Chapitre 57
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« Quelque chose de familier, mais je ne saurais dire quoi. » Le doyen secouait la tête en tentant de comprendre ce qui le poussait à ressentir quelque chose de particulier. Une chose qui lui rappelait une sensation bien connue mais impossible à retrouver.
« Tu es déjà venu dans ce monde de lumière ? » Shi Kun ne parvenait pas à imaginer ce que le doyen pouvait bien trouver de particulier à cet endroit. Lui-même ne savait rien de cet océan de lumière et ne pouvait trouver aucun souvenir qui l’en rapprochait.
Le doyen fit quelques pas en avant et se baissa pour plonger sa main dans la lumière liquide sur laquelle il marchait. Il regarda ce qui ressemblait à de l’eau blanche et opaque couler lentement entre ses doigts, comme si elle n’était pas pressée de retourner dans l’immensité plate d’où elle venait.
Shi Kun secoua la tête, totalement incapable de se repérer ou de retrouver un quelconque point connu. Finalement, il valait mieux laisser faire le doyen, qui semblait savoir plus ou moins de quoi il retournait.
Au bout de quelques instants, Shi Kun sentit un souffle dans son dos. Léger au début et de plus en plus puissant ; il se retourna et se rendit rapidement compte qu’il n’y avait pas de vent en ces lieux : il s’agissait d’un flot de lumière qui le traversait comme s’il n’existait pas.
De même, le doyen observa les alentours et tous deux se rendirent compte que la lumière émanait d’un nombre incalculable d’endroits à la surface de cet océan blanc pour se diriger dans une direction particulière. Des dizaines de milliers de filins lumineux se rejoignaient en de plus grosses veines qui elles-mêmes devenaient d’immenses artères, certaines plus grosses encore qu’un corps humain.
Finalement, loin, très loin vers l’horizon, un geyser lumineux montait vers les cieux. Toute l’énergie du monde semblait s’y diriger pour se condenser et sortir de ce royaume miniature par une sortie dont elle seule pouvait connaître l’existence.
« Là-bas ! » Le doyen désigna le point dans le ciel, ce point exact où le flot d’énergie disparaissait au milieu du néant dans une explosion continue. « Je suis sûr que c’est la sortie ! »
Shi Kun l’avait vue aussi. Cette anomalie dans l’espace qui avalait goulument l’énergie que ce monde avait apparemment à offrir tel un sacrifice aveugle. Il fit mine de s’y diriger mais le doyen l’arrêta d’un geste de la main.
« Attends. » Le doyen fronça les sourcils. « C’est déjà terminé. »
Shi Kun ne l’avait pas senti mais le doyen avait un sens spirituel plus développé. Il avait déjà remarqué que l’énergie diminuait déjà, ralentissait et que le point crucial où elle disparaissait dans le ciel s’évaporait lui aussi, illusion du passé que tous deux ne sauraient jamais rattraper à temps.
Shi Kun soupira. Cela le dérangeait de ne pas avoir pu sortir de ce deuxième monde dans lequel ils étaient enfermés mais après tout, il aurait sans doute d’autres occasions de le faire.
« J’ai compris. » Le doyen ouvrit de grands yeux alors que tout redevenait calme comme le temps qui passe. « Je sais ce que tout ça me rappelle. »
« Eh ? » Shi Kun se tourna vers lui, l’air interrogateur.
« C’est la même sensation que l’on ressent lorsque le monde perd son qi. » Le doyen hocha la tête, sûr de lui. « C’est pareil mais… dans l’autre sens. »
« Le monde qui perd son qi ? » Shi Kun secoua la tête, ne comprenant pas de quoi il s’agissait. Il n’avait jamais entendu d’histoire parlant du monde qui perdait son qi.
Le doyen ouvrit de grands yeux, incapable de saisir la profondeur de la question. Après tout, si les mortels n’en savaient rien car il s’agissait d’un secret jalousement gardé par les cultivateurs, aucune d’entre eux ne pouvait l’ignorer : à intervalles irréguliers, plus ou moins longs, le qi du monde entier était aspiré, retournait à la montagne impériale et disparaissait dans les cieux.
Ce phénomène étrange durait l’espace du temps qu’il fallait à quatre bâtons d’encens pour brûler. Suite à quoi le qi se remettait à souffler lentement depuis les cieux au sommet de la montagne impériale pour recouvrir à nouveau le monde en moins d’une journée.
Bien entendu, les cultivateurs ne pouvant plus cultiver lors de ces phases spéciales n’avaient plus non plus la possibilité de se battre efficacement : s’ils possédaient naturellement une réserve de qi dans leur dantian, il leur était impossible de la renouveler en continu si le monde les entourant ne pouvait pas en fournir.
Les combats devenaient alors plus rares et un accord tacite et silencieux existait entre les cultivateurs du monde entier : que l’on fut les pires ennemis ou les plus grands rivaux, lorsque cette étrange volonté des cieux se produisait, nul n’était autorisé à aller à son encontre. Si les cieux reprenaient le qi qu’ils offraient habituellement au monde, c’est qu’ils désiraient un temps de paix et il fallait le respecter.
Shi Kun n’avait naturellement jamais eu affaire à la disparition du qi dans le monde et n’était pas au courant de ce phénomène particulier. Le doyen, ne pouvant pas le savoir, s’en étonna. Après tout, Shi Kun n’était-il pas l’héritier d’un puissant et mystérieux patriarche de secte ? Il devait en savoir plus que lui-même sur la disparition du qi, étant aux premières loges sur la montagne impériale lorsque cela se produisait.
Aussi ne poussa-t-il pas l’offense à lui expliquer de quoi il s’agissait.
« Oui. Ce que l’on ressent lorsque le qi se déplace depuis le monde vers la montagne impériale puis vers les cieux… Je viens de ressentir la même chose. Simplement, le qi est apparu avant de se déplacer vers ce point où tout convergeait. »
Sans comprendre de quoi parlait le doyen, Shi Kun hocha machinalement la tête, l’air profond, se demandant si cette mer de lumière était vraiment aussi confortable qu’elle en avait l’air. Tandis que le doyen continuait à parler du qi du monde qui s’évaporait de temps à autre de toutes les terres connues, Shi Kun se baissa pour s’installer directement sur cette étrange surface blanche et liquide, jambes croisées.
« Et si j’en crois ce que me dit mon instinct, alors nous devrions être… eh ? Mais que fais-tu… ? » Le doyen ne termina pas sa phrase, observant Shi Kun qui fermait les yeux en se relaxant.
« En effet, c’est comme un tissu mou et épais, c’est tellement confortable ! » Shi Kun constata intérieurement à quel point la sensation était agréable et se laissa presque tenter par un sommeil bien mérité après tout ce qu’il avait vécu récemment.
Le doyen ne prononça pas un mot de plus et suivit la gestuelle de Shi Kun avec attention. Que faisait donc ce gamin mystérieux dans cet endroit plus qu’étrange ? Pourquoi s’installait-il, jambes croisées, pourquoi fermait-il les yeux ainsi ? Il avait l’air de vouloir méditer !
« Mais… Mais oui ! Si les flots de qi que j’ai ressentis sont les mêmes que ceux qui s’évaporent du monde… alors nous sommes proches de notre monde ! Et toute cette énergie dans laquelle nous baignons, elle ne demande qu’à être raffinée ! » Les yeux du doyen furent traversés par des étoiles d’émerveillement face au détachement dont pouvait faire preuve Shi Kun devant une situation inconnue. « Il est vraiment digne d’être le génial fils d’un puissant patriarche ! »
Sur ces mots intérieurs, le doyen s’installa lui aussi, jambes croisées, près de Shi Kun et se mit à respirer profondément et avec régularité. Il profita de l’accumulation de qi dans ce royaume spirituel à part pour utiliser une technique de cultivation qu’il n’avait plus usitée depuis fort longtemps et commença à amener vers lui autant d’énergie que possible.
Le temps passa ainsi, et alors que Shi Kun tombait rapidement en arrière pour se laisser gagner par le sommeil, le doyen profita de cette bonne fortune pour emmagasiner du qi, qu’il raffinerait plus tard. Fort heureusement, tout ceci n’était pas contraire à son dao et il y parvint avec une aisance relative.
« Haaa… C’était un repos nécessaire ! » Au bout de plus d’une journée, Shi Kun ouvrit enfin les yeux en s’étirant. Se redressant et époussetant par réflexe ses vêtements où aucune poussière ne s’était accumulée, il tourna la tête vers le doyen, toujours en pleine méditation.
Ce dernier sentit la fluctuation dans le qi ambiant et comprit que Shi Kun en avait terminé avec sa propre cultivation. Il ouvrit lui aussi les yeux en murmurant.
« Oui. Nous avons perdu suffisamment de temps ici. Nous ne savons pas si trop de temps en ces lieux ne nous sera pas néfaste, après tout. J’ai rencontré une bonne fortune ici et je ne m’en plains pas. »
« Eh ? Qu’as-tu dit ? » Shi Kun tendit l’oreille, incapable de comprendre le moindre mot de ce que venait de chuchoter le doyen.
« Il faut partir, maintenant. » Celui-ci secoua la tête en se relevant.
Tous deux se remirent en route en direction d’un point précis que le doyen avait mémorisé. Il s’agissait de l’endroit exact par lequel l’énergie qui avait afflué un jour plus tôt était sortie.
« Je sens qu’il va se produire un nouveau raz-de-marée de qi sous peu. Il faut se hâter. »
« Eh ? Je ne sens rien. » Shi Kun haussa les épaules.
« La mer de lumière est agitée. Sous nos pieds, le qi commence à tournoyer à certains endroits, ne le sentez-vous pas ? Il est vrai qu’à votre niveau, vous ne possédez pas une maîtrise parfaite du qi. C’est sans doute normal. » Le doyen cherchait à comprendre pourquoi Shi Kun ne parvenait pas à ressentir le qi s’agiter sous leurs pieds. Shi Kun, quant à lui, s’en fichait et se contentait de suivre le doyen de près.
Peu après, ils arrivèrent juste en-dessous de l’endroit convoité.
« Voilà. Il ne reste qu’à attendre. Ça ne va plus tarder, si j’en crois le qi sous nos pieds. »
« Parfait. Ai-je le temps de me reposer un peu ? »
« Non. » Le doyen secoua la tête avec fermeté. Au moment où il refermait les lèvres, la mer sous leurs pieds vibra et se mit à onduler légèrement. Elle ne parvint plus à contenir le qi qui tournoyait et s’énervait sous sa surface, qui surgit d’un seul coup sous la forme de dizaines de geysers blancs et intenses.
« Attention ! » Le doyen se jeta sur Shi Kun et le fit tomber à la renverse au moment où un geyser de qi qui fumait d’une lumière aveuglante explosa sous ses pieds. Tous deux tombèrent et roulèrent sur plusieurs mètres avant de se relever.
« Celui-là est dangereux ! Il… Il ne passera pas à travers nous comme les flots de qi tranquilles de la dernière fois ! Ce qi est beaucoup plus concentré, bien plus que ce que, même moi, je pourrais supporter ! » Le doyen fit mine de paniquer légèrement en insinuant qu’il venait de sauver la vie de Shi Kun. Après tout, peut-être que si ce dernier racontait un jour leurs aventures, son puissant père récompenserait quiconque aurait pu aider le jeune fils à surmonter les épreuves croisées sur sa route.
En son cœur, il espérait déjà recevoir quelque trésor ou se voir enseigner une technique secrète dont seul un puissant patriarche connaissait l’existence. Ou peut-être…
« Peut-être m’acceptera-t-il comme disciple à la montagne impériale ?! Je ne suis peut-être pas encore trop vieux ! J’ai sauvé son fils ! » Le doyen se mit à sourire intérieurement tout en affichant une expression des plus concernées, fronçant le sourcil, le regard perdu dans celui de Shi Kun comme pour s’assurer qu’il allait bien.
« Est-ce que… tout va bien, votre splendeur ? » Il se mit même à bafouiller sur un ton paniqué.
« Eh ? Oui. Bien entendu. »
Le doyen se tourna en direction de cet immense flot de lumière brûlante qui le força pour la première fois à plisser les yeux. Ce geyser fumait et crépitait comme si la lumière qui le composait ne parvenait pas à contenir sa propre puissance.
« C’est vraiment étrange… Et si… » En réalisant enfin la quantité phénoménale de qi que contenait ce monde, Shi Kun eut une idée des plus lumineuses. « Et si j’essayais ? »
Shi Kun tapota sa sacoche spirituelle et en sortit une pleine poignée de fraises spirituelles, qu’il avait cueillies dans le Gouffre Insondable. Il s’avança vers le geyser, celui qui était plus gros et plus puissant que les autres et approcha sa main avec prudence.
« Att… Attention ! » Réalisant que Shi Kun voulait plonger la main dans la lumière qui lui brûlait les yeux, il tenta de se jeter en avant pour l’arrêter mais il avait hésité, l’espace d’un instant, à aller contre la volonté de ce génie en provenance de la montagne impériale. Ce souffle d’indécision l’empêcha d’arriver à temps et Shi Kun fit pénétrer sa main dans la colonne de lumière.
« … »
Le doyen s’arrêta net et observa ce qui se passait. Finalement, la lumière n’était rien d’autre que de la lumière, et elle ne faisait mal qu’aux yeux. Cette sensation de crise n’était-elle qu’une illusion ? Shi Kun se tourna vers lui en se demandant pourquoi le doyen s’excitait à ce point.
« Tu sais, s’énerver va te faire mourir jeune. Prends ton temps et calme-toi, c’est meilleur pour le corps. » Shi Kun hocha la tête et leva le menton, comme s’il était en train de donner une leçon importante à de jeunes cultivateurs avides d’apprendre.
« … »
Toujours silencieux, le doyen ne savait que répondre à ça. Finalement, il secoua la tête et réalisa.
« Ce… Ce gamin ! Pas étonnant qu’il n’ait pas eu peur ! Il savait ! Les cultivateurs mystérieux de la montagne impériale possèdent sans doute des connaissances que je n’ai pas ! Il… Je suis sûr qu’il savait pour ce geyser de lumière ! Mais alors… Il sait où nous sommes ? Pourquoi ne le dit-il pas ? » Soudain, il ouvrit de grands yeux et son fil de pensées arriva à sa conclusion. « Il me teste ! »
Le doyen l’avait après tout enlevé contre son gré, retenu prisonnier et avait même tenté de le convertir à la cause d’un grand ancien. Shi Kun avait toujours donné l’impression de ne pas avoir retenu la moindre rancune pour ça mais finalement, était-il depuis tout ce temps en train de le mettre à l’épreuve ?
Le doyen réalisa en une fraction d’instant. Shi Kun était celui qui avait volontairement provoqué le cafouillage de la technique. Il faisait mine de ne pas l’avoir fait exprès mais… c’était sans doute le cas, tout compte fait ! Et il l’avait mené dans un monde empli de couleurs. Shi Kun possédait en outre exactement l’outil nécessaire pour en sortir et le doyen se persuada qu’il avait, d’une manière ou d’une autre, fait ce qu’il fallait pour les mener à présent dans ce monde de lumière infini. Et tout ça… signifiait que le doyen ne lui avait pas sauvé la vie, précédemment. Il ne pourrait même pas se vanter de ça auprès de son puissant père.
« Qu’il soit du deuxième niveau de la maîtrise du qi n’a pas d’importance. Il est le fils d’un puissant patriarche de la montagne impériale et il doit posséder des techniques étranges qu’il peut lancer même à son niveau ! J’en suis sûr, désormais. » Le doyen plissa les yeux et tomba une fois de plus à genoux.
« Pardon, votre splendeur. Je… Je ne sais pas ce que vous attendez de moi mais je ferai tout pour me racheter. Faites ce qu’il vous plaira, punissez-moi, je… je ne résisterai pas. Je suis soumis à la montagne impériale et à sa puissance, tout autant qu’au grand ancien. »
« Eh ? » Shi Kun ne comprit pas un traître mot de ce que racontait ce doyen à genoux, tête baissée. Et pour tout dire, il s’en fichait légèrement : il retira sa main de la colonne de lumière qui crépitait toujours et lorsqu’il écarta les doigts, il put ressentir que les fraises spirituelles qu’il avait sous les yeux avait triplé de volume et luisait d’un blanc étincelant.
« Ça marche ! Je suis un génie ! À moi le meilleur alcool spirituel du monde ! »
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