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Chapitre 143 – Les Skaaghs (4)

 

— Tu ne m’as finalement pas répondu, finis-je par dire à la persona après un très long temps de marche prudente entre les arbres.

À quel sujet ? me demanda-t-elle en retour.

— Pourquoi les Architectes craignent-ils la mort. Je t’avais posé la question, et je t’ai arrêtée pour te parler d’autre chose, mais… cette question n’a toujours pas eu de réponse.

Effectivement. Je t’ai parlé de la façon dont une âme est récupérée par le système et celle dont il traite les données pour la recréer ensuite.

— Tu m’en as bien parlé, oui, confirmai-je d’un hochement de tête.

J’enjambai une racine d’arbre qui jaillissait hors du sol dans un arc louche, comme si elle cherchait à faire tomber quiconque ne ferait pas attention à elle. En me penchant au-delà, je constatai que c’était peut-être le cas : il y avait là un parterre de champignons, une mousse fongique étrange dont je ne voulais pas m’approcher, de manière instinctive. Peut-être était-ce une forme de symbiose ; l’arbre avait créé un piège naturel pour nourrir ce parasite, qui a son tour fournissait quelque chose à l’arbre.

Mais ce n’était pas le moment de m’attarder plus que de raison. Je contournai prudemment le tout et repris la route.

Plus une âme est puissante, plus elle contient de souvenirs, de compétences, de matériel à extraire et reconstruire, plus la tâche est complexe.

— La tâche ? La déconstruction ou la reconstruction ?

Les deux, chacune à leur façon, m’expliqua la persona. Déconstruire de façon correcte chaque composante d’une âme qui possède un nombre important de choses intriquées les unes aux autres est un processus qui peut prendre des heures pour être bien fait, et le système l’effectue toujours avant le matin suivant. S’il ne dispose que de quelques minutes pour ça, il ne prendra que quelques minutes pour le faire, et ne me demande pas pourquoi, je l’ignore. Il se peut alors que certaines informations se perdent… Ou soient légèrement corrompues, modifiées ou altérées, contre toute volonté.

— Donc, la coupai-je, tu me dis que le système ne récupère pas une âme à la perfection ?

Uniquement pour les âmes puissantes, et lorsque le temps lui manque. Mais… ça arrive. Plus souvent que tu ne le voudrais.

— Si je meurs, quelques minutes avant mon réveil habituel, supposai-je tout haut, je risque de ne plus être moi-même ?

Non. Quoi qu’il arrive, ce qui fait de ta personnalité ce qu’elle est… Eh bien, c’est la première chose qui est récupérée, quoi qu’il arrive. Tu seras toujours égale à toi-même. Non, ce qui peut disparaître ou se voir modifier, ce sont certains souvenirs, ou des compétences. Une amnésie irréversible, quoi que l’on fasse. Un souvenir qui n’est pas récupéré dans ton âme est perdu à jamais.

— Ce pourrait être une bénédiction dans certains cas, murmurai-je en repensant à mon oncle et ma tante, longtemps auparavant, sur Terre.

Il en va de même lors de la restructuration et la recréation des données. Si le système n’a pas le temps de le faire ou s’il y a vraiment trop de choses à calculer, il arrive qu’il le fasse mal. Dans le pire des cas, il les oublie simplement, mais il peut aussi arriver qu’il corrompe des souvenirs, en les rendant flous, lacunaires ou simplement faux. Certaines fois même, il est dit qu’une personne a hérité des souvenirs d’une autre…

— Tu commences à me faire peur, avouai-je.

Tu as posé la question. Maintenant, tu sais pourquoi les Architectes de haut niveau ont « peur » de la mort, bien qu’elle ne soit pas définitive. Elle peut apporter plus de tourments que le néant d’un vrai trépas. Ils peuvent, dans le pire des cas, devenir parfaitement inaptes, des légumes dans un corps qui se souvient de ce qu’il est, mais incapables de se souvenir comment faire ce qu’il sait faire.

Je ne lui répondis pas, perdue dans mes pensées suite à cette révélation. Bien sûr, la mort avait toujours été douloureuse, et bien que parfois accidentelle, souvent salvatrice dans des situations critiques. Néanmoins, elle ne m’avait jamais plus dérangée que ça, et je savais que même si je devais le sentir passer, l’apaisement venait rapidement. Alors apprendre que plus j’accumulerais de connaissances, de souvenirs et de compétences, plus je verrai le risque grandir, le risque de ne pas retrouver l’intégrité et l’intégralité de ma personne… J’en avais des sueurs froides.

Il fallait que j’évite de mourir. Ils avaient tous raison : c’était une pénitence bien pire que la mort elle-même, que la douleur ou le souvenir de cette dernière. C’était pire que l’oubli définitif, que le néant de ces croyances prétendant qu’il n’y a rien après le trépas, pire que tout. C’était le souvenir fractionné, incomplet et ponctionné.

— Il faut que je perdre cette habitude, en effet, conclus-je.

On me l’avait dit et répété et je savais qu’il y avait forcément une bonne raison à ça, mais maintenant que je la connaissais, ça ne m’apparaissait que plus clairement. Arrivé à un certain niveau, la moindre mort au mauvais moment pouvait ruiner une existence entière, fût-elle millénaire.

J’enjambais une autre racine tordue lorsque j’entendis un bruit sur la gauche. Je me tournai rapidement par réflexe mais la persone n’avait pas réagi ; inconsciemment, je savais que ça ne présentait pas de danger immédiat. La curiosité était plus forte que la peur, il n’y avait – normalement – que moi et les elfes dans cette forêt, la persona me l’avais assuré.

Un buisson vibra dans un bruit de frottement et j’entendis des bruits de pas rapide, ceux typiques d’une petite créature qui détalait après avoir pris peur. Je ne vis rien d’autre que des fourrés, mais il y avait clairement un être vivant qui venait de me voir et de s’enfuir. Un elfe ?

Non. Pas un elfe, corrigea la persona.

— Je croyais que nous étions seuls avec les elfes, dans ces bois ? m’empressai-je de m’affoler.

Je le croyais aussi. À vrai dire, je ne ressens pas la présence de ce qui vient assurément de s’enfuir. J’en suis la première perplexe.

— Tu ne l’as pas… Mais alors, ça signifie que nous ne sommes pas aussi seules que je le pensais ?

Sans doute la persona avait-elle perdu une partie de ses capacités, une fois déconnectée du système. Ou alors ne possédait-elle peut-être pas, de base, les compétences qu’elle s’imaginait. Il était également possible que la créature qui venait de détaler possédât elle-même la capacité de masquer sa présence aux yeux de la persona.

Dans tous les cas, la prudence était de mise. Je ne pouvais plus me fier uniquement à elle.

Elle ne me répondit pas. Je la sentais perdue dans ses pensées elle aussi, se posant sans doute les mêmes questions que moi ; en tout était de fait, nous étions là pour trouver les elfes – un elfe en particulier – et je devais avancer. Qui pouvait dire à quelle distance de là ils se trouvaient réellement ?

Ils ne sont plus extrêmement éloignés.

— Oh ? Tu es sûre ? Tu peux les sentir ? m’enquis-je.

Oui.

Ce coup-ci, elle était plutôt fière d’être certaine de sa réponse, je pouvais le sentir.

Tandis que je contournais un buisson épineux, je m’y égratignais la jambe par inadvertance.

— Merde ! Jurai-je. J’espère que c’était pas empoiso… Eh ?

[Schéma du buisson de mispuis acquis.]

Le mispuis est une baie empoisonnée, Wuying… Tant le fruit que les feuilles que la racine… Sa sève elle-même est toxique.

— Putain de merde ! criai-je, furieuse à la fois contre ma maladresse et mon manque de chance pas si hasardeux si l’on prenait mon passé en considération.

Depuis le temps que ce genre d’acquisition surprise ne m’était plus arrivé, il fallait que ce soit empoisonné ! Merde, merde, merde ! J’allais mourir ? J’étais sans doute d’un niveau trop bas et trop peu expérimentée pour ne pas courir le risque lié à la perte de mes connaissances, mais j’avais vraiment fait tout ce chemin pour… finir comme ça ?

Et je sentis en effet un vertige s’emparer de moi, un léger engourdissement qui remonta du bas de ma jambe pour se propager jusqu’en haut de ma cuisse. Je baissai les yeux, dents serrées, vers l’égratignure et elle n’était effectivement que ça : une simple éraflure dont le sang ne perlait même pas.

Et pourtant, je sentais déjà que le poison faisait son effet. Une dose sans doute si infime et pourtant si virulente… Je n’imaginais même pas ce qu’il se serait passé si j’étais tombée dans le buisson suite à une mauvaise chute. Sans doute n’aurais-je même pas remarqué ma mort.

— Les elfes possèdent-ils un remède ? réalisai-je. Ils vivent dans cette forêt, ils doivent connaître le moyen de contrer ce poison ! Il faut que j’avance.

Je serrai les dents, le genou brûlant, et fis quelques pas en boitant. Bon sang, je n’avais même pas la force de marcher normalement ? Ma jambe semblait si faible et fiévreuse…

Je ne pus m’empêcher de soulever ma toge pour regarder ce qu’il en était de ma cuisse et mon genou, qui semblaient être affectés par le poison.

Rien. Mis à part la blessure du bas, ma jambe avait une apparence intacte.

Tu ne verras aucun effet du poison. Le mispuis est une puissante neurotoxine. Elle attaque les nerfs et remonte lentement jusqu’au cerveau par leur biais.

— Les elfes, répétai-je en relevant les yeux, prise d’une nouvelle détermination.

J’avais décidé de ne plus prendre la mort à la légère pour ne pas me faire avoir par de mauvaises habitudes à l’avenir, et j’allais tout faire pour les trouver. J’étais persuadée qu’ils avaient un remède. C’était… eh bien, logique.

N’es-tu pas Paladin de l’Eglise d’Albion ? me demanda soudain la persona.

— Si, lui répondis-je. Pourquoi ? Les elfes ont quelque chose contre les Paladins ?

Absolument pas. Ils ne savent sans doute pas ce qu’est un Paladin, pas plus qu’Albion.

— Alors quel est le problème ? m’impatientai-je, ne supportant presque pas ma jambe brûlante.

Eh bien, le poison a-t-il déjà atteint la partie de ton cerveau qui commande la logique et le bon sens ? tu as un faible niveau, mais tu possèdes naturellement le sort Purification. L’as-tu oublié ?

— Purif… Mais oui ! réalisai-je alors, les yeux écarquillés.

Je soulevai à nouveau ma toge et posai mes deux mains à plat contre ma cuisse avant de prendre une profonde inspiration.

— Purification.

Une aura blanche aux reflets blancs et argentés apparut au creux de mes mains et se diffusa lentement à la surface de ma jambe. Je la sentis pénétrer ma peau, telle une douce fraicheur anesthésiante ; rapidement, elle disparut et me laissa ainsi, béate.

— Ça n’a pas marché, putain, j’ai mal au genou ! hurlai-je.

En effet, le poison est toujours là. Plus faible, mais la purification n’a pas été assez puissante.

— Je vais recommencer ! Puri…

Inutile, me coupa la persona. Si la purification n’a pas été capable de contrer le poison la première fois, elle ne le pourra pas les fois suivantes.

— Je vais cumuler l’effet autant de fois qu’il le faudra !

Ce n’est pas ainsi que ça fonctionne, malheureusement.

Dépitée, je lançai malgré tout trois sorts de plus, en vain bien sûr. La persona avait raison : la purification avait ralenti la progression du poison, mais mon niveau de compétence ne me permettait pas plus que ça.

— Il ne me reste qu’à trouver les elfes, je suppose, soupirai-je.

Reprenant la route en boitant – un peu moins qu’avant – je me mis en tête de me hâter.

 

___

 

Au bout de quelques heures de plus, le poison avait progressé. Il avait insidieusement et irrésistiblement voyagé dans mes nerfs. Ma deuxième jambe était très chaude et douloureuse elle aussi, jusqu’au genou. Mes hanches, mon ventre et ma poitrine me faisaient souffrir quelque peu également, et je ressentais sans doute dans mon dos ce que signifiait soixante ans d’arthrose. Bon sang, j’avais l’impression que mes os me faisaient un mal de chien !

Non, Wuying, ce ne sont que tes nerfs.

— Je sais. Laisse-moi me plaindre en paix. Après tout, je vais sans doute mourir. Nous n’avons toujours pas trouvé le moindre elf…

Je ne terminai pas ma phrase. Prise d’un étourdissement soudain, je sentis mon corps se dérober. L’espace d’une demi-seconde, je crus que la fin était arrivée. Mais non, je repris connaissance au sol, étendue sur un parterre d’une herbe des plus classiques. La persona ne pouvait pas m’aider, naturellement : même si elle prenait le contrôle de mon corps, le problème était physique.

— Ah… soupirai-je en me relevant avec mal. Je suis tombée…

Et tu es restée inconsciente pendant près de trente minutes.

— Quoi ?

J’ai fait de mon mieux pour tenter de te faire reprendre connaissance et tu as enfin ouvert les yeux. Mais je crains ne pas pouvoir retenir le poison plus longtemps. Je ne suis pas faite pour ça… J’ai activé tes défenses immunitaires au maximum, mais ce n’est plus suffisant.

J’allais lui répondre que mon heure n’était pas encore venue. Malheureusement, mon cou et le bas de mon visage étaient fiévreux : le poison avait presque atteint mon cerveau. Pour toute preuve, je perdis à nouveau connaissance, aussi simplement que ça.

Raka
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