MoL : Chapitre 64

MoL : Chapitre 63
MoL : Chapitre 65

Comme je le disais dans le dernier EER, à défaut de soleil, je n’ai que ce bonheur-ci à vous offrir 🙂

Et comme prévu, le temps des promotions d’été l’accompagne ! 
Jusqu’au 31 août inclus, mon travail sera (outre toujours gratuit pour les chapitres réguliers) à moitié prix.

Les chapitres d’Everyone Else is a Returnee seront donc à 25 € le chapitre. Un petit prix pour une grande série, pas prête d’être terminée !
Les chapitres de Mother of Learning seront quant à eux à 50 € le chapitre. Un prix de chapitre normal pour des chapitres qui font la taille de quatre ou plus !

Don EER

Don MoL

Et sur ce, je vous laisse en compagnie de Zorian, Zorian et… Zorian.

 


 

Chapitre 64 — Distance

 

Eldemar et Koth n’étaient pas les plus proches voisins. La distance exacte les séparant était difficile à établir, le nom Koth couvrait une gigantesque partie du continent le plus au sud, mais Zorian estimait qu’on devait être proche des sept-mille kilomètres, si ce n’était plus. Et encore, à vol d’oiseau. Aussi le voyage réel serait encore plus long, et s’il n’était pas impossible à réaliser en l’espace d’un mois, simplement atteindre les lieux n’avait aucun sens pour Zach et Zorian – il leur fallait du temps sur place, beaucoup de temps, s’ils voulaient être capables de mener des recherches à bien. De plus, s’ils passaient la plupart de leur temps à voyager en direction de Koth, ils ne pourraient pas faire usage des chambres noires disséminées sur Altazia. Aussi, s’ils prenaient la route, ils perdraient effectivement un mois complet, pour rien.

Il existait deux manières de voyager d’Eldemar à Koth. La plus simple des deux, la moins coûteuse, était de prendre le bateau à Luja et y rester pendant le temps qu’il fallait pour atteindre les côtes de Koth. Même le plus lent des bateaux y arriverait en moins d’un mois, et les plus rapides – et onéreux – pouvaient le faire en moins de vingt jours ! Bon, en considérant que le navire ne se ferait pas couler par un énorme nautile tigré ou une autre horreur du même acabit. Mais ces derniers avaient été exterminés le long des principales routes maritimes en même temps que les hydres de mer, les requins-rasoir et les barracudas volants, alors ça n’arriverait sans doute pas. Dans tous les cas, il s’agissait de la méthode pour laquelle ses parents avaient opté pour se rendre là-bas, n’étant pas si pressés et ne désiraient pas dépenser plus d’argent que nécessaire.

La deuxième méthode utilisait le réseau existant de plateformes de téléportation qui connectait la plupart des villes majeure d’Altazia et de Miasina. Ce n’était pas aussi bon marché qu’un voyage en bateau, mais ce n’était pas un problème pour les deux adolescents. Le vrai problème, c’était que s’il s’agissait d’un moyen de transport plus rapide, ce n’était pas si avantageux. En utilisant les informations publiques, Zorian avait calculé qu’il leur faudrait une quinzaine de jours pour atteindre leur destination en s’y téléportant de la sorte, et il s’agissait là de conditions idéales. Le réseau fonctionnait malheureusement en accordance avec une planification carrée, et il était impossible d’accélérer le processus – ils devaient passer par de nombreux pays avant d’arriver à destination, et aucun d’eux ne désirait voir un trafic de masse transiter sans supervision et contrôle. Chaque plateforme intermédiaire était telle une douane par laquelle tout le monde devait passer et se faire inspecter, et ça prenait du temps. Beaucoup de temps, selon Zach, qui avait déjà tenté de les utiliser pour rejoindre Koth par le passé, sur un coup de tête, et il lui avait fallu les trois quarts du mois pour y arriver. Zorian serait-il capable de faire mieux ? Sans doute pas. Même s’il offrait de payer plus cher, les opérateurs des plateformes refuseraient de se laisser soudoyer – qui oserait risquer un incident international pour un peu d’argent de poche ? Et pour finir, si Zorian tentait d’utiliser ses pouvoirs particuliers afin de les convaincre, les opérateurs à l’arrivée ne joueraient pas le jeu, et pourraient même les abattre à vue : il y avait trop de précédents impliquant des invasions inopinées via le réseau de téléportation, et certains des pays n’étaient que trop heureux de lever les armes vers des invités imprévus.

L’un dans l’autre, Zorian était sûr de ne pouvoir optimiser le trajet par téléportation. Il s’agissait d’un moyen très performant pour quiconque désirait se rendre en un lieu situé quelques sauts plus loin à peine, mais n’étaient simplement pas faits pour emmener rapidement des gens très loin de chez eux, peu importât ce qu’ils désiraient payer. Dans tous les cas, le temps de transit était volontairement bridé afin d’assurer un contrôle parfait sur les allées et venues.

Malheureusement, il n’existait pas d’autre moyen de parcourir une telle distance. Peu de gens absurdement riches exprimaient le besoin de se rendre d’Eldemar à Koth aussi vite qu’il était inhumainement possible de le faire, aussi aucun service ne proposait-il ce genre d’offres.

Et tout ça ne laissait plus que des méthodes peu conventionnelles. Zorian avait songé à quelques-unes qui s’avéraient plutôt sauvages, comme voler un bâtiment aérien ou se transformer en oiseau migrateur, mais les rejeta ultimement, faute de réalisme. Par ailleurs, de telles méthodes ne résolvaient pas les problèmes attenants à la perte des chambres noires d’Altazia, et leur demanderait de sacrifier plusieurs mois rien que pour acquérir des compétences exotiques dont ils ne se serviraient plus jamais par la suite. Savoir piloter un bâtiment aérien imposant était bien beau quand on voulait s’en vanter lors d’une soirée huppée, mais mis à part ça, ça ne payait pas le café, à moins d’en faire sa carrière, ce que les deux voyageurs temporels ne feraient jamais.

Le train de sa réflexion avait fini par se diriger vers les sorts de portail, ainsi qu’à sa pratique récente et abusive des simulacres. Probablement parce que c’était ce sur quoi il avait travaillé le plus, les mois passés… En eux-mêmes aucun de ces deux sorts ne pourrait lui permettre de solutionner son problème… mais mis bout à bout, peut-être bien.

Le simulacre ne possédait aucune limite de distance, pour autant que Zorian pût le dire – il devait être créé aux côtés du lanceur de sort, mais à part ça, il pouvait s’en éloigner autant qu’il ne désirait. Le sort de portail, d’un autre côté, était véritablement limité par sa portée ridicule… à moins qu’une personne de chaque côté ne travaillassent en tandem afin de le stabiliser. Si une personne lançait le même sort de chaque côté de la porte, alors cette dernière ne possédait aucune limite connue. En pratique, ce sort était rarement utilisé de la sorte, parce que coordonner deux personnes à ce point tenait du miracle, et en plus, ces deux fameux génies devaient savoir lancer le sort… Il était souvent bien plus pratique et rapide de se téléporter de relai en relai, plutôt que de s’embêter avec ça.

Grâce au simulacre, Zorian était certain de ne pas avoir à s’inquiéter de trouver une autre personne capable de lancer le sort. Il pouvait effectivement être deux en même temps, à deux endroits à la fois. Quant à la coordination sur de longues distances, il pouvait simplement ordonner à son simulacre de parsemer la route de relais télépathiques afin de maintenir le contact.

Une chose intéressante à propos de cette idée était que tandis que son double allait voyager vers Koth, lui-même pourrait continue à utiliser les chambres noires ce mois-là. Une chose moins agréable, par contre, était qu’il allait devoir maintenir un simulacre en vie, lui en laissant un de moins à disposition pour ses affaires mensuelles. Il ne pouvait en maintenir que trois à la fois sans voir sa régénération de mana naturelle passer dans le négatif, alors ce n’était pas un maigre prix à payer.

De plus, ça lui demanderait de se défaire de sa règle d’or qui lui interdisait de laisser vivre un simulacre plus de vingt-quatre heures. Cependant, il ne voyait pas vraiment de gros problèmes à ce sujet – ses simulacres étaient toujours très bien élevés, toutes choses considérées. Parfois, ils pouvaient se montrer un peu aigris, mais ils étaient clairement lui, et avaient ses intérêts à cœur. Pourtant, peut-être devrait-il considérer des contre-mesures au cas où l’un d’eux s’excitait un peu trop et commençait à agir contre le plan ? Mais toute réponse qu’il pourrait prévoir serait également connue du double, alors…

Dans tous les cas, ça laissait en suspens la question de la façon dont le simulacre allait se rendre à Koth en un temps raisonnable. Il était appréciable que Zorian n’eût pas à gaspiller une itération complète afin de se rendre sur place, et pouvait donc avoir accès aux chambres noires, mais le fait restait entier : ils n’auraient qu’une quinzaine de jours chaque mois pour conduire les recherches à Koth. Il lui fallait quelque chose de plus efficace.

Voilà pourquoi il avait décidé de parler aux Adeptes de la Porte Silencieuse. Peut-être allait-ce être une gigantesque perte de temps, mais si ces Aranea savaient réellement quoi que ce fût au sujet des Portes de Bakora, ça pourrait être précisément la solution dont il avait besoin.

Après tout, pourquoi s’ennuyer à créer un nouveau portail, si un ancien, non surveillé, existait déjà ?

Aussi, Zach et Zorian étaient actuellement en face de la représentante des Adeptes de la Porte Silencieuse, une Aranea répondant au doux nom de Réfugiée dans le Vide. Elle était une maigre petite chose, tremblotant de toutes ses pattes et ne sachant pas où se mettre pour rester en place, bien trop nerveuse pour être une diplomate correcte. Mais il ne fallait pas oublier qu’elles n’avaient pas l’habitude de côtoyer des humains de la sorte, et combien avaient appris à lire le langage corporel des araignées afin de comprendre leurs émotions à l’œil nu ? Peut-être était-ce Zorian, le type bizarre.

Les entourant, huit autre Aranea servaient de gardes. Elles avaient été quatre, au début, mais avaient rapidement gagné en nombre après avoir réalisé ce après quoi Zach et Zorian en avaient.

Les négociations ne se passaient pas bien du tout.

— Je suis désolée, honorables invités, mais je ne peux vraiment pas vous aider à ce propos, lui dit la représentante à l’aide d’un sort de vocalisation – et soit elle n’était pas très douée, soit elle tentait de les énerver dans une guerre psychologique inutile, parce que sa vois était légèrement distordue et résonnait d’une façon désagréable. La Porte de Bakora en notre possession est simplement un trésor, un artefact historique qui possède une énorme valeur sentimentale à nos yeux. Et nous ne connaissons aucune méthode capable de l’activer, de toute façon.

Ses pattes du milieu frémirent légèrement, tic nerveux qu’elle avait déjà eu à plusieurs reprises depuis le début de la conversation.

— Mais s’il vous plaît, ajouta-t-elle en tentant de paraître sincère. Si vous trouvez quoi que ce soit concernant l’activation des Portes de Bakora, contactez-nous immédiatement. Nous sommes encore plus intéressées que vous par ce sujet.

— Je suis sûr que vous l’êtes, confirma Zorian en faisant claquer sa langue d’une façon peut satisfaite.

Ils avaient juste tenté tout ce qu’ils pouvaient afin de s’assurer la coopération de la Toile. Ils avaient offert des informations confidentielles sur la politique des Toiles voisines, des matériaux rares et de l’argent, des connaissances sur les secrets des autres Aranea impossibles à obtenir ainsi qu’une quantité astronomique de mana cristallisé. Tout ça pour rien – les Adeptes étaient restées obstinées et feignaient l’ignorance la plus totale.

Il échangea un long regard avec Zach, qui haussa les épaules en réponse. Cette rencontre avait largement été l’idée de Zorian. Zach était venu sous l’effet d’un sort de l’esprit vide et était resté silencieux, quasiment du début à la fin, ce qui n’avait sans doute pas aidé les Aranea à se détendre en leur compagnie, et c’était bien là le but : Zorian avait demandé à Zach d’agir de la sorte, intimidation silencieuse. Il savait, suite à toutes les relations qu’il avait entretenues avec les Adeptes par le passé, que se montrer poli et généreux n’allait rien leur amener, aussi avait-il imaginé demander à Zach de leur montrer qu’ils n’étaient pas des personnes qu’elles pouvaient balayer d’un revers de la patte. Quelque part, ça fonctionnait – Zorian était certain que la Toile l’aurait déjà renvoyé d’où il venait s’il s’était montré seul, mais comme un mage à l’esprit impalpable se trouvait à ses côtés, sinistre et imposant, elles tentaient de faire preuve de politesse et le traitaient bien plus poliment qu’elles l’avaient fait par le passé.

Ce qu’on disait était bien vrai : les négociations se passaient toujours mieux si l’on ajoutait un bras armé aux cadeaux proposés. La carotte et le bâton, en quelque sorte.

Malheureusement, leurs hôtes semblaient arriver à court de patience, Zorian notant quelques gardes gigotant nerveusement sur place, comme si les Aranea se préparaient à une quelconque attaque surprise.

— Je serais vous, je ne ferais pas ça, soupira-t-il. Vous n’avez aucune chance de nous blesser, si vous nous attaquez. Je suis sûr que vous avez remarqué que mon ami ici présent est sous l’effet d’un sort de l’esprit vide, et je vous assure qu’il est encore meilleur que tout ce que vous pouvez imaginer. Je ne suis pas si mauvais moi-même, si vous me permettez de ne pas me montrer modeste, alors ne me considérez pas hors de propos. Vous ne feriez que précipiter votre mort si vous leviez la patte contre nous. Ne vous infligez pas ça, je vous prie.

— Si vous êtes si confiants en vos capacités de combat, pourquoi ne pas nous avoir attaquées et pris ce que vous désiriez par la force ? demanda Réfugiée dans le Vide sur un ton suspicieux et amer. Pourquoi négocier, alors que ça ne mène à rien ?

— Parce que c’est juste, lui répondit Zorian presque instinctivement. Nous ne sommes pas des brigands.

— Je vois. Alors, votre ami… ? continua-t-elle en s’avançant légèrement vers Zach, qui leva les sourcils dans sa direction, l’air curieux.

— Juste une précaution, expliqua Zorian. À moins que vous ne m’attaquiez, cette rencontre ne dégénèrera pas.

Et puis, il n’était pas si certain de pouvoir comprendre leurs secrets en lisant dans leurs esprits. Le genre de connaissance qu’il désirait était probablement détenu par une sélection réduite d’élites, d’experts, et de dirigeants, et il leur faisait confiance : les Aranea les protègeraient bien. Par le passé, lorsque Zach et Zorian avaient attaqué les Toiles Aranea, leurs doyennes avaient la fâcheuse tendance à effacer leurs propres souvenirs concernant les secrets importants plutôt que les laisser tomber entre des mains indésirables. Puisqu’ils n’avaient pas d’intérêts pour ces secrets à cette époque, ça importait peu. Désormais, ce serait un gigantesque problème.

— Dans ce cas, je vais être franche avec vous. Nous ne désirons pas divulguer nos secrets, lâcha l’Aranea comme un fait. Nous perdons tous notre temps, ici.

— Vraiment ? rétorqua Zorian, le sourire aux lèvres. Peu importe le prix ?

— Oui, répondit l’Aranea dans une mixture de désintérêt et de soulagement, comme si elle était heureuse que tout ceci fût sur le point de se terminer dans le calme.

— Zach et moi sommes des voyageurs temporels, fit Zorian, un sourire confiant, presque moqueur, toujours placardé sur la face. Et nous pouvons facilement vous aider à transmettre des messages à vos versions passées.

Un silence s’abattit sur la grotte dans laquelle ils se trouvaient, comme si l’Aranea était incapable de se remettre du choc de ces mots. Finalement, elle secoua ses pattes avant dans un geste étrange.

— Eh bien… finit-elle par chuchoter. Je dois dire que c’est… la première fois qu’on tente cet argument. Et je dois dire que même si je n’y crois pas, je suis une Aranea curieuse… Seriez-vous capables de me prouver ce que vous avancez ?

— Dans trois jours, vous allez envoyer une équipe de trois Aranea rencontrer un ancien contact à Tozen pour y récupérer une cargaison de mana cristallisé, répondit immédiatement Zorian, immobilisant à nouveau son interlocutrice. Cependant, elles vont tomber dans un piège, et deux d’entre elles ne vont jamais revenir.

— Ce n’est pas – claqua d’un coup sec l’Araignée, soudain nerveuse à nouveau.

— Deux jours plus tard, continua Zorian en haussant le ton pour la couper net. Deux jours plus tard, vous allez finalement découvrir où sont les Parchemins Rouges de Tmilicen, mais votre précédent acheteur va vous annoncer qu’il n’est plus intéressé. Au lieu de quoi, il va vous envoyer vers le musée magique de Padina, comme possible client. En même temps, vous allez vous retrouver en possession d’une boîte de cristaux d’ambrecoeur…

Après que Zorian eût étalé une dizaine de prédictions supplémentaires, Réfugiée dans le Vide craqua et s’en retourna pour en parler avec les anciens de sa Toile. Une heure plus tard, Zorian fut transféré à une personne plus élevée dans la hiérarchie. Spécifiquement, Rivière d’Étoiles Chatoyante, espèce de vice-doyenne pour autant qu’il pût le deviner. Elle était bien moins catégorique que l’avait été la représentante officielle, mais ne voulait rien savoir quant à une discussion sur les Portes Bakora.

— Nous allons avoir besoin de temps pour confirmer toutes ces… prédictions. Je suis sûre que vous comprenez, lui annonça-t-elle comme pour s’excuser – et elle semblait être des plus sincères, bien plus agréable que son interlocutrice précédente.

— Je comprends, bien entendu, acquiesça lentement Zorian. Pas de problème. Nous ne nous attendions de toute façon pas à obtenir votre coopération après une seule rencontre.

— Mais c’est bon, ajouta Zach pour la première fois, en souriant largement. Nous pouvons essayer autant de fois que nous le désirons, quoi qu’il arrive.

À son crédit, l’Aranea ne réagit pas comme l’avait fait Réfugiée dans le Vide après chaque annonce choc, mais Zorian pouvait malgré tout sentir une once d’inconfort émaner d’elle. Ils lui avaient expliqué la nature générale de la boucle temporelle dans laquelle ils se trouvaient, tout en négligeant d’ajouter certains détails, comme la limite de temps qui pendait au-dessus de leurs têtes comme une épée de Damoclès, ou à quel point les Portes Bakora s’avéraient cruciales pour eux. Zorian ne savait pas à quel point les araignées croyaient en leur histoire, mais elles étaient clairement suffisamment effrayées par les implications pour tenter de les ironiser.

— D’ailleurs, s’il existe un moyen de vous prouver tout ça plus rapidement dans le futur, je serai ravi de l’entendre, nota Zorian.

— Nous allons devoir parler de tout ça avant que je vous réponde, lui offrit Rivière d’Étoiles Chatoyante de façon diplomatique.

Après cette conclusion, ils furent simplement chassés – gentiment, bien sûr – de la colonie avec pour demande de revenir une semaine plus tard. Considérant le fait que Zorian avait craint qu’elles ne moquassent son histoire d’entrée de jeu, il considérait déjà ça comme une victoire. Tant qu’elles ne rejetaient pas l’idée de façon stupide, il était certain de pouvoir leur prouver tout ce qu’il avançait. Il n’avait peut-être pas un nombre infini de chances comme ils l’avaient prétendu, mais ce dont ils avaient à disposition était sans doute largement suffisant.

— On dirait qu’on leur a sacrément foutu les pétoches, commenta Zach, tandis qu’ils étaient en route vers Cyoria. Surtout quand tu as commencé à mentionné les marchés que tu as passés avec les autres Toiles, et la façon dont tu comptes les repayer une fois hors de la boucle. On pourrait s’imaginer qu’elles seraient heureuses d’apprendre que leurs congénères soient chanceuses, mais… non.

— La dernière fois qu’une Toile s’est retrouvée massivement supérieure aux autres, elle a rasé le continent et conquis toutes les Toiles se trouvant sur leur chemin, rappela Zorian. Elles ont toutes les raisons d’être inquiètes.

— Huh… Je n’avais pas vu les choses sous cet angle, avoua Zach d’un air pensif. Je veux dire, tu me l’as déjà dit, mais je n’avais vraiment pas considéré la façon dont ça allait affecter leur comportement. C’est une bonne chose que je t’aie laissé conduire les négociations. Tu comprends la psychologie Aranea bien mieux que moi.

Après un court silence, Zach reprit la parole.

— Alors… Tu comptes vraiment simplement offrir des informations de Toile en Toile ?

— Bien sûr, fit Zorian en hochant la tête. Pas à chaque Toile que j’ai croisée, mais toutes celles qui m’ont été spécialement utiles ou généreuses vont recevoir quelque chose en retour.

— Et l’aide reçue des humains ? interrogea Zach. Eux aussi… ?

— C’est un peu plus dangereux, car ils seront bien plus enclins à traquer mes cadeaux que les Aranea. Je veux payer les gens pour l’aide qu’ils m’ont fournie, mais je ne veux pas souffrir simplement parce que j’ai un sens de l’honneur.

— Ouais, certaines personnes sont vraiment éhontées, confirma Zach. Donne-leur un doigt, et vont essayer de te bouffer tout le bras.

— À qui le dis-tu… Je compte essayer de ne pas laisser les gens en touche, de toute façon, mais je vais devoir me montrer bien plus prudent et méticuleux.

— Je me sens un peu coupable, admit Zach. Je ne pense pas avoir un jour sérieusement imaginé repayer qui que ce soit pour leur aide. Invite-moi quand tu comptes finaliser ce plan, ok ? Je pense qu’il y a quelques personnes que je devrais vraiment récompenser pour toutes les bonnes choses qu’elles ont faites pour moi.

— Bien sûr.

— Alors, continua l’héritier Noveda. Les Adeptes de la Porte Silencieuse. Penses-tu que leurs dirigeantes vont nous croire ?

— Peut-être. Mais même si c’est le cas, rien ne dit qu’elles vont accepter de passer un marché, expliqua Zorian en secouant légèrement la tête. Si elles sont suffisamment paranoïaques, n’importe quel marché avec nous sera hors de propos et elles considèreront qu’elles se tireraient une balle dans le pied… ou la patte, en l’occurrence. Elles n’ont aucun moyen de savoir si nous allons respecter notre part du marché une fois hors de la boucle temporelle. Qui leur dit que nous n’allons pas simplement leur pomper tous leurs secrets et les oublier sans cérémonie ? Tu sais, comme ce que le Serpent Fantôme s’imaginait que nous ferions.

Zach afficha un visage amer. Il n’aimait pas qu’on lui rappelle ce reptile spectral, ayant été sévèrement insulté par son accusation, les prenant bien plus personnellement que Zorian.

— Dans tous les cas, continua Zorian. Même si les négociations échouent, ce n’est pas la fin du monde. Il y a au moins un autre groupe qui semble avoir des connaissances sur les Portes Bakora – il existe un mécanisme fonctionnel sous Cyoria – merci l’envahisseur – et il semble être largement inspiré des Portes.

— Aucun Ibasien ne sait comment fonctionne ce machin, fit remarquer Zach. Je parie que seule la liche le sait. Alors ça ne nous aide pas vraiment.

— Ouais, sans doute, accepta Zorian.

Il avait déjà plongé dans l’esprit des envahisseurs un certain nombre de fois, y compris ceux de haut rang, et avait déjà réalisé depuis longtemps que le portail n’avait été créé ni activé par aucun d’eux. Soit Quatach-Ichl était le seul à en connaître les secrets, soit ceux qui l’avaient construit n’était pas autorisés à prendre part à l’invasion. Et ça aurait du sens – ce portail était un avantage immense, et ils ne voulaient définitivement pas que ses secrets ne tombent entre de mauvaises mains.

— Mais je ne pensais pas à interroger qui que ce soit. Je me disais que nous pourrions simplement éradiquer tout le monde, là-bas, et analyser tranquillement le portail.

Zach leva un sourcil.

— Tu avais dit que ça prendrait des mois. Peut-être des années. Qu’est-ce qui a changé ?

— J’ai réalisé que j’étais idiot, tout simplement. Bien sûr, ça prendrait un temps fou si je m’y mettais seul, mais… pourquoi le ferais-je ? Pourquoi ne pas y amener une armée d’experts et les faire tacler le problème tous ensemble ?

Zach leva les yeux au ciel, pensif.

— On devra le faire très, très prudemment, à moins que nous ne voulions que ce vieux débris ne s’invite à la fête, finit-il par dire. Mais bon, c’est vrai pour tout ce qui concerne l’invasion, n’est-ce pas ? Ouais, ça vaut le coup d’essayer.

— Nous attendrons le jour de l’invasion, se hâta d’ajouter Zorian, qui pouvait déjà voir Zach chauffer et ne plus se préoccuper de la possibilité de couper une itération en plein milieu. La sécurité est risible, si on fait les choses correctement.

— Oh, c’est vrai, tu en as parlé, se souvint Zach en se dégonflant légèrement. Mec, je suis si furieux contre moi-même pour ne jamais avoir réalisé tout ce que tu m’as dit. Je n’ai jamais mis les pieds dans ce portail moi-même, tu sais ? Même quand j’ai été assez rapide pour me frayer un chemin à travers les défenses sans que Quatach-Ichl s’en rende compte, ils ont toujours désactivé ce foutu portail avant que j’y arrive.

— Je ne peux toujours pas croire que tu aies osé une approche directe, un assaut frontal sur la base ibasienne au lieu de l’infiltrer. Comment pensais-tu que ça pouvait fonctionner ?

— Je ne suis pas bon en infiltration, répondit Zach sur un ton totalement innocent. D’ailleurs, ça a presque fonctionné. Ce n’est pas stupide, si ça fonctionne, n’est-ce pas ?

Ils passèrent le reste de la journée à la maison à débattre sur la différence entre presque fonctionné et échoué.

 

___

 

— Que veux-tu dire, j’ai un rendez-vous avec Akoja ? demanda Zorian à son simulacre d’un air incrédule.

— Exactement ce que j’ai dit, répondit ce dernier, peu concerné par l’agitation de Zorian. Elle m’a demandé de la retrouver dans ce petit salon de thé situé à deux blocs de l’Académie, et j’ai accepté.

Zorian sentit ses doigts le démanger, il faillit balancer une boule de feu, un arc électrique, n’importe quoi en réalité, à ce satané simulacre. Et il savait parfaitement et ça ne l’aurait pas aidé à se sentir mieux. Dans le pire des cas, ça ne ferait que compliquer les choses ; ce dont il avait le plus besoin à ce moment précis, c’était une réponse : comment est-ce que ça a pu arriver ?

— Tu ne peux pas simplement décider des choses tout seul ! siffla Zorian en direction de son double, frustré et en colère.

Et il n’obtint pour toute réponse qu’un sourcil levé.

— Ben quoi… C’est vrai, insista-t-il. Je sais que tu es mon simulacre et que je t’ai dit de faire ce que tu voulais, mais tu aurais dû me contacter avant d’accepter un truc pareil.

— Tu es en train de me dire que si tu avais été à ma place, tu l’aurais jetée comme ça ? Tu aurais refusé ? demanda le simulacre avec un sourire entendu.

Zorian fronça les sourcils. Avant la boucle temporelle ? Ouais, il aurait définitivement refusé. Mais maintenant ? Pas la moindre chance. Akoja ne l’intéressait pas : leurs personnalités n’allaient pas bien ensemble ; pourtant, il lui aurait donné sa chance, au minimum.

Il haïssait ce putain de bordel de dieu de rictus placardé sur la tronche du simulacre à ce moment précis, mais il ne pouvait pas nier qu’il aurait pris la même décision à sa place.

— C’est juste – continua Zorian, avant de s’arrêter dans un soupir. Quand ?

— Dans deux jours, répondit le simulacre victorieux.

— Comment est-ce que c’est arrivé ? ajouta Zorian. Je sais qu’Akoja en pince pour moi, mais elle ne m’a jamais rien dit, jusqu’à présent. Qu’est-ce qui a changé ? Qu’as-tu fait ?

— En réalité, elle a bien organisé un rendez-vous avec toi, une fois, tu ne t’en rappelles pas ? Elle a simplement eu les pétoches à la fin et rien n’en est sorti. Mais je doute que ça va se passer ainsi, cette fois, parce qu’il s’agit d’un vrai rendez-vous galant, tout ça. Quoi qu’il en soit, je n’ai rien fait.

— Quoi ? C’est impossible. Les choses ne peuvent pas chan –

— C’est un simulacre précédent qui l’a fait, sifflota le simulacre. Innocent, monsieur ! Je suis innocent.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? fit Zorian, sourcils froncés – décidément, plus cette conversation durait, plus il se disait qu’il ne perdrait jamais ces rides sur son front.

— Apparemment, tous ceux que tu as envoyé en classe se sont montrés plutôt actif sans te le dire. Ils traînent en compagnie des autres élèves, et oublient de te le dire lors de leur rapport final. Ils ont en particulier interagi avec Akoja, suffisamment pour qu’elle se sente assez confiante pour oser te demander un rendez-vous.

Avant de volatiliser en simulacre, Zorian prenait toujours soin de lui demander un paquet mémoriel contenant l’intégralité de ce qu’il avait fait durant sa courte vie. Il était en général accompagné d’un rapport verbal, Zorian préférant discuter avec ses simulacres de temps à autre pour se rendre compte de leur attitude. Ça signifiait qu’il se reposait sur la capacité des simulacres à résumer correctement les souvenirs de leur existence entière, mais il n’y avait pas d’autre alternative. S’il demandait les souvenirs de leur existence entière, même une journée serait trop difficile à digérer en un quelconque laps de temps raisonnable. Interpréter vingt-quatre heures de mémoire, peu importait leur banalité, lui prendrait des heures… et il possédait en général plus d’un simulacre actif, aussi était-ce impossible. Il ne pouvait que faire confiance à leur résumé de ce qui leur semblait important.

— Pourquoi feraient-ils ça ? s’offusqua Zorian.

— Aucune idée. Mais si je devais deviner… parce qu’il est plutôt amusant d’imaginer ta réaction, une fois que tu aurais découvert le pot aux roses, lui répondit son simulacre en souriant de toutes ses dents. En tout cas, je suis très certainement amusé à l’heure qu’il est.

— Tu es amusé, hein, répéta Zorian lentement, les yeux plissés. En fait, j’ai une meilleure idée. Tu vas y aller.

— Mais je vais disparaître à la fin de la journée, rappela le simulacre, confus.

— Plus maintenant, décida l’original. J’ai songé à relaxer la règle des vingt-quatre heures, et tu vas être le premier des sujet-tests. Félicitations, tu vas rester actif pendant plus d’une journée, comme ça, tu vas pouvoir prendre la responsabilité de ce qui est arrivé, et je serai amusé de la situation.

— Eh… Eh, protesta le double. Attends voir une minute ! Tu ne crois pas que c’est une décision de trou de balle d’envoyer un simulacre à ta place, à un rendez-vous galant ?

— Pourquoi ? continua Zorian, un sourire malicieux sur la face. Tu es celui qui a accepté, alors il est juste que tu y ailles : ta décision, ta responsabilité.

— Oui, bon… Je suis juste fait d’ectoplasme, et nous allons dans un allons de thé, là, rappela le pauvre simulacre. Elle va probablement s’attendre à ce que je boive quelque chose, et il se trouve que genre, je ne peux pas. Hello, tu as oublié ? Je suis totalement solide et plein sous le cou.

Huh. Zorian ignorait ce détail, en réalité. Il savait que les simulacres devaient dormir comme lui, parce qu’il avait tenté d’en faire travailler un pendant toute une nuit et l’avait retrouvé ronflant au sol, le matin venu. Quand à des choses comme l’eau et la nourriture, il n’y avait jamais vraiment pensé – la description du sort expliquait qu’un simulacre n’avait pas besoin de nutriments mis à part la magie dont il se nourrissait, et qu’il n’y avait pas à s’en faire pour ça.

— Tu sais quoi ? soupira Zorian. Tu as raison. Je devrais y aller, pour le bien d’Akoja.

— On est d’accord. Je suis content que tu aies entendu raison, lui rétorqua le simulacre, clairement soulagé.

— En revanche, ajouta Zorian d’une grosse voix. Ça ne veut pas dire que tu es renvoyé. Tu te souviens de ce que j’ai dit ?

— N…on… hésita le simulacre, lentement.

— J’ai dit que j’allais relaxer la règle des vingt-quatre heures, lui rappela Zorian, patiemment. C’est toujours le cas, et tu seras toujours celui qui vas tester ça.

Il rassembla rapidement cartes, brochures partiellement griffonnées d’informations en tout genre, et balança le tout sans cérémonie à la tête du simulacre.

— Félicitations. Tu viens de gagner un ticket à sens unique pour Koth. Ton job, que tu n’as d’autre option que d’accepter, sera de trouver un moyen de parcourir sept mille kilomètres en moins d’une semaine. Bonne chance.

— Oh, allez ! protesta le simulacre. C’est impossible et tu le sais aussi bien que moi ! Eh, reviens !

Mais Zorian ne l’écoutait déjà plus. Il avait moins de deux jours pour comprendre quelles genre d’absurdités ses simulacres avaient eu l’idée d’inventer.

Mis à part Akoja, naturellement.

 

___

 

Le petit salon de thé marginal dans lequel se trouvaient Zorian et Akoja avait sa réputation parmi les étudiants. Pas tous – avant la boucle temporelle, Zorian n’avait aucune idée que cet endroit existait – mais parmi ceux qui mettaient sur un piédestal tout ce qui avait trait aux relations sociales, ce petit salon pittoresque était célèbre pour être le lieu de rendez-vous des couples. Aussi, il n’y avait aucun doute dans l’esprit de Zorian quant au message qu’Akoja essayait de lui faire passer en lui demandant de la retrouver là. Le fait qu’elle eût choisi ce lieu en particulier rendait plutôt clair le type d’intérêt qu’elle lui portait.

Le… rendez-vous… se passait bien, selon Zorian. Ni lui, ni elle, n’étaient des gens bavards par défaut, et le temps passa dans un silence étrange. Pourtant, ils discutèrent un peu et il ne provoqua pas la fuite d’Akoja en larmes et furieuse ; considérant la façon dont la seule soirée qu’il avait passée avec elle s’était déroulée, c’était un succès grandiose.

Il avala ce qui restait de son thé, déjà bien froid, et posa son regard sur Akoja. Elle détourna les yeux d’un air timide, projetant un mélange d’inconfort et d’excitation face à son intérêt soudain. Elle était assez maigre et cachait la moitié de son visage derrière des lunettes plutôt luxueuses. Elle portait étrangement des vêtements plus classes que ce à quoi Zorian était habitué, quoique toujours conservateurs et modestes. Pas de couleurs vives ou de peau indécemment visible.

Elle n’était pas une beauté fatale, loin de là. Pourtant, Zorian lui trouvait malgré tout ce petit quelque chose d’attirant ; en particulier quand elle se montrait timide plutôt que dominatrice et se mettait à rougir. Un peu comme dans le cas présent.

Elle était si compliquée à appréhender. Oui, elle en pinçait pour lui, mais il était sûr qu’il y avait plus que ça. Par souci de respect pour elle, il s’était interdit de sonder ses pensées de surface, et se contentait de ce que son empathie passive lui disait. Mais plus le temps passait, plus il était certain qu’elle voulait lui parler de quelque chose en particulier, mais n’y parvenait pas lorsqu’elle essayait. De quoi s’agissait-il donc ? Il songea à le lui demander directement, mais n’était pas convaincu – les choses se passaient plutôt bien jusqu’à présent, pourquoi courir le risque de tout ruiner ?

D’ailleurs, si ç’avait vraiment été important pour elle, elle aurait très certainement trouvé le courage d’aborder le sujet…

— Merci d’avoir accepté de me voir, lui dit-elle soudain en se redressant un peu. Je… euh… Puis-je te demander quelque chose ?

— Bien sûr, vas-y, lui répondit Zorian en hochant la tête.

— Je sais… que tu ne t’entends pas vraiment avec ta famille, dit-elle avant de s’immobiliser totalement afin d’étudier sa réaction.

Oh, mec. Pas étonnant qu’elle fût si réticente à aborder le sujet, quel qu’il fût. Si elle avait commencé son explication ainsi avec le Zorian d’avant la boucle temporelle, elle naviguerait en eaux extrêmement dangereuses. Désormais… les choses avaient quelque peu changé. Non, Zorian avait changé. Mûri, peut-être. En tout cas, il se plaisait à croire qu’il était devenu quelqu’un de meilleur, et lui fit simplement signe qu’elle pouvait continuer.

— Q… Quoi qu’il en soit, se hâta-t-elle d’enchaîner. Tu as clairement fait comprendre que tu souhaitais devenir indépendant à cause de ça. Trouver un bon travail quelque part, une maison, une vie…

Zorian leva les sourcils. Où voulait-elle en venir ?

— Je me demandais si tu pourrais me conseiller à ce sujet, demanda-t-elle enfin.

— Comment devenir indépendante ?

— Oui, confirma-t-elle.

— Pourquoi ? s’étonna-t-il. Je pensais que tu t’entendais bien avec ta famille.

— C’est le cas, abonda Akoja. Nous sommes plutôt proches les uns des autres, et je n’ai aucun problème avec eux. Je suis chanceuse sur ce plan. C’est juste… Je n’ai pas vraiment de bonne relation avec qui que ce soit d’autre.

Zorian fut sur le point de rétorquer quelque chose, mais elle lui coupa l’initiative.

— À l’exception des professeurs, je sais, ajouta-t-elle en le regardant d’un air menaçant. Mais ils ne se préoccupent pas de leurs élèves autant qu’ils le prétendent, tu sais ? Spécialement les talents moyens comme moi, qui viennent d’un milieu pauvre en magie et n’ont que l’éthique d’un travail acharné sur laquelle se reposer.

Zorian se perdit dans ses pensées, ne comprenant pas vraiment où elle voulait en venir avec tout ça. Quant à Akoja elle-même, elle garda le silence après ça, et pendant quelques secondes, Zorian eut l’impression qu’elle cherchait comment expliquer les choses plus avant. Aussi attendit-il qu’elle se décidât à continuer.

— As-tu déjà eu l’impression que l’Académie nous pompait juste notre fric ? demanda-t-elle brutalement.

Zorian recula légèrement, pris au dépourvu par la question. Est-ce qu’il avait cette impression ? Eh bien, il avait un tas de choses que l’Académie faisait mal, il était formel, mais…

— Non, pas vraiment, admit-il. Désolé. Pourquoi penses-tu ça ?

— Eh bien, jusqu’aux Guerres de Fractionnement et le Nettoyage, qui ont réduit le nombre de Maisons Nobles et autres respectables sources d’étudiants, l’Académie Royale des Arts Magiques de Cyoria n’avait jamais même imaginé laisser des élèves comme nous franchir ses portes. Je suis presque sûre que nous sommes là parce que l’Académie avait un choix à faire, soit réduire ses dépenses, soit accepter des élèves plus médiocres. Et puisque nous y étudions…

— Ah, la coupa Zorian – son tour, cette fois. Oui, tu as probablement raison sur ce point. Mais je ne décrirais pas ça comme pomper notre fric.

— Peut-être que je suis juste paranoïaque, soupira Akoja. Je suis vraiment déçue du personnel de l’Académie, depuis quelque temps. Quoi qu’il en soit, je veux dire, je ne sais pas à quel point le diplôme de l’Académie me sera utile. Ma famille paye de grosses sommes d’argents pour que je puisse être ici, et elle s’attend à de grandes choses dans le futur. Quand je venais juste d’arriver, je me disais que si je faisais simplement de mon mieux et excellais, alors ça fonctionnerait. Et je n’en suis plus très sûre. Je ne veux pas non plus retourner dans ma famille et mendier de l’aide. Ils m’aideraient, c’est évident… mais je ne veux pas les décevoir. Je ne veux pas être un poids pour eux.

— Alors tu espères que je puisse te donner quelques astuces afin de trouver un job qui paye bien, une maison à un bon prix, et tout ce qui s’en suit, termina Zorian.

Avant la boucle, Zorian n’aurait très certainement pas été capable de lui donner le moindre conseil. Au bout du compte, son idée était similaire – exceller dans les études, et tout irait bien ensuite. Ils avaient simplement une définition légèrement différente de ce que signifiait exceller. Maintenant, par contre, il pouvait lui recommander quelques endroits. Il avait déjà vérifié les offres d’emploi à plusieurs reprises, bien qu’il fût désormais largement surqualifié pour la plupart et avait fini par abandonner, déçu. Pourtant, il sentait qu’elle serait bien plus sage si elle abandonnait l’idée pour l’instant, pour se concentrer sur ses études…

— Choisis un domaine magique, et concentre tous tes efforts dedans, lui dit-il. Je te suggèrerais normalement la formulation, parce que… eh bien, être bon en formulation paye très bien… mais j’ai remarqué que tu n’appréciais pas les mathématiques tant que ça, alors peut-être pas. Que dirais-tu de l’altération ?

— C’est bon, je suppose, fit-elle en haussant les épaules.

— Essaye de te concentrer sur ça, dans ce cas, lui suggéra-t-il. C’est l’un des domaines qui payent le mieux. En plus, Ilsa est un maître dans ce type de magie et elle a l’air de t’apprécier, alors tu pourrais bien obtenir son aide plus facilement que tu le penses.

— Je vois, comprit-elle, le regard perdu dans le vide.

— Et puis, je suis également plutôt doué en altération, nota-t-il. Je pourrais t’aider si jamais tu te retrouves coincée.

En fait, il pourrait l’aider dans n’importe quel domaine. Mais s’il le lui disait, il aurait simplement l’air du plus gros vantard de tous les temps, et un peu de modestie ne faisait jamais de mal.

Akoja digéra tout ce qu’il venait de lui dire durant un long silence, en jouant nerveusement avec sa tasse vide.

— Donc, reprit Zorian, brisant le silence. C’était tout ?

— Hm ? marmonna-t-elle, tirée de sa réflexion, paniquée, l’espace d’une seconde. Oh, eh bien… Je… Oui, je suppose.

— Je vois. C’est un peu dommage. Quand tu m’as demandé de te rejoindre ici, je pensais que ç’allait être un rendez-vous galant.

— Je, eh… eh b… bien, ce n’est p… pas… Ça fait partie de… Je – bégaya-t-elle.

— Relax, je plaisante, se mit à rire Zorian légèrement.

— Enflure, grimaça-t-elle. Mais, hm… Je t’aime quand même bien…

— Je dois être honnête. Je ne suis pas vraiment intéressé par une relation à l’heure actuelle, lui répondit-il – tant qu’il serait coincé dans la boucle temporelle, il n’avait aucune intention de poursuivre une quelconque relation. Je sais que ça a l’air froid, mais…

— Je comprends, soupira-t-elle en tremblant imperceptiblement, une réaction étonnement terre-à-terre pour quelqu’un qui venait de se faire rejeter clairement. Comme tu es honnête, laisse-moi l’être aussi. Ai-je la moindre chance avec toi ?

— Je n’en ai aucune idée, avoua Zorian. Nous sommes si différents l’un de l’autre…

— Comment ? s’étonna-t-elle, plus curieuse qu’insultée. Nous sommes plutôt similaires, selon moi.

— Eh bien, tu es beaucoup plus à cheval sur les règles que je le suis, pour commencer…

Elle le regarda d’un air exaspéré, habituel selon Zorian.

— Je serais aveugle si je ne remarquais pas que tu ne respectes pas ça autant que moi. Pourtant, je t’apprécie malgré ça. Et ça veut sûrement dire que j’ai l’intention de travailler ce point avec toi, n’est-ce pas ?

Travailler ce point, ou travailler à me changer ?

Il voulut le demander à voix haute. Peut-être avait-il tort, mais il avait l’impression qu’elle le voyait moins comme la personne qu’il était que comme un matériau brut qu’elle comptait modeler selon ses goûts. Mais non, lui dire ça serait bien trop, et leur rendez-vous ne pourrait que se détériorer. Alors décida-t-il de simplement survoler la question sans y répondre.

Malgré le fait qu’il refusait de devenir son jouet, le rendez-vous se termina fort aimablement à partir de là. Peut-être parce qu’il n’avait pas catégoriquement refusé ses avances et qu’elle pensait toujours avoir une ouverture possible, à l’avenir. Peu importait. Ils se reverraient trois semaines plus tard en un endroit plus neutre, afin que Zorian puisse lui donner ce dont elle avait besoin concernant des employeurs potentiels, le coût de la location, et tous ces petits détails excitants – ou pas – de la vie.

Il ne savait pas que penser de ce qui venait de se passer. Lorsqu’il avait entendu que ses simulacres l’avaient fourré dans une espèce de rendez-vous galant avec Akoja, il s’était dit que ça ne pourrait que mal se terminer. Selon lui, Akoja était vraiment incompatible avec lui. Après leur rencontre, en revanche, il pouvait presque voir une telle relation fonctionner, à la fin.

Et il n’avait tellement pas besoin de ça, pas maintenant…

Bon. Ça aurait pu être pire, il supposa – ses simulacres auraient pu le faire sortir avec Neolu. Il avait découvert qu’ils s’en étaient faite une amie également au cours des jours passés, pour une raison qu’il n’expliquait pas, et une sonde fugace de ses pensées lui apprit qu’elle n’aurait pas été exactement contre avoir affaire à lui de la sorte. S’il avait eu un rendez-vous avec elle, tout le monde, aux quatre coins de l’Académie, aurait été au courant avant la fin de la journée. Akoja, au moins, avait le sens de la discrétion. Heureusement, Neolu était assez conservatrice dans sa tête, et ne demanderait jamais à qui que ce fût de sortir avec elle de la sorte – elle était du genre à attendre qu’un garçon fasse le premier pas.

Il allait devoir superviser les simulacres qu’il envoyait effectuer les tâches ennuyantes de bien plus près, à l’avenir.

 

___

 

— Tu dois plaisanter, lâcha simulacre numéro deux sur un ton incrédule. Cinq cent pièces d’argent pour une téléportation jusqu’à Zixia ? Tu crois que je fais pousser l’argent comme des haricots, ou quoi ?

L’homme à qui il parlait, un quarantenaire, chauve et lourdement tatoué, se contenta de lui offrir une grimaçe.

— Aime pas, peut s’en aller, lui lâcha-t-il dans un Ikosien tordu.

Le simulacre soupira de frustration et s’éloigna. L’original nageait peut-être dans l’argent, mais lui, non. On ne pouvait que prendre une certaine quantité de richesses avec soi en quittant Eldemar, et il ne pouvait donc pas se montrer si prolifique. C’était encore plus vrai lorsqu’on savait que chaque pays possédait sa propre monnaie, et qu’il ne pouvait pas simplement transporter des liasses et des liasses d’argent – les billets d’Eldemar ne valaient pas grand-chose hors d’Altazia. Merde, ils ne valaient même rien dans certains endroits DANS Altazia. L’un des petits états locaux par lequel il était passé haïssait Eldemar tant et si bien qu’il avait failli se faire attaquer à vue, juste parce qu’il avait tenté de payer un mage.

Non. S’il voulait arriver au bout de son voyage, il devait emmener des valeurs universelles – de l’or, de l’argent et des gemmes. Et comme tous trois étaient lourds et plutôt encombrants, il n’avait pu en prendre qu’une certaine quantité.

Simulacre numéro deux grommela, insatisfait. Quand il avait entamé son voyage, il avait été si sûr d’avoir trouvé une solution de génie : si le réseau de téléportation était trop lent et peu pratique, alors pourquoi ne pas simplement trouver des mages capables et les payer afin de le téléporter personnellement ? Combinée à des téléportations occasionnelles de son propre chef lorsque personne ne voudrait ou ne pourrait l’aider, cette solution était de loin la meilleure pour se rendre à Koth. En moins d’une semaine ? Peut-être bien, oui…

Bon… En réalité, ça s’avérait un peu moins idyllique que ça. Tout d’abord, il avait une image un peu biaisée de ce qu’était un mage capable. Spécialement ceux qui pouvaient se téléporter sur une grande distance en emmenant des gens avec eux. Ce genre de personnages était très rare, et ne pouvait être trouvé de façon probable que dans les grandes villes, où se rassemblaient naturellement les mages. En plus de ça, tous les mages n’étaient pas de férus voyageurs, et pouvaient souvent proposer une sélection limitée de destinations jamais vraiment éloignées du point de départ. Finalement, en plus de ça, accepter l’offre de Zorian revenait à enfreindre la loi sur les frontières – certains refusaient simplement, d’autres le demandaient une somme extravagante pour couvrir les risques.

Pourtant, malgré ces inconvénients, le plan se déroulait plutôt bien. Enfin… S’était déroulé, plutôt, tant qu’il voyageait encore en Altazia. Une fois atteint l’archipel Shivan et les états de Xlotic, un autre problème apparut.

Il ne parlait pas la langue locale.

Zorian connaissait trois langues – l’Ikosien commun, parlé un peu partout sous divers dialectes, le patois local Khusky, commun aux alentours de Cirin, parmi les paysans, et le Haut Ikosien, utilisé pour les travaux érudits et les marchés internationaux.

Même parmi les mages, parler le Haut Ikosien n’était pas chose évidente. Aussi, si Zorian voulait interroger des gens, obtenir des informations ou négocier, il devait souvent s’en tenir à l’Ikosien commun. À Altazia, pas de souci, mais une fois sorti, la migraine était de mise. Oui, l’archipel Shivan et les états de Xlotic avaient jadis fait partie d’Altazia, mais le dialecte qui y était pratiqué était si étrange aux oreilles de Zorian qu’il aurait aussi bien pu s’agir d’une autre langue. De plus, nombreuses des régions qu’il traversait possédaient, comme Cirin, son propre dialecte local, et les habitants les plus pauvres ne connaissaient souvent que des bribes d’Ikosien.

Et c’était essentiellement vrai dans l’archipel Shivan, dans lequel chaque satanée île possédait son propre langage !

Il se disait que les choses allaient déjà mal, mais plus il voyageait vers le sud, le long de la côte de Miasina, plus il réalisait que le problème n’était qu’un embryon de ce qu’il allait vivre. Koth n’avait jamais été conquis par Ikosa, en grande partie parce qu’il était séparé du nord de Miasina par un gigantesque désert – un peu plus petit désormais, mais toujours bien présent – et une imposante chaîne de montagnes qui coupait le continent en deux. En conséquence de quoi ils parlaient à Koth des langues totalement inconnues de Zorian.

Cerise sur le gâteau, plus il s’aventurait vers le sud, plus le teint de peau des habitants s’assombrissait, et le plus exotiques étaient les traits de leurs visages. Les gens le reconnaissaient comme un étranger un peu bizarre au premier coup d’œil, et se montraient immensément suspicieux au moment même où il s’approchait d’eux.

La zone dans laquelle il se trouvait actuellement était particulièrement ennuyeuse, car très peu densément peuplée, et le campement dans lequel il se trouvait était la seule congrégation de mages à des centaines de kilomètres à la ronde… et ils le savaient. Aussi tentaient-ils maintenant de le saigner de ses économies à la moindre requête, pour le moindre service.

Oh, eh bien… Ça aurait pu être pire, non ?

Il pourrait être encore en train de suivre les cours, pour commencer. Alors là, ça aurait été un véritable cauchemar. À l’heure qu’il était, il pouvait encore réciter exactement ce qu’il se disait en classe, en son absence, tant il l’avait vécu…

Il se demanda comment s’était passé le rendez-vous avec Akoja, néanmoins. Il allait devoir harceler Zorian l’original pour qu’il lui décrive tout ça dans le détail, lorsqu’il le contacterait pour son rapport journalier.

Raka
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