi n’êtes-vous pas déjà de retour à Cirin ? continua-t-elle.

Leur père gardait le silence, les étudiant simplement en silence et avec attention. Une fois qu’il constata qu’aucun d’eux n’était blessé, il sembla se détendre. La plupart n’allaient pas être capable de le déceler, mais Daimen était le plus proche de leur père, parmi toute la fratrie, et il savait lire ses réactions mieux que quiconque.

— Oh, peu importe, n’arrêta pas de jacasser madame Kazinski, je vais vous aider à faire vos bagages et nous serons de retour à Cirin dès demain.

— Quoi ? Non, nous n’irons pas, lui dit simplement Zorian sur un ton las.

— Zorian, laisse-moi gérer ça, s’il te plaît, s’empressa d’intervenir Daimen.

Le patriarche fixa Zorian d’un regard perçant, un geste qui mettait habituellement son fils sur la défensive, instantanément. Bien sûr, ce Zorian-là n’était plus le gamin qui aurait pu réagir ainsi. Il n’avait pas vraiment parlé de la famille, mais Daimen avait la forte impression que Zorian n’avait pas vraiment interagi avec les parents au cours de ces dix ans de boucle temporelle. Tous deux étaient pratiquement devenus des étrangers à ses yeux, et son attitude le laissait paraître.

Cela, bien plus que le fait qu’il eût tué son original pour prendre sa place, perturbait grandement Daimen.

— Il semble que tu aies appris à te défendre bec et ongles durant ton séjour ici, fit remarquer son père, l’observant toujours intensément, sans dire si cela était bon ou mauvais – mais Daimen savait que cette remarque impliquait les deux : il aimait quand ses fils montraient une attitude ferme et décisive, mais ne tolérait pas le manque de respect envers eux.

— Zorian est juste à fond dans ses études, expliqua hâtivement Daimen, en lançant un regard à Zorian, lui intimant mentalement de la fermer, sentiment que le petit frère allait capter, il en était certain. Juste parce que l’Académie a fermé temporairement ses portes ? Voyons, ça ne veut pas dire que nous nous tournons les pouces. Zorian a organisé un groupe d’études et ils continuent leur apprentissage en privé, avec l’aide de professeurs.

— Mais Kirielle — tenta la mère.

— J’aime être ici ! s’exclama immédiatement la principale concernée. J’ai des amies, et tout !

— C’est dangereux, ici, dit fermement sa mère, avant de laisser son regard errer sur ses enfants. Je regrette de ne pas l’avoir prise avec moi cette fois, mais ce qui est fait est fait. Ce que je ne comprends pas, c’est comment vous avez pu la laisser rester ici dans ces circonstances. Elle doit être terrifiée après ce qui est arrivé !

— Mais non ! protesta Kirielle, confuse.

— Silence, lui intima la mégère.

Kirielle se recroquevilla aussitôt sur elle-même, boudeuse.

Du coin de l’œil, Daimen put voir l’expression de Zorian s’assombrir, et il ne cherchait même pas à le cacher. De tous ceux présents ici, Kirielle était la seule dont Zorian se préoccupait à ce moment. Fortov ? Il s’en fichait. Daimen lui-même ? Zorian savait mieux que quiconque qu’il pouvait se débrouiller seul, et qu’il saurait demander de l’aide s’il en avait besoin. Mais Daimen était certain que Zorian serait tout à fait capable de faire des ennemis de sa famille entière pour le bien de Kirielle, ce qui était plus qu’un peu dérangeant à ses yeux. Kirielle était certes une mignonne petite fille, mais elle pouvait être une immense peste parfois. Zorian… n’avait jamais été du genre à supporter ces moments-là.

— Peu importe. Si Zorian est aussi occupé que tu le dis, qu’en est-il de Fortov ? continua la mère en chef. Il aurait pu ramener Kirielle à Cirin, non ?

— Oui, c’est déjà un étudiant raté qui gaspille son temps et notre argent ici, confirma le père. Pourquoi ne pas se rendre utile pour une fois ?

— Toi ! protesta l’étudiant raté, visiblement outragé.

— Ai-je tort ? le défia son père.

— Pourquoi me renvoyer à la maison si c’est ce que tu penses de moi ?!

— S’il te plaît, papa, le pressa Daimen. Écoute, je sais que Fortov a eu quelques soucis avec ses études récemment…

Le père pouffa de rire. La mère soupira. Fortov grinça des dents, furieux et amer.

— …mais je l’ai aidé, ces derniers temps, et je suis sûr qu’il va rapidement changer, termina Daimen.

Il avait apparemment promis de s’occuper de Fortov, dans la boucle temporelle, semblait-il. Bien que Daimen ne s’en souvînt pas, il devait admettre que Fortov avait besoin d’aide. Zorian avait certainement mis les choses au clair, ou qu’en savait-il. Apparemment, un petit frère refusait de s’occuper de l’autre, malgré le fait qu’il eût vécu dans la même ville pendant des années.

Dans toute sa nouvelle maturité, ce nouveau Zorian était clairement toujours Zorian… et il savait, par tous les dieux, nourrir une rancune.

— Et pour combien de temps cela va-t-il durer ? tenta de le coincer son père. Tu vas retourner à Koth très bientôt, j’imagine, et il sera à nouveau ici, seul. Je doute qu’un mois de plus fasse une quelconque différence.

— En fait, je vais être présent à Cyoria bien plus souvent que prévu, répondit Daimen. Ne vous êtes-vous pas demandés comment j’ai fait pour arriver ici avant vous ?

Père et mère se regardèrent, confus.

— Hé bien, je suppose que tu as utilisé le réseau de téléportation, tenta sa mère sur un ton évident.

Daimen secoua la tête, souriant très légèrement.

— Papa, maman… Je veux vous montrer quelque chose. Désirez-vous que je vous présente ma fiancée maintenant ? On peut, si vous le souhaitez. Après tout, c’est ce pourquoi vous étiez à Koth.

— Quoi ? Elle est venue avec toi ? s’exclama sa mère, incrédule.

Daiment comprenait sa réaction. Un individu comme lui pouvait raisonnablement parcourir de longues distances sur un coup de tête, mais sa fiancée et son groupe probable de gardes représentait une autre paire de manches.

— Vous verrez, leur sourit-il au visage. Les choses vont changer à l’avenir, je pense. Qui sait, peut-être que le commerce familial va en profiter aussi.

Heureusement, c’était suffisamment intéressant pour distraire les parents, qui ne daignèrent pas les interroger plus avant. Il savait que tôt ou tard, sa mère allait réaliser que Zorian avait déjà commencé à enseigner la magie à Kirielle dans son dos, et que sa tendre fille adorée avait littéralement été attaquée par des assassins pendant l’invasion – rien que parce que Kirielle ne savait pas se taire longtemps – et qu’une fois que ce serait fait, il aurait l’enfer à payer. Pour l’instant, cela dit, la crise avait été évi —

— Zorian ! Hé, Zorian !

Daimen jeta un œil vers la personne qui appelait son petit frère et vit un garçon rondouillet équipé d’un sourire joyeux. Un homme plus âgé, bien vêtu et garni d’une épaisse moustache le suivait d’un pas plus réservé. Probablement son père.

Le truc marrant, c’était que ce nouvel arrivant agissait vraiment comme un ami de Zorian, mais Daiment n’avait jamais vu Zorian interagir avec lui tout court. C’était intéressant, pour en dire le moins.

— Hé, Zorian ! Je vois que tu es déjà de retour, toi aussi ! lui dit l’autre garçon, une fois plus proche.

— Je ne suis jamais parti, Ben, répondit Zorian poliment.

Oh, alors ils se connaissaient. À ce moment, le père moustachu arriva également, et resta silencieux derrière son fils. Il offrit un simple hochement de tête silencieux à la foule déjà présente, avant d’attendre que le jeune daignât se calmer.

— Tu n’es jamais parti ? Mec, tu bosses trop dur, se mit-il à rire. J’ai entendu que tu t’étais fait embrigader pour devenir un ambassadeur pour les araignées géantes. Il faut que tu me les présentes un de ces jours, mec. Ça doit être une sacrée expérience.

Un long silence plus tard, une fois que les frères Kazinski eurent fini de se regarder d’un air gêné…

— Quoi ? reprit Benisek, réalisant qu’il venait de faire une bourde. Qu’est-ce que j’ai dit ?

— Araignées… géantes ? répéta la mère, yeux plissés.

Daimen ne pouvait rien y faire. Il soupira, et tout le monde put l’entendre cette fois.

Au temps pour le désastre évité.

 

___

 

 

Tandis qu’il marchait dans les rues de la ville et observait les efforts de reconstruction autour de lui, Zorian ne put s’empêcher de se sentir satisfait de la façon dont les choses se passaient. Il y avait eu quelques complications çà et là, mais la ville commençait lentement à récupérer, et ni Zach, ni Zorian n’avaient été impliqués dans la catastrophe. Partiellement grâce à Alanic, qui faisait interférence en leur faveur en échange de leur aide pour nettoyer quelques menace d’Eldemar, ainsi que parce que les autorités avaient les mains pleines de toutes sortes de problèmes pour pousser les choses dans leur direction, mais principalement parce qu’ils étaient des étrangers pour la plupart de la population, des personnes anonymes dont il n’existait plus aucune trace notable en relation avec la catastrophe. Zorian espérait sincèrement que lorsqu’ils seraient forcés de révéler certaines de leurs vraies compétences, le temps aurait fait son œuvre, et que les gens ne feraient plus le lien du tout.

Malheureusement, son appréciation silencieuse de la ville était perturbée par le fait que les gens lui offraient continuellement des regards curieux, parfois apeurés, lorsqu’il passait près d’eux, comme s’il était un grand malade.

Bon, ils ne faisaient sans doute pas ça à cause de lui en particulier. C’était sans doute plus probablement à cause de l’araignée télépathe géante qui se promenait à ses côtés dans les rues de la ville. Lance de Résolution semblait complètement imperturbable face à cette réception, et ne donnait aucune indication que ce comportement la dérangeait. Elle semblait totalement ravie de pouvoir arpenter les routes de Cyoria sous la lumière du jour sans se faire attaquer, sans faire face à des cris ou des appels paniqués. C’était déjà une grande victoire pour elle et sa Toile. Une victoire poursuivie depuis si longtemps…

Les Aranea n’avaient pas encore été totalement acceptées par les autorités de Cyoria, à ce point. Légalement, elles étaient toujours considérées comme des monstres ne possédant aucun droit, et une partie des dirigeants d’Eldemar désirait les éliminer purement et simplement, ou au moins les chasser de la ville. Cependant, les Aranea avaient silencieusement amassé un support considérable dans la ville au cours des années, et il n’y avait pas de pénurie de gens s’avançant pour se porter garants et parler d’elles en de bons termes. Plus important, même les critiques qui les considéraient comme de dangereux parasite télépathes durent admettre qu’elles étaient essentielles dans la lutte contre la majeure partie des menaces en provenance des tréfonds du Donjon. Considérant l’intensité des dégâts et les souffrances dont Cyoria avait été victime, la dernière chose dont la ville avait besoin était une nouvelle invasion venue des profondeurs de la terre parce qu’un général arrogant ne pouvait tolérer les Aranea.

L’opinion public était, pour autant que Zorian pût en juger, mitigé. Les Aranea étaient dites utiles contre l’envahisseur, ce fameux soir, ce qui leur valait un énorme montant de bonne volonté, mais elles étaient également des monstres, des araignées, et des mages mentaux. Aucun de ces trois points ne sonnait juste à l’oreille du citoyen moyen. Bien sûr, lorsque les gens virent Lance de Résolution arpenter la rue en compagnie de Zorian comme si elle avait toujours appartenu à ces lieux, leurs réactions furent… tout aussi mélangées.

Heureusement, Zorian et Tinami l’accompagnaient dans cette promenade, afin de s’assurer qu’aucun incident ne se produisît. Zorian était certain que la matriarche était suffisamment talentueuse pour s’échapper de tout vrai conflit avec des citoyens effrayés, mais pourquoi prendre des risques ?

— Alors ? Comment se passent les négociations ? demanda Zorian à la matriarche, ne se préoccupant même pas d’employer la télépathie, pour que Tinami pût participer à la conversation.

Les Aope avaient réussi à s’assurer un échange magique avec les Aranea, et Tinami en faisait partie, mais elle n’était pas psychique et ses avancées étaient lentes. Elle n’était pas très douée en télépathie.

— De façon légèrement décevante, admit la matriarche à l’aide d’une magie vocale. Nous avons réussi à bloquer toute initiative visant à nous expulser de chez nous, mais nous n’allons pas obtenir de reconnaissance légale rapidement.

— Il était un peu naïf de votre part d’en attendre autant, lui dit Tinami.

Les Aope préféraient habituellement employer des personnes plus âgées et plus expérimentées pour ce genre de rencontres, mais Tinami était l’héritière désignée de la Maison, et elle avait tout fait pour se faire personnellement impliquer dans une chose qui l’intéressait vraiment.

— Vous êtes toujours un peuple trop inconnu, continua-t-elle. Vous ne gagnerez pas cette confiance facilement, même avec toute l’aide fournie durant l’invasion.

— Oh, je le sais bien, la rassura Lance de Résolution. Je ne m’attendais pas à une conclusion bien meilleure, même si j’aurais apprécié. J’ai déjà effectué les préparations nécessaires. La colonie peut se retirer de Cyoria en un battement de cils, si cela devient nécessaire.

— Où iriez-vous ? demanda Tinami. Je ne pense pas qu’il existe tant de lieux propices à l’établissement d’une colonie.

— Nous attaquerions simplement l’une des plus petites Toiles dans les environs, et leur volerions leur territoire, lui dit honnêtement la matriarche. Le monde Aranea est un endroit brutal, je le crains.

— Oh…

— J’ai entendu que votre Académie allait rouvrir ses portes bientôt, continua l’Aranea en reprenant la marche.

— C’est ce qu’on m’a dit, répondit Zorian.

Il repéra Taiven et son équipe au loin, qui suivaient un autre groupe de mages et lui fit signe. Elle le lui rendit, mais ne tenta pas de traîner pour l’attendre, et suivit son groupe afin de ne pas les ralentir. Elle avait l’air heureuse, cela dit. À la suite de l’invasion, il y avait eu une demande urgente de mages de combat, et elle avait l’embarras du choix dans toutes les offres qui parsemaient les tableaux. Elle allait pouvoir prouver son talent bien assez tôt, désormais.

— Si les cours ne reprennent pas bientôt, enchaîna-t-il alors, les parents qui n’ont pas été suffisamment effrayés par l’attaque vont commencer à retirer leurs enfants de l’Académie, de peur qu’ils ne se voient rien enseigner.

Il observa Tinami, curieux. Comment gérait-elle ça ? Elle n’avait jamais exprimé le désir de rejoindre son groupe d’études, ou aucun autre d’ailleurs. Ce sur quoi elle se concentrait était évident : la Toile Aranea. Elle n’avait donc aucun problème à mettre son éducation de côté pour un mois. Ou peut-être avait-elle d’autres arrangements… ?

— Ma famille s’est arrangé pour me fournir une instruction privée, admit-elle, devinant ce à quoi il pensait. Sans vouloir offenser ton groupe et vos efforts, mais ça semblait être une meilleure idée.

Elle avait probablement raison. Aussi doué qu’il était, Zorian n’était pas un professeur, et il avait déjà un groupe entier à surveiller. Elle allait atteindre de bien meilleurs résultats avec des instructeurs privés. Il se demanda pourquoi sa famille l’avait envoyée à l’Académie pour commencer, si elle pouvait lui payer ce genre d’enseignements. Était-ce trop cher sur le long terme ? Voulaient-ils simplement la sociabiliser avec d’autres personnes de son âge ? Hmmm…

— J’ai une faveur à te demander dans ce cas, annonça la matriarche à Zorian. Je me suis arrangé avec l’Académie pour permettre à Nouveauté de participer à quelques-uns de vos cours, en tant qu’observatrice. J’aimerais que tu gardes un œil sur elle, pour l’empêcher de se mettre dans des situations délicates dans lesquelles elle est la seule à savoir se mettre…

— Hmm ? Pourquoi as-tu fait ça ? grimaça Zorian. Je sais qu’elle veut apprendre la magie humaine, mais as-tu la moindre idée de la répétitivité et la banalité de nos cours ? Elle s’ennuierait en trois jours maximum. Il serait mieux de simplement la laisser venir à moi. Je promets de lui enseigner tout ce qu’elle désire apprendre. Je l’ai déjà promis, après tout.

— Sans vouloir t’offenser, Zorian, mais tu es encore un mage débutant, nota Tinami. Tu n’es pas vraiment qualifié pour enseigner la magie à un membre d’une espèce totalement différente. Il vaut mieux laisser ça à des experts.

— Uh, ouais, je voulais dire que je lui enseignerais plus tard, bégaya Zorian. Des années plus tard, quand je serai devenu un mage qualifié pour l’aider. C’est ce que je voulais dire.

Tinami lui offrit un regard vraiment étrange.

— C’est une bonne chose pour Nouveauté de recevoir un coup de réalité de temps à autre, alors je ne suis pas vraiment inquiète de ce côté, expliqua la matriarche. D’ailleurs, je ne disais pas que cela deviendrais régulier. Je souhaite simplement que les étudiants voient une Aranea se promener dans leurs rangs et interagir avec eux, juste un peu. C’est une publicité plus qu’autre chose.

— Oh, un peu comme ce que vous faites en ce moment-même, réalisa Tinami.

Après tout, ce n’était pas comme s’ils étaient obligés d’avoir cette conversation au milieu de la rue, où des tas de gens pouvaient les voir. Ils auraient tout aussi bien pu se rencontrer dans un endroit privé, à l’intérieur de la demeure Noveda ou dans l’une des propriétés Aope. Mais Lance de Résolution avait insisté pour faire les choses ainsi.

— Exactement, confirma-t-elle.

— Je me dois de demander… Pourquoi Nouveauté ? interrogea soudain Tinami. Non que je ne l’aime pas, mais j’ai cru comprendre que vous la poussiez plutôt durement, et je ne peux comprendre pourquoi. Elle n’est pas exactement la définition d’une ambassadrice parfaite, si j’avais à choisir. Il y a certainement des Aranea plus… adaptées à ce rôle.

— Chercheuse Enthousiaste de Nouveauté est plus à même de remplir ce rôle que vous pourriez l’imaginer, corrigea la matriarche après une courte pause. Il faut que vous compreniez que le nombre d’Aranea vivant sous Cyoria n’est pas… si important. Nous devons chasser pour survivre, et nous ne pouvons supporter de grandes populations. Des individus sous ma responsabilité, la majorité n’exprime aucun intérêt à apprendre comment interagir avec les humains, et certaines Aranea les méprisent même.

— Ah. Ce truc d’esprit faible, renifla Tinami.

— Oui, ça. Je n’ai pas matière à travailler, et Nouveauté est l’une des quelques Aranea directement fascinées par la ville et le fait de rencontrer des humains. D’ailleurs, tandis que ses manies peuvent ne pas être très professionnelles, j’ai remarqué qu’elles mettent beaucoup d’humains à l’aise, bien plus qu’une approche solennelle et respectueuse. Ils la perçoivent souvent comme un clown inoffensif, ou une innocente petite fille, ce qui ne cesse de m’amuser à chaque fois. Elle est une Aranea adulte spécialisée dans l’interaction avec les humains et comprend leurs esprits et leurs façons de penser, de mieux en mieux. Elle est bien plus dangereuse pour un humain que tout autre Aranea moins excitable.

— Oh. Je n’avais pas vu les choses sous cet angle, admit Tinami.

Ce que Lance de Résolution ne disait pas, mais que Zorian suspectait lourdement, c’était qu’elle poussait Nouveauté en partie parce que Zorian l’appréciait. Il était clair à ses yeux que la Toile désirait bâtir des relations plus intimes avec lui, et le garder aussi amical que possible, et il était logique de le faire passer par Nouveauté pour ça.

Après quelques autres tours dans le centre de la ville, tous trois se séparèrent et repartirent chacun à leurs propres affaires. Zorian ne rentra pas chez Imaya, choisissant de continuer à errer, perdu dans ses pensées.

Il attrapa quelques journaux en chemin, et les feuilleta paresseusement. Comme il s’y attendait, presque tout était dédié à l’attaque sur la ville, même un mois après les faits. Un article parlait des guerriers Sulrothums qui avaient aidés les défenseurs de la ville attira son œil, rien que pour le dessin détaillé du Ver volant flottant au-dessus de la ville… Il se souvint de celle-là. Une belle comédie, en effet. Les guêpes avaient refusé qu’il les renvoyât dans leur désert par le biais d’un portail, et optèrent à la place pour un vol en Ver, lent et long, jusqu’à leur continent. Probablement une démonstration de force. Heureusement, personne à Eldemar ne s’était vu d’humeur à chercher à se battre avec un Ver des Sables volant géant, et ils purent quitter le pays et le continent en paix.

Parcourant les articles plus en détail, il trouva également des indices subtils des vagues qu’avaient commencé à créer les personnes qui avaient reçu ses cadeaux. En toute honnêteté, Zorian devait encore donner une partie de ceux-ci à certaines personnes qu’il n’avait pas eu le temps d’aller trouver. Il lui faudrait des années pour en venir à bout, pour finir de payer ses dettes, mais il y arriverait. Dans tous les cas, il était heureux de voir les gens commencer à utiliser les connaissances qui leur avaient été offertes. Au moins, il était sûr de ne pas faire ça pour rien.

Il avait également commencé à écrire un livre sur la magie mentale ; il en était aux premières étapes, et ne savait pas s’il aurait un jour terminé. Publier quoi que ce fût relatif à la magie mentale allait s’avérer difficile, mais il y parviendrait. Il ferait tout pour ça.

Les heures passèrent, et la nuit commença à tomber. Zorian continua à errer sans but dans les rues de cette ville qu’il aimait. Il n’avait plus aucune urgence après laquelle courir, mais il lui semblait simplement… faux, de rester immobile à ne rien faire. Il avait passé tant d’années en mouvement, à ne jamais pouvoir se poser longtemps, à constamment affronter une crise après l’autre, qu’il sentait maintenant qu’il devait faire quelque chose de sa vie… même si ce quelque chose commençait par errer sans but dans les rues de cette ville qu’il aimait.

Son esprit vagabonda, lui aussi, vers les quelques soucis qu’il devait toujours gérer, un jour ou l’autre. Par exemple, Princesse. L’hydre géante avait survécu à son combat contre l’apprenti d’Oganj, et Zorian n’avait aucune idée de ce qu’il allait faire avec elle. Il ne pouvait pas en transférer la propriété à Zach, et il était coincé avec elle. Heureusement, elle se portait très bien, et paressait dans la grande forêt du nord, mais il savait que ça ne pourrait pas durer éternellement. Il devait trouver ce qu’il allait pouvoir faire avec elle, un de ces jours.

La grande nuée de becs-de-fer était une autre complication. Zorian les avait simplement libérés dans les étendues sauvages du nord, un jour où il rendait visite à Princesse, pendant que les oiseaux se sépareraient et continueraient à vivre leur vie. Mais ils avaient décidé d’orbiter autour de Princesse, et la suivaient maintenant partout, l’aidant à chasser et se nourrissant des restes de ses proies, quand elle avait le ventre plein. Princesse en était du coup bien plus remarquable qu’elle n’aurait dû l’être, et rendait la question encore plus pressante.

Il ne savait pas non plus que faire de Mrva. Il avait réussi à faire sortir le colosse de Cyoria avant que l’armée ne pût mettre la main dessus et le confisquer, mais sa précieuse construction était toujours immobile et l’endroit où il la gardait n’était pas aussi sécurisé qu’il l’aurait aimé.

C’était ennuyeux, mais il allait probablement devoir tolérer cette situation pour un très long bout de temps. Réparer Mrva et le remettre en état, puis s’assurer un endroit sécurisé pour l’abriter allaient demander de l’argent… en masse. Et l’argent était bien plus compliqué à trouver, hors de la boucle temporelle. Il n’y avait plus de cachettes de l’envahisseur à piller, et à moins de vouloir piller la veuve et l’orphelin, il allait devoir trouver d’autres sources… et limiter immensément ses dépenses.

Il avait un petit problème, pour être honnête. Il avait tant pris l’habitude de dépenser l’argent comme l’eau coulait à flot, et même s’il en était conscient après leur victoire, il luttait toujours pour garder ses dépenses sous contrôle. Il possédait encore un montant non négligeable dans lequel il pouvait puiser, mais chaque jour le voyait diminuer. Il avait tenté de récupérer de grosses sommes en vendant ses créations, mais ça avait commencé à attirer une attention qu’il ne voulait absolument pas, et il avait dû arrêter bien vite. La seule chose qu’il pouvait faire désormais, c’était… ugh… dépenser moins.

Au moins jusqu’à ce qu’il trouvât un moyen pratique de se faire plus d’argent sans faire de vagues, et sans laisser de traces…

Il s’arrêta de marcher, et observa la pleine lune briller dans le ciel, au-dessus de sa tête. Pour une raison obscure, la vue du ciel nocturne, accompagné par l’air chaud de la nuit en ville, l’aida à se calmer.

— Bon, Zorian, tu voulais une vie normale, dit-il tout haut, pour lui-même. Maintenant tu as des problèmes d’argent. Est-ce qu’il y a quelque chose de plus normal que ça ?

— Tu l’as dit, mon frère ! clama un inconnu, sur sa gauche, personne qu’il ne connaissait, juste un ivrogne qui s’avérait boire non loin, suffisamment plein pour débiter des absurdités, mais pas assez pour devenir incompréhensible. Moi zaussi, je suis com-plè-te… tement sans le sou ! J’ai dépensé toutoutout ce que j’avais, ce soir ! Et il n’y a rien de mal à ça ! Est-ce que… normal ? En effet, en effet, en effet…

Zorian soupira, et pivota en direction de la maison d’Imaya. Il supposa qu’il était temps de dormir.

 

___

 

Elle n’avait pas de nom. Elle n’en avait pas besoin. Elle était une chasseresse, elle était une mère. Elle n’avait aucun autre but, excepté la survie, la protection de son territoire, et ses enfants. Le plus d’enfants qu’elle pouvait avoir.

Enfin… C’était avant. Depuis son dernier repas, elle s’était vue insufflée d’un but plus grand. L’essence de sa proie, ce détestable deux-pattes qui l’avait provoquée encore et encore, s’était avéré si doux et puissant. Cette chair l’avait remplie, lui faisant courir dans les veines une puissance qu’elle n’avait jamais connue auparavant, filtrée par son corps, et désormais nichée dans ses œufs.

Ses œufs étaient spéciaux, maintenant, elle le savait. La portée qui allait en éclore serait spéciale, elle aussi. Elle avait toujours protégé ses œufs diligemment et avec passion, ne chassant ses enfants que lorsqu’ils étaient devenus trop gros et trop affamés, mais cette fois, c’était différent. Ces œufs, et les jeunes qui allait en sortir, devaient être protégés de sa vie. Elle ferait tout pour garantir leur sécurité. Elle mourrait pour eux, si elle le devait.

Avec un but spécial et des œufs spéciaux vint une voix, une urgence. Elle devait s’enfoncer, profondément. Ses nouveaux enfants ne pourraient se satisfaire des faibles proies qui vivaient à la surface, ou dans les tunnels supérieurs du monde. Non. Si elle voulait les élever correctement, elle devait aller plus profondément, plus profondément, plus profondément – bien plus loin que ce qu’elle aurait osé tenter en des circonstances normales. Elle était puissante, mais certaines des choses qui faisaient de ces profondeurs leurs habitats pouvaient l’éliminer en un souffle si elle n’était pas prudente.

Elle était effrayée. Elle voulait se retourner. Remonter. Revenir à la sécurité des terrains de chasses plus élevés… Mais cette urgence, son but, ils étaient plus forts.

Elle devait survivre. Elle devait protéger ses œufs. Elle devait descendre, plus profondément.

Alors, malgré ses peurs, malgré tout ce que l’expérience de la vie lui disait, elle s’entêta à s’enfoncer sous la surface du monde…

…où l’attendait son destin.

 

Raka
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16 thoughts on “MoL : Chapitre 107

  1. merci pour cette histoire magnifique
    c’etais une belle aventure
    (et le petit suspens de fin un plaisirs)

  2. C’était une belle aventure, probablement la meilleure œuvre présente sur le site de mon point de vue, il faut dire qu’avoir une fin et surtout une bonne fin fait pencher la balance. J’aimerai remercier à la fois l’auteur et le traducteur pour cette histoire, même si un seul d’entre eux verra ce commentaire, et j’ai hâte de lire les prochains chapitres d’EER.

  3. Merci pour ce magnifique travail de traduction. C’est une perle ! Si tu me dis qu’il y a une suite je signe directe

  4. merci raka pour ce beau voyage temporel aux côtés de zorian une superbe histoire. je suis heureux d’avoir pu la lire et un peu triste que ce soit fini ça n’a pas dû être facile tous les jours pour nous traduire si bien cette longue et fantastique aventure( je ne l’ai pas lu en anglais ) et pour ça je t’en remercie d’autant plus 

  5. Un énorme et immense merci d’avoir traduit intégralement cette histoire que je trouve personnellement génial !!!

  6. Merci beaucoup pour cette traduction, le meilleur novel que je n’ai jamais lu et la traduction la mieux écrite que j’ai vu
    L’histoire est incroyable et c’est un grand merci pour l’avoir complété

  7. Merci, cette aventure était incroyable, j’ai pris un vrai plaisir et a m’évader a travers les aventures de Zorian entre 2 gardes a l’hôpital.

  8. Merci beaucoup pour la traduction. C’était une super histoire et une belle aventure temporelle. Bravo pour ton travail Raka.

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