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Chapitre 51

 

Juste avant que le monstre bleu disparaisse, la Paresse tendit la patte et fit un geste d’incantation dans sa direction. L’Orgueil cilla à plusieurs reprises, ne croyant pas ce qu’il voyait ; mais il était désormais maintenu entre deux mondes, pas tout à fait disparu mais incapable d’être totalement invoqué.

« Toi… Tu… » L’Orgueil voulut exprimer toute l’amertume qu’il ressentit d’un seul coup en lui en voyant son frère la Paresse, celui qui n’avait jamais rien fait, celui qui avait toujours préféré dormir plutôt que de se faire vénérer à sa juste valeur, celui qui… était le premier à avoir réussi à parvenir sur un plan de cultivateurs !

« Tu m’as volé… ma gloire… » L’Orgueil secoua la tête en plissant les yeux. « Comment as-tu fait ? Comment as-tu fait pour réussir à… »

La Paresse esquissa un sourire satisfait. En réalité, elle était arrivée juste comme ça, sans le demander, sans le vouloir et même sans le chercher. Les cieux lui avaient forcé la main afin de servir de juge lors de la création du Dao d’un jeune cultivateur un peu trop paresseux. Bien sûr, il était hors de question de révéler tout ça. Plutôt laisser l’Orgueil baigner dans son incompréhension ; à quoi bon se fatiguer à lui expliquer ?

L’Orgueil ne l’accepterait pas quoi qu’il arrive. Il n’avait pas été le premier et ne le serait jamais. Il était orgueilleux mais pas idiot. Il savait qu’il allait devoir l’accepter de toute façon.

La Paresse soupira.

« Un jour, mon frère… Tu me rejoindras. Mais pas aujourd’hui. » La Paresse baissa la main et l’Orgueil disparut sans un mot, dans un grognement sourd et lointain, comme s’il n’acceptait simplement pas ces derniers mots.

Shi Kun écarquilla les yeux lui aussi, ayant observé la scène la tête en bas. La Paresse soupira une fois de plus et se retourna vers la foule de cultivateurs totalement immobiles devant l’arrivée d’un autre démon.

« Vous autres. Rentrez donc chez vous. Oh… » balayant l’air de sa patte comme pour dire qu’il s’en fichait au bout du compte, il ne prit même pas la peine de terminer son explication et décida de rouvrir la déchirure dans l’espace afin de rentrer chez lui sans adieux.

Le silence retomba dans l’immense grotte. Pendant quelques instants, plus personne ne pipa mot, pas un geste ne vint déranger la sérénité et l’immobilisme général. Même les paupières ne clignaient plus. Seul Shi Kun pendait nonchalamment au plafond en oscillant légèrement de gauche à droite.

Soudain, une voix résonna, quelque part, tout près.

« Il… Il a résisté au démon ! Et il a invoqué un grand démon ! Il l’a fait seul ! »

Comme une vague humaine, la foule de cultivateurs se prosterna. Tous s’agenouillèrent avant de poser la tête au sol en direction de Shi Kun. Aussi loin qu’il pouvait les voir dans la lueur modérée des torches, tous arboraient le même comportement.

Shi Kun oscilla encore deux fois en les observant en silence. Comme personne ne semblait bouger, il finit par se décider.

« J’aimerais descendre ? » Peu sûr de la réaction qu’ils allaient avoir, il s’agissait finalement de son seul et unique choix. La Paresse avait décidé de s’inviter à la fête sans lui demander son avis et de s’en aller sans même le détacher. Elle l’avait totalement ignoré ! S’il voulait descendre, il n’avait plus qu’à compter sur ces gens, ceux-là même qui l’avaient attaché là-haut.

Contre toute attente, l’un des ravisseurs se leva et s’approcha de Shi Kun. Il lui jeta un regard médusé et sortit un long couteau pour trancher la corde qui reliait pieds et plafonds sans préavis.

Shi Kun s’écrasa lourdement sur le sol et retenu un cri étouffé en parvenant à rentrer la tête et amortir la chute à l’aide de ses épaules.

L’homme au couteau se baissa pour trancher les liens qui lui enserraient mains et poignets et le laissa se masser les doigts engourdis. Après quelques souffles, Shi Kun se releva et observa son sauveur avec anxiété.

« Vous… Vous voulez quoi, finalement ? » N’ayant toujours pas compris le but de la manœuvre générale, il osa tout de même poser la question.

L’homme le regarda d’un air étonné et ouvrit la bouche à plusieurs reprises, sans pour autant parvenir à articuler, comme s’il cherchait ses mots. Finalement, il les trouva.

« Tu es un élu. Le grand Ancien, créateur de ce monde et des univers, puissance Cosmique inégalée et emplie de connaissance nous l’a dit dans notre âme et notre cœur. Tu es un élu qui sera capable de le faire venir à lui, à nous. »

Il soupira tristement avant de reprendre.

« Il nous l’a dit juste avant de partir, cette fois. Le rituel qu’il nous a enseigné ne peut pas fonctionner avec si peu d’âmes à unir. Il a besoin de beaucoup plus de vénération, d’adulation. Mais toi… »

« D’adulation ? Vous vénérez ce monstre, c’est ça ? » Shi Kun commença à comprendre le fond du problème. Ces types cherchaient à invoquer un démon de la puissance de la Paresse, qui avait clairement annoncé la couleur : il s’agissait de son frère. D’ailleurs, il avait déjà fait mention par le passé de l’existence de tels frères – et Shi Kun ne s’y était pas intéressé. La seule chose qui le poussait à essayer de comprendre ce qui se passait ce jour-là était la fatalité dans laquelle il se trouvait. Si ces types dérangés désiraient lui faire du mal, il ne pourrait pas y faire grand-chose.

Soudain, l’air se déchira et la tête de la Paresse apparut à nouveau. Le type en face de Shi Kun tomba à la renverse et s’empressa de se retourner pour se prosterner, genoux et visage à terre.

« Ô, grand Ancien, pardonne-nous toute offense que nous aurions pu commettre ! Nous… »

« La ferme. » La Paresse ne chercha pas ses mots. Directement coupé par une interjection sèche, l’homme resta immobile et tremblant, n’osant pas lever les yeux pour observer celui qu’il considérait comme une puissance absolue.

« Shi Kun. Il faut qu’on parle. »

Shi Kun s’étonna de voir la Paresse demander directement à discuter avec lui. Habituellement, le démon tortue était trop occupé à dormir ou à l’ignorer pour prêter la moindre attention à une activité de ce genre. Qu’avait-il donc à lui dire ?

« Ce démon. Tu as compris qu’il s’agissait de l’un de mes frères, n’est-ce pas ? »

« En effet. » Shi Kun hocha lentement la tête, attendant toujours de comprendre.

« Tu le sais, je te l’ai dit. Je rêvais de mettre le pied sur un plan de cultivateurs… et grâce à toi, j’ai pu le faire. Mais ce n’est pas que mon rêve. Nous autres grands démons, nous partageons ce souhait millénaire. Nés des sentiments les plus vils des humains, nous ne voulons rien d’autre que remettre le pied sur un plan de cultivateurs. Plus nous seront proches des humains, plus nous serons puissants. »

Shi Kun hocha la tête. « Je vois. Et lui ? »

« Lui ? Orgueil ? Mon frère le plus vaniteux, le plus hautain… Je lui ai fait mal en revenant avant lui. Je le sais bien. Que ça lui serve de leçon. »

« Ce n’est pas ce que je voulais savoir. » Shi Kun secoua lentement la tête. « Ces types le vénèrent ? »

La Paresse baissa la tête vers le type toujours cloué au sol, tremblant.

« Il leur a simplement lavé le cerveau. »

« Il les contrôle ? »

« Pas exactement. Il a modifié leur volonté. Ils partagent tous désormais le désir profond de le faire revenir, sans même savoir pourquoi. C’est comme ça, c’est tout. »

« Modifié leur… » Shi Kun n’en revint pas. Un grand démon était capable de laver le cerveau d’un être humain à ce point ? « Qu’ont-ils donc à gagner ? »

« Des rêves de pouvoir et de puissance. Des ressources de cultivation peut-être, ou des techniques secrètes. Qui sait ce qu’ils pensent gagner en échange de leur loyauté ? Peut-être le font-ils simplement pour rien. Parce qu’ils pensent que c’est ce qu’il faut faire. »

Shi Kun posa la main sur sa tête et soupira.

« Quelle pagaille… Et que voulais-tu me dire à propos de ton frère ? »

La Paresse ouvrit le trou dans la réalité pour sortir dans sa totalité. Il s’assit près de Shi Kun, pattes croisées, sans s’occuper des plus de quatre-cent hôtes qui n’osaient bouger la moindre paupière.

« Tu t’es une fois de plus retrouvé dans une situation où je me suis vu forcé de venir à ton aide. T’en rends-tu compte ? Tu es faible. Tu ne peux pas survivre seul. Et lorsque j’échouerai à venir te sauver, je perdrai ma porte d’entrée en ce monde. C’est naturellement hors de question. »

Shi Kun resta pensif quelques instants. Soudain, il ouvrit de grands yeux.

« Tu veux dire que… »

« Exactement. Il faut que tu deviennes plus fort. »

Shi Kun baissa les épaules.

« Oh. Je pensais que tu allais dire que tu allais me rendre plus fort. »

La Paresse reste silencieuse pendant un instant avant d’esquisser un sourire.

« Un jour. Pour garantir mon avenir ici. » La tortue parlait d’une voix lente et posée, presque ralentie par un excès de flemmardise. « Je peux te promettre que tu auras une puissance absolue. »

Shi Kun se gratta la tête. « Une puissance absolue ? Comment ? Je suis à peine au deuxiè… »

La Paresse lui tapota sur l’épaule pour lui couper la parole, tout en secouant la tête.

« Un jour, tu seras capable d’invoquer ma fratrie toute entière, Shi Kun. Et ce jour… Tu seras invincible. »

« La fratrie… Quoi ? Mais combien êtes-vous donc ?! » Tout en s’exclamant de la sorte, le regard de Shi Kun se perdit dans le lointain. « Invincible… ? Oh, et personne ne pourra plus m’empêcher de dormir et me reposer autant que je le désire… »

L’homme prostré au sol leva légèrement la tête pour risquer un coup d’œil au grand démon devant lui. Il plaqua son front au sol aussi vite que le regard de la tortue se posa sur lui.

« Oh, tu n’es pas encore assez puissant pour ça, Shi Kun. À ton niveau, tu ne peux posséder qu’une seule technique d’invocation, et je ne laisserai pas ma place, haha… Mais un jour… Je te guiderai. Ensemble, nous nous bâtirons notre royaume peinard, où nous pourrons dorer au soleil autant que notre cœur le désire. »

L’initiative arrivait à point nommée. Shi Kun se laissa naturellement tenter par de si doux mots, qui le confortaient dans ce qu’il souhaitait lui-même.

« Quant à eux… » La Paresse fronça légèrement les sourcils en observant la foule immobile. « Ils te voient naturellement comme un élu capable de faire ce qu’ils n’ont pas été capables de réaliser tous ensemble. Pourquoi n’en profiterions-nous pas un peu ? »

Raka
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