MoL : Chapitre 74
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Chapitre 75 — Voleur d’âme

 

Les étendues sauvages qui existaient au nord d’Altazia étaient un endroit regorgeant de choses rares et précieuses. Des ressources naturelles exotiques, des lieux intéressants, des plantes magiques et des animaux disparus partout ailleurs… tout ceci était trouvable par celui qui décidait d’y consacrer les efforts nécessaires, et bien sûr assez puissant pour survivre dans cet environnement de montagnes et de forêts hostiles. Non parce que ces étendues étaient particulièrement bénies en termes de ressources naturelles, mais parce que l’humain n’avait pas peuplé cette région, et ne l’avait donc pas exploitée. Le sud avait un jour possédé tous ces trésors, mais l’essor de la civilisation et le nombre croissant de mages les avaient fait disparaître. Les mines étaient épuisées, les forêts abattues, les ouvertures sur le donjon fermées ou transformées en puits de mana régulés, tout ce qui avait existé de délicat avait été détruit par les guerres et tout ce qui avait existé de dangereux délibérément poussé vers l’extinction. Après tout, personne ne désirait vivre aux côtés d’un tigre géant magique mangeur d’hommes ou un arbre ambulant qui se plantait dans vos champs et en ruinait les récoltes.

Et c’était le cas également pour la plante que Zach et Zorian cherchaient. Le chrysanthème attrape-âmes, comme il était appelé, était une entité rare qui dévorait les âmes. Comme personne ne voulait voir cette plante fleurir dans son jardin, ou n’importe où, d’ailleurs, elle avait rapidement été éradiquée partout où les humains s’étaient installés. Aussi, comme Zach et Zorian désiraient en trouver une, ils devaient affronter les zones sauvages non touchées par l’avancée de l’humanité.

Actuellement, tous deux se cachaient sous un globe d’invisibilité, observant avec prudence un énorme ours noir les dépasser. Il n’était pas un danger mortel pour eux, mais ils n’étaient absolument pas d’humeur à chercher la bagarre avec un monstre résistant dont aucun morceau n’était particulièrement précieux sur le marché. En gardant à l’esprit qu’ils avaient progressé à travers la dense forêt du nord pendant la majeure partie de la journée, ils voulaient maintenant juste localiser cette satanée plante et en avoir fini avec ça.

Heureusement, l’ours n’avait pas l’air en chasse, et ne prêta pas attention à son environnement. Il se contenta de les dépasser et disparut sans laisser de trace.

Zach dispersa le globe d’invisibilité qui les masquait de la vue des prédateurs et analysa rapidement la zone à la recherche d’autres dangers. Bien que moins dangereux que les profondeurs du donjon, les forêts du nord d’Altazia n’étaient pas un lieu amical pour celui qui avançait sans accorder de souci à l’endroit où ses pas le menaient. Aussi loin au nord rôdaient des menaces qui pouvaient potentiellement représenter un danger même pour Zach et Zorian, s’ils se laissaient prendre par surprise.

— Rassembler tous ces ingrédients est étonnamment difficile, annonça Zach en se détendant après n’avoir rien repéré d’anormal. Ils sont rares, dangereux, voire les deux à la fois, et la vieille ne nous a pas donné le moindre indice concernant leur localisation… Pourtant, c’est clairement faisable, alors nous ne pouvons pas vraiment nous plaindre. Elle sait vraiment doser l’impossible et l’anormalement compliqué…

— Je suis à moitié convaincu que la moitié de ces ingrédients ne sont pas nécessaires à la potion, grogna Zorian, qui passa quelques secondes à se réorienter avant de repartir vers le nord-ouest, suivi par Zach. Elle a assurément ajouté quelques trucs juste parce qu’elle en a personnellement besoin, pas parce que nous en avons besoin. Le souci, c’est –

— Que nous n’avons aucune idée des ingrédients nécessaires, conclut Zach. Elle ne nous laissera pas voir la recette et nous ne pouvons que spéculer et lui dire qu’elle bluffe, mais nous sommes pressés par le temps et elle le sait. Elle ne broncherait pas, même si on devinait juste, et on paierait encore le prix de notre insolence.

— Oui, opina Zorian. Mais peu importe, c’est faisable, c’est tout ce qui compte. Laissons-la savourer cette petite victoire, si c’est tout ce qui lui importe.

— C’est vrai, accepta Zach. Dis, tu crois qu’on est vraiment au bon endroit ? On cherche depuis plus de deux heures, et cette fleur n’a pas l’air de pousser dans le coin. Peut-être que la tribu de yétis à qui nous avons parlé nous a menti ? Les relations entre eux et les humains ne sont pas exactement au beau fixe.

— Le shaman de la tribu n’a pas menti, affirma Zorian en secouant la tête. Il pense que nous sommes des idiots arrogants et que nos âmes vont se faire dévorer par la plante, alors il nous a dit la vérité. Il reçoit le payement promis et en prime, deux humains de moins vont arpenter le monde. C’est une victoire totale pour lui. C’est juste que les yétis n’ont pas de vrai concept en géographie et il nous a donné une direction plutôt vague. Sois un peu patient.

— Mais c’est tellement chiant ! chouina Zach.

— T’as vraiment pas de chance, hein ? lui rétorqua Zorian sur un ton plein de pitié.

Zach resta silencieux pendant un moment, mais pas pour longtemps.

— Tu sais, l’idée de combattre une fleur est plutôt amusante. Et gênante.

— Je ne sais pas, avoua Zorian. Je pense qu’avoir combattu ces lapins il y a quelques jours était bien plus embarrassant. Spécialement parce qu’ils ont réussi à nous mordre tous les deux avant de mourir…

— Ugh. Ne me rappelle pas ça, gémit Zach. Je parie qu’il s’agit de l’un de ces faux ingrédients de la liste. Je veux dire, comment une bande de lapins peuvent-ils être liés à une potion de perception des âmes ?

— Je pense que les gemmes rouges incrustées dans leurs fronts sont des espèces de capteurs sensoriels, supposa Zorian. Ils ont prédit chacune de nos tentatives d’attaques furtives.

Ils passèrent une demi-heure à discuter la liste, à chercher à deviner quel ingrédient était légitime, lequel ne l’était pas, pour finir par réaliser qu’aucun d’eux n’était un imposteur évident. Ils pouvaient tous être potentiellement valides, ce qui signifiait que soit Zorian se montrait trop paranoïaque, soit la sorcière s’était montrée très maligne en choisissant les ingrédients à collecter. Zorian pariait sur la seconde option.

— Je sais que nous en avons déjà discuté avant de lui rendre visite, mais es-tu sûr que c’est vraiment nécessaire ? finit par demander Zach, ce qui amena Zorian à adopter une expression confuse. Obtenir la perception des âmes, je veux dire. Tu es sûr d’en avoir besoin ?

— Bien sûr que je n’en suis pas sûr, répondit Zorian en secouant la tête. Peut-être qu’une fois la clé entière en notre possession, tout sera résolu par miracle, et que la perception de l’âme n’aura été qu’un divertissement secondaire. Le truc, c’est que si le Gardien du Seuil oublie le fait que nous soyons deux et qu’il place nos âmes dans le même corps, ça pourrait poser problème…

— Ton corps d’origine a toujours une âme, nota Zorian.

— Il serait plus juste de dire que le corps que j’espère habiter n’a jamais été le mien pour commencer, rectifia Zorian. Mais oui, c’est le souci principal. Si je veux sortir, il faut que je dérobe le corps de mon original, dans le monde réel. Je suppose que ça pourrait être faisable en convaincant le Gardien d’échanger nos âmes, mais… il a clairement dit que ça allait contre la nature même de son boulot. Je suis sceptique quant au fait qu’acquérir la clé complète va nous permettre d’oublier ce détail.

— Je comprends, dit Zach. Mais peut-être que tu n’as pas besoin de littéralement voler ce corps, tu sais ? Peut-être que tu peux, je ne sais pas, cohabiter avec ton original ?

— Une idée intéressante… Je n’en sais pas assez sur la magie de l’âme pour te dire si ça pourrait être possible ou non, mais… Ce genre de trucs me demanderait de toute façon la perception des âmes, pour commencer.

— Ouais, c’est sûr, soupira Zach.

Ils avancèrent dans la forêt, en silence. Zorian garda un œil alerte, à la recherche de ce rocher à la forme étrange dont le yéti leur avait parlé. Il devait être dans le coin…

— Qu’as-tu réellement à l’esprit ? demanda Zorian, au bout d’un long moment de mutisme.

— Tu sais que je ne suis pas vraiment sûr d’être le vrai contrôleur de la boucle temporelle, lui rappela Zach. Et je ne le suis pas… je pourrais avoir à faire face au même choix que toi.

— Ah, comprit Zorian, hochant la tête – personnellement, il trouvait les doutes de Zach ridicules, mais il savait à quel point il était inutile de le lui dire. Je vois.

— Tu penses que je devrais tenter d’acquérir la perception des âmes, moi aussi ? demanda Zach. Je ne suis pas aussi à l’aise que toi à l’idée de tuer mon ancien moi, mais je dois admettre… Si je devais choisir entre lui et moi…

— Ce serait la chose la plus sûre à faire, lui dit Zorian, mettant de côté les doutes au sujet de l’identité du contrôleur et ne voyant aucun souci à ce que Zach obtînt la perception des âmes. Mais il est peut-être plus sage de ne pas tenter de le faire dans cette itération particulière. Nous n’avons aucune idée de la manière dont les mécanismes de sécurité de ton âme pourraient réagir face à une telle potion. Je veux dire, on a gâché un mois complet en tentant de te faire suivre l’entraînement d’Alanic, tu t’en souviens ?

— Je m’en souviens, grimaça Zach. Si ce n’était pas à cause de ça, je possèderais mes propres simulacres, maintenant.

— C’est vrai. Et la potion pourrait facilement déclencher la sécurité du marqueur, elle aussi, puisqu’elle fonctionne selon un principe similaire. Il vaudrait mieux attendre un mois moins intéressant pour essayer.

— Ouais, je ne suis pas pressé, avoua Zach, qui jeta un œil alentour. Tu crois qu’on va bientôt trouver cette fleur mangeuse d’âmes ? Peut-être qu’on devrait arrêter et revenir demain ?

— En fait… commença Zorian, son regard se fixant sur un bosquet aux allures tout à fait banales. Nous y sommes.

Il désigna la base de l’un des arbres, au pied duquel poussait fièrement une magnifique fleur blanche.

Rien ne paraissait surnaturel ou sinistre. La fleur était une simple fleur, aussi fleur que pouvait être n’importe quelle fleur. Elle était grande, mais pas monstrueuse ; ses feuilles et sa tige étaient d’un vert tout ce qu’il y avait de plus classique, lui permettant de se fondre assez facilement dans la végétation ambiante. Une simple fleur blanche de la taille d’une tête humaine couronnait la plante, ses nombreuses rangées de pétales repliées vers l’intérieur pour former un hémisphère floral.

Cette apparence paisible et banale était bien sûr un piège grossier. Comme le chrysanthème attrape-âmes était immobile, il agissait la plupart du temps aussi innocemment que possible afin d’attirer ses victimes. Au moment où Zach et Zorian s’approcheraient, la plante révèlerait sa véritable nature.

— Tu sais, quand j’ai dit que je trouvais l’idée de combattre une fleur marrant ? dit Zach.

— Ouais ?

— Je retire ce que j’ai dit. Il n’y a rien de marrant dans une créature se camouflant aussi parfaitement. J’ai regardé droit dans ses yeux de fleur – tu sais, métaphoriquement parlant – et je n’ai senti aucun danger Si nous n’avions pas été prévenu en avance à propos de sa vraie nature et de l’endroit où la trouver, je ne l’aurais jamais remarquée.

— Hmm… marmonna Zorian. Si tu y penses bien, c’est l’un des ennemis les plus dangereux qu’on pourrait potentiellement affronter. Un Chasseur Gris peut nous tuer, mais la boucle temporelle se fiche de détails si anodins. Cette fleur, par contre… Si on tombait dessus par accident, sans y être mentalement préparés, sans avoir pris le temps de nous protéger, il y a de fortes chances que nos âmes finiraient dévorées.

— Ouais, la tienne, peut-être, ricana Zach. Les sécurités de mon marqueur se déclencheraient probablement au moment où mon âme se ferait toucher, ou tirer hors de mon corps. Toi, d’un autre côté, tu serais définitivement condamné. Tu sais ce que font les entités dévoreuses d’âme, hein ?

— Elles épluchent les couches superficielles de l’âme afin de s’en nourrir, et gardent intact le cœur indestructible comme support énergétique de mana, répondit Zorian. Ou, dans le cas des spectres, ils utilisent ce cœur pour créer d’autres spectres. Je ne sais pas à quelle vitesse se déroule ce processus, mais meêm si ça prend un long moment, mon âme serait certainement endommagée, et pas qu’un peu, lorsque l’itération prendrait fin. Je passerais probablement chaque itération, jusqu’à l’effondrement de la boucle, dans le coma.

Ils fixèrent tous deux cette plante apparemment si innocente. Au bout d’une minute, Zach sortit de ses pensées en se claquant les joues.

— Ok, assez flâné, dit-il soudain, tirant également Zorian de sa rêverie. Allons déraciner ce truc et découpons-le proprement.

Après en avoir discuté pendant quelques minutes, ils décidèrent qu’il serait mieux que l’un d’eux uniquement confrontât le chrysanthème. L’autre resterait à l’écart et se tiendrait prêt à le ramener en lieu sûr si la situation l’imposait. Ce qui, naturellement, mena au choix de qui ferait quoi.

La discussion fut étonnamment chargée, tous deux avançant qu’ils devraient être celui qui attaquerait. Zorian prétendait que ses défenses étaient meilleures que celles de Zach, et de loin, et qu’ils ne pouvaient pas se permettre de risquer des fins prématurées aux itérations intéressantes comme celle-ci. Zach, d’un autre côté, avançait que c’était stupide et qu’il devait définitivement être celui qui allait attaquer cette satanée plante. Zorian avait peut-être de meilleures défenses, mais si elles s’avéraient insuffisantes, il pourrait finir définitivement mort. À la lumière de ce genre de risques, qui se souciait d’un mois écourté ?

— C’est au-delà de la stupidité, grogna Zach. Tu n’aimes même pas te battre !

— Mais je le fais quand il le faut, contra Zorian. D’ailleurs, je pense que tu exagères le niveau de danger dans lequel je me trouverai. Si tu me vois tomber raide mort, suicide-toi. L’itération prendra fin et mon âme sera tirée de son estomac. Je doute que le chrysanthème puisse mutiler mon âme si rapidement.

Zach grimaça.

— Tout plan qui réclame mon suicide est un mauvais plan. Je te promets, je ne peux toujours pas croire que tu portais une bombe autour du cou avant de contrôler la fonction de ton marqueur…

— En fait, je porte toujours une bombe autour de mon cou, précisa Zorian, en montrant à Zach une chaîne en or qui pendait sur son torse.

Ses compétences en formulation avaient tant progressé qu’il était désormais capable de les graver sur la chaîne sans qu’elle parût différente d’un objet décoratif banal, qui demanderait des sorts d’analyse pour en déceler la magie.

— Avoir plus de sécurités est toujours utile, continua-t-il. Pourtant, tu marques un point… Je ne pense pas être capable d’échouer, mais le pire scénario est inquiétant. Tu sais quoi ? Je vais rester en arrière cette fois, mais si tu te loupes et que tu mets un terme prématuré au mois en cours, j’affronterai le chrysanthème moi-même la prochaine fois. Marché conclu ?

— Marché conclu, acquiesça Zach. Si je ne peux pas le faire maintenant, je ne le pourrai sans doute pas non plus la deuxième ou la troisième fois. Je suppose qu’il serait déraisonnable de ma part de risquer de perdre un temps précieux ainsi. Je ressens toujours le besoin intense de m’en coller une bonne à chaque fois que je repense à tous ces mois que j’ai gaspillés juste par caprice…

Aussitôt dit, aussitôt fait. Il s’avança vers la fleur, et leur dispute s’avéra totalement inutile. Le chrysanthème attrape-âmes se tordit pour leur faire face à tous les deux, ses pétales se déplaçant avec une fluidité totalement étrangère à une plante normale, et une onde à peine perceptible en émana, couvrant une superficie largement assez grande pour les dépasser tous deux.

Ils s’étaient trouvés dans son champ d’action depuis le début. Elle avait simplement choisi de ne pas les attaquer immédiatement.

Rapide et omnidirectionnelle, l’onde éthérée relâchée par la plante était impossible à éviter. Zorian, pris par surprise par l’attaque, ne put que l’encaisser de front. Zach, qui s’était attendu à une réponse de la fleur, s’était préparé et avait déjà érigé un bouclier autour de lui. Ce qui importa peu : l’onde passa à travers comme s’il n’avait pas été là et les envoya tous deux bouler un peu plus loin.

Zorian se sentit malade, mais alors d’une façon dont il n’avait jamais été malade dans sa vie. Sa vision surnageait quelque part au-dessus de sa conscience, assaillie par de nombreuses illusions flottantes et des lumières scintillantes ; ses oreilles n’étaient pas mieux loties que si elles avaient été percutées par le souffle d’une bombe ; son équilibre était totalement à la ramasse, et sa peau ! Sa peau le piquait, partout ! Son estomac faisait des siennes, lui aussi, comme si une existence finalement mature cherchait à se frayer un chemin vers l’extérieur sans se soucier des chemins existants. Il lui fallut un effort monumental pour ne pas simplement s’agenouiller et vomir tout ce qu’il pouvait, avant de s’effondrer au sol. C’était une espèce d’attaque étourdissante, Zorian le réalisait. Une attaque extrêmement complexe, mélangeant physique, mental et spirituel dans un tout parfaitement unifié.

Il plongea dans son propre esprit et explosa l’aspect mental de l’attaque. La structure de cette dernière perdit aussitôt son équilibre subtil, permettant à Zorian de stabiliser son état général. Sa vision s’éclaircit un peu, et vit Zach à genoux, mains tremblantes et le contenu de son estomac répandu devant lui sur le sol de la forêt. Ce… n’était pas vraiment surprenant, pour être honnête. Zach n’était pas aussi efficace et réactif que Zorian lorsqu’il s’agissait de défendre son esprit et son âme, et il était plus proche de la fleur lorsqu’il avait encaissé l’attaque.

Avant qu’il ne pût réagir, le chrysanthème se tourna vers lui. Peut-être parce qu’il avait réagi et dispersé l’étourdissement, ou peut-être parce qu’il était plus proche de la limite du rayon d’action de la plante et pouvait plus facilement fuir, mais celle-ci choisit délibérément de s’occuper de lui en premier lieu. Sa multitude de pétales jaillirent vers l’extérieur au milieu d’une flamme bleue spectrale et se déplièrent telle une bouche pleine de dents, révélant une zone totalement noire en son cœur.

L’âme de Zorian commença immédiatement à vibrer, envoyant des vagues de douleurs résonner dans son corps. Normalement, ce niveau d’agression n’aurait jamais été capable de présenter la moindre menace, mais les effets de l’étourdissements n’avaient toujours pas totalement disparu, et résister à l’attraction de la fleur s’avéra difficile. Et cette sensation ne s’atténua pas. Au contraire, la succion s’aggravait à mesure que les secondes passaient et que la fleur parvenait à s’agripper plus fermement à son âme.

Malgré ça, Zorian n’était pas inquiet. Avant qu’elle n’attaquât, la fleur n’était pas différente de toutes les autres plantes de la forêt. Il n’avait pas été capable de discerner un esprit, et Zorian n’avait rien eu à cibler avec sa magie mentale. Maintenant, en revanche, il pouvait extrêmement bien sentir un esprit intelligent enfoui dans le chrysanthème.

Il se concentra et lança une attaque télépathique massive dans sa direction. Cette fois, ce fut au tour de la fleur de vibrer et reculer, sous le choc. Son attaque sur l’âme de Zorian cessa aussitôt, et elle passa quelques secondes à se tortiller pour tenter de se stabiliser.

Zorian ne comptait pas lui en laisser le temps. Même s’il n’avait pas encore récupéré entièrement de l’attaque initiale, il investit toute son énergie dans une série d’attaques mentales, sans s’arrêter. La fleur résista sauvagement – elle était vraiment débutante en magie mentale, mais possédait cet instinct lui permettant de former des barrières mentales, et elle était armée de puissantes résistances magiques par défaut, qui rendait tout ciblage coûteux et compliqué.

Au bout d’un moment, Zach reprit ses esprits, suffisamment pour se joindre à la fête. Il invoqua une énorme lame spectrale et l’envoya balayer l’air en direction de la plante. En toute franchise, ça avait l’air parfaitement abusif, et Zorian craignait de ruiner la valeur du chrysanthème en tant qu’ingrédient alchimique. Il leur fallait la fleur intacte, après tout.

Mais cette dernière ne se laissa pas massacrer si facilement. Menacée par la lame étrange, elle cracha un ruisseau de paillettes étoilées et brillantes depuis le centre obscur qui la composait. Des petits scintillements de lumière qui formèrent immédiatement un dôme qui stoppa le sort de Zach comme s’il ne valait rien.

Il s’agissait du cœur des âmes des créatures que le chrysanthème avait dévorées dans le passé, Zorian le réalisa vite. Il semblait qu’il pouvait les contrôler pour en faire des structures défensives.

Enfin, pas uniquement défensives, comprirent-ils à leurs dépens. Après que Zach et Zorian eurent martelé les défenses pendant un moment, la fleur comprit que comme les choses progressaient, elle allait perdre tôt ou tard, les attaques mentales de Zorian l’empêchant même de tenter de contrattaquer proprement. En le réalisant, le chrysanthème redessina la forme de la structure pailletée et brillante pour en faire des espèces de fouets, et se mit à les faire tournoyer alentour. Zorian s’imagina qu’il allait tenter de les blesser avec cette nouvelle arme, mais il avait encore une fois largement sous-estimé la plante. Celle-ci s’accrocha à des branches proches et se déracina avant de se tourner pour fuir.

Il fallait l’admettre. Zach et Zorian se lancèrent un regard amusé et consterné, mais il fallait vraiment l’admettre. Voir une plante déracinée se balancer de branche en branche comme un singe sauvage était vraiment une expérience unique et perturbante.

Malheureusement pour le chrysanthème attrape-âmes, de telles mesures désespérées ne lui furent d’aucune utilité. Il lança une autre attaque étourdissante, mais cela ne fit que ralentir un peu ses poursuivants, et il finit par se faire rattraper et tuer.

— Nous avons été menés en bateau et presque tués par une fleur, constata Zach, tout en gardant une certaine distance avec les restes de la plante malgré tout, avant de se tourner vers Zorian pour le regarder droit dans les yeux. On ne reparlera plus jamais de cet épisode.

Zorn se hâta d’opiner du chef, parfaitement et totalement d’accord avec son ami.

 

___

Le Clan Ésotérique du Dragon Céleste, plus communément connu sous le sobriquet Culte du Dragon du Dessous, était plus qu’une religion étrange. C’était une organisation complexe qui servait de support et aidait ses membres à avancer dans la vie. Ils se portaient garants pour ces derniers lorsque les compétences et la dignité étaient remises en question, ils les aidaient à trouver les boulots et les mentors dont ils avaient besoin pour faire carrière, leur offraient des prêts aux conditions exceptionnelles, leur accordaient l’accès gratuit à des librairies de sorts restreintes ou trop onéreuses pour le commun des mortels, et enfin les assistait au niveau légal lorsque le besoin s’en faisait sentir, notamment face à la Guilde des Mages. Plus l’un était gradé au sein du Culte, plus les avantages étaient… évidents.

Pour cette raison en particulier, le Culte était puissant et répandu. Le complot à grande échelle et hautement ingrat auquel il participait actuellement n’était pas le genre de choses auxquelles ils participaient usuellement. C’était très, très atypique. Pour la majeure partie de leur existence, cette organisation n’avait été qu’une simple société mystérieuse dont les membres s’aidaient les uns les autres – obscur et peut-être répréhensible, mais rien que les autorités ne pussent vraiment condamner. Leur plus grand ennemi se trouvait être l’Église du Triumvirat et ses fidèles, qui considéraient le Culte comme un affront direct à leur dogme.

Dans tous les cas, une organisation comme celle-là possédait plus que des membres sur lesquels compter. Ils avaient des liens avec une multitude d’associés extérieurs et d’experts qui travaillaient avec eux, occasionnellement. Quelques-uns d’entre eux étaient de vrais croyants qui maintenaient une distance volontaire avec le Culte afin de ne pas laisser de trace de leurs connexions, d’autres étaient simplement des mercenaires acceptant sporadiquement des missions du Culte et ne savaient pas vraiment avec qui ils travaillaient. Zorian avait largement ignoré ces derniers lors de ses enquêtes, les traquer tous relevant d’une perte de temps considérablement inutile ; il avait d’autres choses à faire de ses journées, après tout.

Et Alanic avait interrogé Sudomir un certain nombre de fois, pour découvrir que le maire fou de Knyazov Dveri en savait long sur ces personnes. Sudomir semblait avoir été jusqu’à rassembler des informations sur le Culte, et autant que possible, inquiété par la possibilité qu’ils pussent tenter d’agir contre lui à un certain moment. Les relations qu’il entretenait avec les dirigeants de cette organisation n’étaient pas les plus amicales, étant donné qu’il comptait agir publiquement pour la légalisation de la nécromancie et qu’ils l’avaient découvert – et les membres du Culte voyaient ça comme le rêve d’un lunatique.

Zorian n’était toujours pas terriblement intéressé par des enquêtes sur ces gens. Il ne pensait pas que ça pût aboutir à quoi que ce fût de substantiel. Mais Alanic l’était, et il n’avait pas grand-chose d’autre à faire. Aussi, il se lança à corps perdu dans la recherche et la collecte d’informations, s’assurant de profiter de tout ce que la boucle temporelle avait à lui offrir, suivant chaque piste, tout ce que Zorian avait pu tirer de l’esprit de Sudomir.

Et ce jour-là, l’effort avait porté des fruits. Alanic avait fait savoir à Zach et Zorian qu’il avait découvert quelque chose d’important et leur avait demandé de le rencontré près d’une certaine maison dans l’un des quartiers les plus riches de Cyoria.

Lorsqu’ils arrivèrent, ils découvrirent les lieux cordonnés par le personnel de la Guilde des Mages, qui avaient été notifiés de leur venue et les laissèrent entrer, ordres d’Alanic. Une fois de plus, Zorian se demanda quelle position pouvait occuper le prêtre afin de pouvoir commander les gens de la sorte, question qu’Alanic refusait d’honorer ; et Zorian respectait trop son aide pour tenter de percer ses pensées.

— Vous avez appelé, nous sommes venus, annonça Zach en agitant la main vers Alanic pour attirer son attention. Qu’avez-vous pour nous ?

— Je ne prétends pas comprendre chaque menu détail de cette… situation dans laquelle vous êtes, annonça Alanic en choisissant bien ses mots à cause de la présence d’autres personnes dans la pièce. Mais je crois que vous avez fait mention du nom Veyers Boranova, et m’avez fait savoir qu’il était important pour vous, oui ?

Zorian le regarda, choqué.

— Quoi ? réagit Zach plus rapidement que lui. Qu’est-ce que Veyers a à voir avec… Avec quoi, d’ailleurs ? Il est là ?

— D’une certaine façon… commença à expliquer Alanic, avant de leur faire signe de le suivre pour les conduire jusqu’au sous-sol de la maison.

— Cette maison appartient à l’un des avocats profondément associés au Culte. Il n’en est pas membre, mais il les a aidés à un certain nombres d’occasions et connu pour leur être sympathique. J’ai pu obtenir l’autorisation de conduire des recherches dans sa maison, et… Eh bien, voici ce que j’ai trouvé en ouvrant une glacière de conservation magique.

Alanic s’arrêta à côté de l’une des grandes boîtes utilisées pour préserver la nourriture au froid par magie, et en ouvrit le couvercle sans cérémonie. À l’intérieur se trouvait le corps congelé d’un adolescent, une expression paisible sur le visage.

Et il s’agissait sans aucune répartie possible de Veyers Boranova.

Zach et Zorian le fixèrent en silence pendant près d’une demi-minute.

— Il est… mort ? demanda enfin Zach.

— En effet, acquiesça Alanic. J’ai entendu que vous ne vous entendiez pas bien avec lui, aussi vous épargnerai-je mes condoléances.

— Et le propriétaire de cette maison… commença Zorian, hésitant.

— Jornak Dokochin.

— Oui, ce Jornak, répéta Zach. Que s’est-il passé ?

— Il est formel, il n’a pas tué le gamin, trancha Alanic. Il prétend qu’il est mort d’une cause inconnue, pendant son sommeil. Un jour, il allait bien, peut-être un poil hargneux, mais rien de méchant. Le lendemain, Jornak s’est rendu dans sa chambre pour voir s’il s’était calmé, et l’a trouvé mort, dans son lit. J’aurais habituellement ricané face à une explication pareille, mais…

— Il est mort le premier jour du mois, c’est ça ? comprit Zorian.

— Oui. Le froid et le passage du temps rendent l’estimation exacte difficile à réaliser, mais je suis presque certain qu’il se trouve dans la même situation que les Aranea sous la ville, et ces mercenaires trouvés morts chez eux.

— Cela signifie-t-il que Veyers a été tué ? Que son âme… ? fit Zach en fronçant les sourcils. N’est-il pas Robe Rouge ?

— Nous ne pouvons le dire juste comme ça, le reprit Zorian en secouant la tête. Nous n’avons aucune idée de la façon dont il est entré dans la boucle temporelle, ni ce qui se passerait s’il la quittait – ou plus précisément, ce qu’il s’est passé lorsqu’il l’a quittée. Tout ce que nous en savons, c’est que ça pourrait être le résultat naturel de son échappatoire.

— Ugh, grogna Zach. Alors nous avons trouvé Veyers, et nous n’en savons toujours pas plus. J’ai horreur de ça.

— Eh bien… Je suppose que Veyers, congelé dans un sous-sol lourdement protégé, explique pourquoi il n’a jamais pu être retrouvé. Qu’est-ce qu’il faisait là, pour commencer ?

— Jornak ne s’est pas montré enclin à coopérer avec nous à ce sujet, lui dit Alanic. Il refuse de discuter des détails avec moi. C’est un avocat, alors il est compliqué à ébranler et plus difficile à interroger que la plupart de mes… expériences passées. C’est pour cette raison que je vous ai demandés ici au plus vite. Si vous voulez obtenir quoi que ce soit de lui, il faut qu’on lui parle immédiatement. J’ai peur que la Maison Boranova n’ait déjà entendu parler de tout ça et n’arrive rapidement.

Alanic les conduisit au premier étage de la maison, où Jornak était actuellement aux arrêts, une paire de gardes postés près de lui. Lorsqu’ils arrivèrent et le découvrirent en train de faire les cent pas dans la pièce comme un tigre en cage, colérique et agité, ils comprirent qu’il fallait faire vite. Il les ignora délibérément, ne leur accordant qu’un simple regard furtif.

Zorian observa l’homme et la pièce elle-même. Jornak était plus jeune qu’il ne l’avait cru, vingt-cinq, peut-être vingt-huit ans, et possédant un visage très juvénile et mignon. Il était naturellement vêtu d’habits haut de gamme, très conservateurs, et la pièce avait apparemment été décorée pour laisser paraître sa culture, celle d’un intellectuel instruit. Les murs étaient placardés de bibliothèques, et des petites œuvres d’art trônaient çà et là afin de donner un côté novateur aux lieux.

Les parents de Zorian possédaient une telle pièce, à Cirin. Un peu comme eux, Jornak n’avait probablement jamais lu le quart de ce qui se trouvait dans ses bibliothèques.

— Alors, monsieur Dokochin, commença Alanic. Je suis de retour. Ne faites pas attention à mes deux assistants que voici, ils sont simplement là pour apprendre de mes méthodes. Maintenant que vous avez eu une chance pour vous calmer un peu, êtes-vous plus enclin à parler comme une personne civilisée ?

Zorian tourna vers Alanic un regard à moitié interrogateur. Est-ce qu’il tentait volontairement de l’énerver ? Jornak n’avait pas l’air calme du tout. Le prêtre ne réagit pas à ce questionnement silencieux, cela dit, et Zorian lui accorda simplement sa confiance, comme à son habitude. Il savait ce qu’il faisait, il le savait toujours. À chaque fois. Avec ce type, que Jorkan désirât parler ou non importait au final assez peu.

Celui-ci daigna finalement leur accorder un regard plus soutenu, décidant immédiatement que Zach et Zorian n’avaient rien d’important. Celui dont il devait se méfier, c’était ce prêtre et ses questions dangereuses.

— Votre église les aime vraiment jeunes, hein, prêtre ? le provoqua-t-il en grimaçant un sourire sarcastique. Je connais mes droits, monsieur Zosk. Je ne parlerai à personne jusqu’à ce que la Guilde des Mages ait envoyé un représentant, et que mon avocat soit présent. Jusqu’alors, je vais attendre patiemment et j’apprécierais que vous cessiez de me faire perdre mon temps.

— Il est curieux qu’un avocat désire quelqu’un pour le défendre, nota Alanic.

— Un chirurgien serait stupide de s’opérer lui-même, et un avocat est toujours conseillé pour représenter un avocat devant une cour, répondait dédaigneusement Jornak. Bien que je ne m’attends pas à ce qu’un chien de l’église comprenne une chose si simple. Des gens tels que vous pensent toujours être au-dessus de la loi, de toute façon.

— Hmm, soupira Alanic, l’air songeur, totalement impassible face à l’insulte. Je serai honnête, j’en attendais tant. Zorian ?

Zorian ne demanda pas à Alanic ce qu’il lui voulait. Il savait. Il avait déjà lancé une sonde en direction de l’avocat, qui possédait des défenses mentales rudimentaires, rien qui ne pouvait stopper Zorian. Il les frappa comme il aurait pu frapper un château de cartes, et pressa sur l’esprit de l’homme.

En comprenant ce qu’il se passait, celui-ci ouvrit de grands yeux.

— Répondez aux questions, ordonna Zorian sur un ton imperturbable.

— N… Non ! protesta Jornak, en serrant les dents.

— Avez-vous tué Veyers ? demanda Zorian, juste pour être sûr.

— J… Je ne l’ai pas tué ! Je n’ai tué personne ! Je l’ai trouvé mort, un jour ! C’est la vérité !

— Que faisait-il dans votre maison ? continua Zorian sans lui laisser de temps.

— C’est… Nous sommes amis, cracha Jorkan contre sa volonté, la mâchoire crispée et les joues tendues.

— Une amitié entre un gosse de quinze ans et un homme de dix ans son aîné ? commenta légèrement Alanic. Qui les aime jeunes, disiez-vous ?

— Vous êtes… grinça Jornak en le regardant comme s’il voulait l’écraser, avant de prendre une profonde inspiration pour se calmer de force. Écoutez… Je promets de vous dire la vérité. Simplement… libérez-moi de cette compulsion mentale. Il est compliqué de penser, avec cette chose brouillant mon esprit.

Zorian tourna la tête vers le prêtre, qui hocha la sienne, apparemment d’accord pour donner une chance à leur captif. Parfait. Il supposa qu’il pourrait toujours recommencer si Jornak se montrait trop peu coopératif.

— Je vais malgré tout garder un œil sur vos pensées de surface, le prévint Zorian en le libérant de l’étreinte. Alors n’essayez pas de nous mentir.

— Je n’ai pas à mentir ! s’écria Jornak. C’est juste totalement… Putain, Veyers ! Même mort, il m’attire encore des ennuis !

— Ouais, il a cet effet sur les gens, commenta Zach avec un hochement sage de la tête.

Jornak ignora la répartie, cherchant à rassembler ses pensées.

— Très bien, dit-il enfin. Alors, j’ai rencontré Veyers il y a presque un an, lorsqu’il est venu me voir concernant les options légales concernant sa… situation… au sein de sa Maison. Nous avons fait connaissance et sommes devenus assez proches. Ce qui lui est arrivé m’a fait un peu penser à moi-même. Mes droits de naissance… m’ont également été dérobés.

— Vraiment ? s’étonna faussement Zach, pour l’inciter à continuer.

— Je ne veux pas en parler, et je vous demande de vous montrer cléments et de ne pas m’y contraindre. Ça n’a rien à voir avec cette affaire, et vous pouvez trouver ça dans les documents publics, de toute façon. Ce n’est pas comme si j’avais caché mes rancunes.

— Contenez-vous de résumer, ordonna Alanic.

Jornak lui offrit un regard haineux, mais après avoir tourné les yeux vers Zorian, décida d’honorer la demainde.

— Pour faire court, je faisais partie d’une petite Maison, éteinte il y a déjà un moment. Bien que n’étant pas un vrai membre de la Maison, j’étais ce qui ressemblait le plus à un descendant, et supposé hériter de leur fortune et des propriétés… mais d’un seul coup, un nouveau prétendant est apparu de nulle part, affirmant qu’il avait d’encore plus grands droits que moi. La preuve de sa lignée était douloureusement falsifiée, et tous les documents autant de faux, mais il avait de meilleures relations que moi, et au bout du compte, la cour lui a assigné l’héritage et m’a laissé avec mes regrets.

— Je vois, acquiesça Alanic. Et vous avez vu le jeune Veyers vous quémandant de l’aide, et vous êtes senti touché par sa situation, vous revoyant dans son cas.

— Précisément, confirma Jornak. Pour dire la vérité, je ne pouvais pas vraiment l’aider. Les Maisons officielles comme la sienne bénéficient d’une grande liberté dans la gestion de leur patrimoine et de leurs droits internes, et la loi n’est que généralement applicable dans ce cas-là. Pourtant, il semblait apprécier mes conseils, et le fait que je me souciais de lui… alors que de trop nombreuses personnes l’entourant le rejetaient ou le trahissaient, si j’en crois ce qu’il me disait.

— Et il est présent chez vous, parce que… ? lui demanda Zorian.

— Vous savez qu’il s’est fait expulser de son école ? s’étonna l’avocat. Eh bien, il ne voulait pas retourner au sein de sa famille après ça. Il a erré en ville afin de se calmer, et puis… il est venu me voir et m’a supplié de le laisser rester là pendant quelques jours. Il avait besoin d’un endroit où se cacher et réfléchir, comment aurais-je pu refuser ?

— C’est très généreux de votre part, répondit Zorian. Et je le pense sincèrement. Mais en quoi cela conduit-il au corps congelé dans votre sous-sol ?

— Ça… Je ne savais pas quoi faire, ok ?! s’écria Jornak, s’agitant ouvertement. Je suis rentré dans la chambre d’amis, un beau matin, pour voir pour quelle raison il avait manqué le petit déjeuner, et je l’y ai trouvé mort. Je ne savais pas quoi faire ! Malgré tous ses problèmes, il était toujours un noble, et la Maison Boranova n’aurait jamais accepté ça ! Il est mort sous mon toit, et les barrières n’ont repéré aucun intrus ! Comment pourrais-je l’expliquer ? Je suis sincèrement désolé pour lui, mais je ne veux pas ruiner ma vie pour lui ! N’ai-je pas assez souffert ?!

Il grinça des dents et se mit à tirer ses cheveux, frustré. Se tournant vivement, il se mit à tracer un cercle autour de la pièce une fois de plus, laissant ses pensées totalement sans défense. Tout ce qu’il disait était vrai, et Zorian pouvait clairement dire qu’il paniquait honnêtement et n’était plus sûr de rien.

— Alors, ça pourrait être une question idiote, mais pourquoi avoir conservé son corps dans une glacière, au sous-sol ? demanda soudain Zach.

— Je ne savais pas quoi faire d’autre, s’offusqua l’avocat, ne cessant de faire les cent pas. Si je l’avais sorti de là pour l’abandonner où que ce fût, les traqueurs engagés par la Maison Boranova m’auraient mis la main dessus au moment même où je serais sorti des barrières entourant la maison. Quant à le détruire… Eh bien, je n’ai jamais fait ça avant ! Je veux dire, évidemment, que je ne l’ai jamais fait ! Comment saurais-je seulement comment faire ? Alors je l’ai fourré dans de la glace, le temps de trouver une solution…

Ils n’apprirent pas grand-chose de plus de sa part. Bien que Zorian trouvait personnellement les choix de l’homme plutôt questionnables, il n’était au bout du compte qu’un pauvre hère qui avait trouvé un adolescent mort dans sa chambre et avait paniqué. Si Jornak n’avait pas aidé si ouvertement le Culte par le passé à de nombreuses reprises, Zorian se serait même senti désolé pour lui.

Quinze minutes après que Zach et Zorian eurent quitté la chambre, un autre groupe de la Guilde des Mages fit irruption, accompagné par plusieurs représentants de la Maison Boranova, afin de prendre le relai. Alanic informa Zach et Zorian que ça marquait la fin de leur implication… et qu’ils avaient terminé d’examiner la maison en question.

C’était ainsi. Le mois arrivait sur sa fin, alors ils n’auraient pas pu fouiller les lieux plus en profondeur de toute façon. De plus, il aurait été plus intéressant d’y arriver au début du mois, avant que Jornak eût pu avoir la chance de fourrer Veyers dans la glace. Et c’est exactement ce qu’ils allaient faire lors de l’itération suivante.

Jusque-là, Zach et Zorian se promirent de spéculer le moins possible sur ce que tout ça signifiait sur Robe Rouge.

 

___

Malgré les nombreux problèmes qui avaient handicapé leurs recherches, Zorian et Zach finirent par rassembler les ingrédients dont Lac d’Argent avait besoin – ou prétendait avoir besoin, en tous les cas. Il leur fallu presque tout le temps restant pour ce faire, et la fin approchait terriblement vite. Aussi étaient-ils ouvertement anxieux et attendaient-ils nerveusement que la sorcière finît sa potion.

— Ça devrait fonctionner, leur dit-elle enfin. Je veux dire, je n’ai jamais créé de potion aussi spécifique de ma vie, et la vieille recette de sorcières qui la décrit n’est pas vraiment aussi claire que les recette d’alchimie que vous utilisez… mais comme c’est moi qui fait l’essai, ça fonctionnera probablement très bien.

— Oui, oui, on a compris, se fatigua Zach. Vous êtes exceptionnelle.

— Et ne l’oubliez pas, leur dit-elle sans honte. Ça ne devrait pas prendre longtemps. Rassembler les ingrédients est ce qu’il y a de plus long ; la création de la potion ne prendra que deux petites heures, tout au plus. Vous deux, allez jouer dehors pendant que je travaille. Vous pouvez travailler vos compétences en dimensionnalisme ou que sais-je. Ouste !

— Tu as un don certain pour trouver des professeurs fabuleusement énervants, Zorian, lui fit remarquer Zach après qu’ils fussent sortis et une fois hors du champ d’audition de la proprétaire.

— Oui, mais ils ont tendance à être extrêmement capables, aussi, contra Zorian.

Il sortit une petite boîte de la poche de son manteau et la retourna, permettant à un ruisseau de billes de marbres d’en sortir pour atterrir dans sa paume. Une personne un tantinet observatrice aurait remarqué qu’il n’y avait pas moyen que toutes ces billes pussent tenir dans une si petite boîte.

— Seulement vingt-huit billes ? se moqua Zach. Amateur. J’ai réussi à en faire tenir trente-deux dans une boîte comme celle-là.

Zorian lui lança un regard suspicieux, mais il ne semblait pas que ce fût un mensonge.

— Merde, grogna Zorian. Tous ces exercices spécialisés de façonnage, et je ne peux pas avancer plus vite que toi ?

— J’ai six fois plus de mana que toi, et tu es encore handicapé par tous tes simulacres, lui offrit Zach en haussant les épaules. Tu auras du mal à combler ce désavantage.

Il avait raison, bien sûr. Honnêtement, il était incroyable qu’il fût capable de talonner Zach, simplement. Il se sentait malgré tout un peu mal d’avoir perdu leur petit pari parce qu’il n’avait pas avancé plus vite que son ami.

Oh, bah – il avait toujours le temps de se rattraper. Ils allaient y être pour plusieurs mois de toute façon, et il était confiant en sa patience, et en un manque de patience flagrant chez Zach.

Il fallut presque quatre heure à la sorcière pour finaliser la potion, malgré ce qu’elle en avait dit. Elle prétendait avoir simplement attendu que la concoction fût refroidie afin qu’il pût la boire confortablement, mais Zorian devinait que le processus s’était avéré plus compliqué que ce qu’elle avait imaginé. Pas moyen qu’elle se montrât aussi considérée.

— Tu devrais boire rapidement la potion, lui dit-elle. Les instructions étaient quelque peu obscures, et il y avait… Enfin, bref, j’ai dû y ajouter un petit quelque chose afin de la stabiliser, mais elle devrait conserver sa puissance pour une petite semaine seulement, après quoi elle risquera simplement de t’exploser à la face. Mieux vaut ne pas tenter le diable, hmm ?

— Un petit quelque chose, hein ? grommela Zach. Ça n’inspire pas vraiment confiance, votre truc.

— Je suis sûre à 97.3% que ça fonctionnera comme prévu, dit-elle fermement.

Elle les regarda alors, pleine d’anticipation et silencieuse. Elle espérait clairement que l’un d’eux lui demandât pourquoi ce chiffre si précis, plutôt qu’un simple 99% ou un truc du genre. Elle allait se voir immensément déçue. Ils savaient mieux qu’elle jouer à ce jeu-là.

— Je suis 97.3% sûr que vous avez sorti ce nombre de votre cul, lui annonça Zorian sans crier gare. Mais ça ne fait rien. Ce mois se termine, et va bientôt se réinitialiser. Je vais boire ça immédiatement.

— Ah, oui, oui, le fameux retour en arrière temporel, ricana-t-elle sans se soucier de la vulgarité de son invité. Tu continues avec ça, alors ? Eh bien, t’ai-je déjà parlé de –

Mais Zorian n’écoutait déjà plus. Il venait de décapsuler la potion et était en train de la vider d’une traite. Le liquide vert et épais était amer comme la mort, mais sans aucun autre goût à part ça. Pendant quelques secondes, rien ne se produisit…

…et puis il ressentit plus ou moins la même chose que face à l’attaque étourdissante du chrysanthème, puissance dix. Ses sens abandonnèrent la lutte en moins d’une seconde, et il perdit conscience sans même s’en rendre compte.

 

___

 

 

Lorsque Zorian s’éveilla, il découvrit que deux jours s’étaient écoulés. Il s’y était attendu, bien sûr. Selon ses connaissances, le processus d’acquisition de la perception des âmes par cette méthode prenait au moins une journée, et pouvait en demander jusqu’à cinq. Quelques âmes malheureuses, ignorant ce léger détail, étaient connues pour être mortes de déshydratation après avoir bu ça en secret.

Au regard de ce qu’il s’était produit pendant qu’il était dans les vapes, Zorian ne se souvenait que de peu de choses. Il avait repris à demi conscience de temps en temps, mais s’en souvenait comme d’un rêve. Il se remémorait une série d’images sans aucun sens et disjointes ; une mer de soleils connectés par des fils brillants, un volcan massif au milieu d’une éruption, un tapis de fumée glissant sur des terres désolées…

Comme dans ses rêves habituels, en d’autres termes. Il sortit le tout de son esprit et se concentra sur les choses importantes… comme le fait d’avoir gagné une perception des âmes ou non.

La réponse s’avéra être un oui évident. Ce n’était pas aussi instinctif que sa magie mentale innée, amis il avait trouvé une qualité d’instruction suffisante dans l’esprit de Sudomir pour comprendre comment s’y prendre. Tant qu’il alimentait son âme en mana d’une manière bien spécifique, il pouvait voir les âmes des autres personnes. Ce n’était pas vraiment une vue à proprement parler, mais plutôt un nouveau sens à part entière, qui lui filait mal au crâne tandis qu’il tentait de décrypter ce qu’il lui apprenait. Il s’améliorerait avec le temps, c’était certain.

Zorian considéra l’expérience comme un succès massif. Le seul problème, c’était qu’il avait oublié de mentionner à Imaya et Kirielle qu’il allait être absent pendant plusieurs jours, et Zach avait dû prendre les devants et encaisser le plus gros de leur fureur, et avait tant bien que mal réussi à les convaincre de ne pas déclarer sa disparition aux autorités. Maintenant, tous les trois lui en voulaient…

Actuellement, Zorian se cachait dans la dimension de la sorcière. Bien sûr, il avait une raison valide de se trouver là – il tentait de trouver quelque chose qui convaincrait sa sorcière que la boucle temporelle était une réalité. Elle avait tendance à lui raconter des histoires personnelles de temps à autre, mais il était compliqué de discerner lesquelles étaient vraies et lesquelles ne l’étaient pas, et il doutait qu’aucune d’elle ne l’aiderait à l’avenir.

— Savais-tu que j’étais considérée comme une dangereuse radicaliste, dans ma jeunesse ? lui demanda la sorcière, ce à quoi il répondit par la négative. Oh, oui… Quand je suis née, les congrégations de sorcières s’essoufflaient déjà. La magie ikosienne se montrait nettement supérieure à nos traditions. Après tout, la plupart de nos sorts possédaient de longs rituels, parfois pendant des heures, à invoquer les divers esprits des terres. Qui sont sacrément lourds, si tu me demandes mon avis, on ne peut jamais être sûr de compter sur eux quand on en a le plus besoin. La seule chose que nous possédions, bien à nous, la création de potion, fut simplement copiée et améliorée par les Ikosiens. J’ai tout vu, et décidé de commettre une immense hérésie : j’ai décidé d’étudier la magie ikosienne pour l’ajouter aux méthodes que j’ai héritées de ma mère. Ma congrégation m’a bannie en l’apprenant.

— Tragique, commenta Zorian sur un ton plat. Mais ce n’était pas vraiment ce à quoi je m’intéressais. Je suis presque sûr que vous n’auriez même pas l’air surprise si je vous révélais en savoir si peu sur votre passé.

— Non, bien sûr que non, admit-elle. Je suis certain que tu pourrais en découvrir autant, et même plus, si tu décidais d’enquêter sérieusement sur moi. Si tu venais et te mettais à me parler de mon passé, je te répondrais simplement que tu as fait ton travail avant de m’adresser la parole.

— Exactement, acquiesça Zorian. Alors je préfèrerais que vous me donniez quelque chose de plus substantiel. Vous avez certainement une espèce de mot de passe secret, que vous pourriez me révéler sans vous mettre en danger. Vous pouvez en changer immédiatement après me l’avoir donné, il n’y a aucun danger que j’en abuse.

— Pas durant ce mois, non, pouffa Lac d’Argent. Mais… Et si tu avais raison ? Je n’ai aucune garantie que tu ne vas utiliser ce secret pour convaincre une sorcière du futur que ton histoire est bien réelle. Tu pourrais simplement t’en servir pour me voler, aveuglément !

— Mais vous ne croyez pas à mon histoire, donc où est le souci ?

— Si je devais nourrir des hypothèses farfelues, je ne ferais pas le boulot à moitié, dit-elle, son ton n’acceptant aucune répartie. Mais… hmm. Je pense que je sais. Te souviens-tu, lorsque tu es arrivé devant chez moi et que tu as commencé à foutre le bordel ?

— Bien évidemment, ricana Zorian, l’imitant presque. C’était l’un des meilleurs moments de ce mois.

Elle lui envoya une gifle soudaine de sa main osseuse, mais de façon assez évidente pour que Zorian l’évitât sans trop de souci.

— Quel gosse malpoli, pouffa-t-elle. Je devrais refuser de te révéler quoi que ce soit, maintenant, mais je ne désire pas que tu me harcèles plus longtemps. De toute façon, à un moment, j’ai considéré la possibilité que quelqu’un pût trouver ma chaumière et tente de capter mon attention. Je songeais à la façon qui serait la plus polie, la plus normale de ce faire, et j’ai réalisé que j’aurais probablement besoin d’installer une sonnette, ou quelque chose du genre. Et ça serait plutôt incompatible avec la nature même de cet endroit, n’est-ce pas ?

— En effet, opina Zorian. Alors la sonnette devrait être cachée, elle aussi, accessible uniquement aux personnes qui sont invitées par avance.

— Exactement ! s’écria la vieille folle. Maintenant, au bout du compte, j’ai juste laissé tomber l’idée. Je ne veux pas que les gens visitent cet endroit de façon trop nonchalante. En revanche… j’ai installé une partie de ce système avant d’abandonner. Une pierre, dans ces lieux, émet des sifflements lorsqu’une clé spéciale est activée en-dehors de l’entrée de la dimension. Ces clés n’ont jamais été créées, alors la pierre se contente de rester là, inerte et inutile, à prendre la poussière. Je suppose qu’il n’y a aucun mal à te montrer comment créer une telle clé…

— Et ça vous convaincrait que quelque chose d’anormal se produit ? demanda Zorian.

— Eh bien, oui, je suppose. Je veux dire, je n’ai jamais créé la moindre clé, et je n’en ai parlé à personne. Comment pourrais-tu possiblement en fabriquer une qui correspond parfaitement à une pierre que tu ne peux étudier, et que dont tu ne peux même connaître l’existence, dans une dimension à laquelle tu n’as pas accès ? Si tu te montres avec ça, tu peux être sûr d’avoir toute mon attention.

Zorian sourit de toutes ses dents. Il avait le sentiment que les chances de convaincre la sorcière à l’avenir venaient de grimper aux rideaux.

 

___

L’une des choses les plus inattendues à propos de cette itération ? Daimen avait étonnamment décidé de rester à Cyoria pour les derniers jours du mois. Zorian n’était pas très sûr de ce qui avait pu lui faire prendre cette direction… Peut-être parce que Zorian lui avait demandé s’il pouvait lui emprunter ce fameux miroir divin afin de l’étudier, ou parce que ce cher grand frère les avait accompagnés dans l’exploration des ruines de l’orbe, cette fois, mais il avait soudain décrété qu’il devait absolument voir l’invasion de ses propres yeux.

Zorian n’en pensa rien, en premier lieu. Même lorsque Daimen vint à Cyoria, quelques jours avant la fin, prétendant mystérieusement qu’il avait quelque chose à faire, Zorian l’avait simplement traité de lunatique et était certain qu’il allait simplement parler à quelques vieux amis. Puis, il vint le voir pour lui demander de l’aide, ce qui le fit réaliser qu’il aurait mieux fait de se renseigner mieux que ça sur ses intentions.

— Non, Daimen, lui dit Zorian fermement. Je ne vais pas arranger un rendez-vous entre Fortov et toi.

— Allez, Zorian, notre famille est en jeu, là, supplia Daimen.

— Oh, s’il te plaît, gémit Zorian. Que toi et Fortov ne vous entendiez pas n’est pas la fin du monde. C’est notre famille, tu le sais, et je le sais. Arrête de te montrer si mélodramatique.

— Fin du monde ou pas, cette boucle temporelle est l’occasion idéale pour résoudre ce genre de choses, et ça va demander si peu d’effort ! Montre un peu de compassion pour ton grand frère et fais-moi une faveur, ok ? insista Daimen avec ferveur. Ne t’ai-je pas laissé m’emprunter mon miroir quand tu me l’as demandé, malgré toutes mes réticences ? Et n’oublions pas cette pièces secrète emplie de trésors que j’ai trouvée dans le palais en ruines. Il t’aurait fallu des mois, sans mon aide.

Zorian lui offrit une grimace amère. Oui, Daimen avait été vraiment utile, plus qu’à son habitude. Cette pièces secrète, en particulier… Ils en triaient toujours le contenu, mais il semblait qu’il y avait là des choses vraiment, vraiment intéressantes. L’une des dagues s’avérait être un vrai artefact divin ! Ils n’avaient aucune idée de ce qu’elle faisait, mais même si ça devait s’avérer moins impressionnant que prévu, ce serait malgré tout un sujet de recherche extrêmement précieux.

— Écoute, soupira Zorian. M’utiliser pour attirer Fortov dans une embuscade ne me convient pas vraiment. Ne penses-tu pas que c’est un truc d’enfoiré ?

— Je pensais que tu détestais Fortov ? le défia Daimen en levant un sourcil.

— Je ne l’aime pas, mais ce genre de manœuvre de manipulation ne me convient pas, répéta Zorian. Va le confronter directement, ok ? Je suis sûr qu’il va abandonner si tu insistes.

— Non, il ne le fera pas, murmura lentement Daimen. Penses-tu que je te suggèrerais ça, si c’était le cas ? D’ailleurs, tu regardes ça du mauvais côté. Tu n’as pas à te jouer de lui. Tu m’as dit qu’il te cherche toujours vers la fin du mois, tant que tu ne l’évites pas. Quelque chose à propos d’un remède pour les lianes pourpres. Oui ?

— Oui, admit Zorian malgré lui. Alors tu veux que je me rende dans un endroit qu’il peut facilement trouver, juste pour te montrer au moment crucial ?

— Oui, fit Daimen en hochant la tête. Comme tu ne lui as pas demandé de venir te voir, mais qu’il le fait de sa propre initiative, il n’a aucun droit de te reprocher quoi que ce soit. Si je me trouve dans le coin, ce n’est pas ton problème, non ?

— Eh bien… tu marques un point. Très bien, soupira encore Zorian. Bien que si tu l’as harcelé pendant les quelques jours passés, il pourrait fort bien décider de dévier de ses habitudes. Il est incroyable qu’il finisse toujours et invariablement par pousser Ibery dans ce buisson. Ce doit clairement être un mouvement délibéré de sa part.

— Hmm, confirma Daimen, je devrais lui demander à ce propos, aussi, je suppose.

Le plan final était très simple. Zorian passerait la soirée à se promener en ville, lançant occasionnellement des sorts de divination pour vérifier si Fortov le suivait ou non. Si c’était le cas, il chercherait rapidement un abri dans l’un des salons de thés proches, se basant sur la théorie qu’il se mettrait moins volontiers à hurler sur Daimen dans une boutique qu’au milieu de la rue. Une fois assis, le grand frère apparaîtrait pour ruiner leur rencontre.

Le petit plan de Daimen fonctionna à la perfection. Fortov se montra, cherchant l’aide de Zorian afin d’obtenir un antidote. Zorian avait déjà créé la potion avant de venir, et se contenta de lui tendre la petite fiole avant de se rasseoir pour terminer sa tasse de thé.

Fortov baissa les yeux vers l’antidote dans ses mains, le triturant avec gêne, et fronça les sourcils.

— Tu as… simplement décidé de te promener avec cet antidote très spécifique dans la poche ? lui demanda-t-il sans y croire. Mais merde, Zorian ? Tu transportes une pharmacie complète à tout moment du jour et de la nuit, ou quoi ?

Eh bien, la mesure à laquelle ses compétences en création de dimensions avançaient lui permettrait bientôt de l’envisager, en effet.

— Je savais que tu chercherais cette potion, dit Zorian. Après tout, j’ai parlé à Ibery.

Le visage de Fortov se tordit sous le coup de la surprise.

— Elle t’a parlé, à toi ?! s’écria-t-il, choqué. Oh, mec… Pourquoi moi ? Écoute, je… te remercie pour ça, mais…

— Tu l’as poussée volontairement dans ce buisson, n’est-ce pas ? renchérit Zorian calmement, le constatant plus qu’il ne le demandait.

— Ce n’est pas si simple, ok ? se défendit le coupable. Tu ne sais pas de quoi il retourne. Je sais qu’elle a l’air calme et tout ça, mais elle se montrait vraiment agressive, du genre à ne pas accepter un non. Elle a commencé à essayer de m’embrasser et… Je suppose que j’ai réagi un peu excessivement.

— Et un buisson de lianes pourpres s’avérait être là par hasard ? continua Zorian.

L’explication de son frère était correcte en tous points, mais comment expliquerait-il qu’elle tombait dans ce buisson particulier à chaque fois ?

— J’ai volontairement accepté la tâche du buisson de lianes pourpres lorsqu’ils distribuaient les devoirs en classe, parce que je sais que les gens les évitent comme la peste. Mais ça ne l’a pas arrêtée, cette fois. Je suppose qu’à bien y repenser, j’aurais été plus malin en prenant quelque chose où nous n’aurions pas été seuls. Au moins, ça l’aurait empêchée de vouloir se montrer collante, physiquement

Zorian s’apprêtait à en demander plus à ce sujet, mais Daimen avait décidé de choisir ce moment pour se montrer et ruiner leur petite rencontre. Étrange… Il aurait en réalité souhaité en entendre plus sur cette histoire, qui commençait à devenir intéressante…

— Encore toi ! siffla Fortov, en envoyant un regard haineux à son grand frère. Pourquoi ne peux-tu pas comprendre des mots simples ?! Et comment peux-tu être là, pour commencer ? Tu es supposé être à Koth !

— S’il te plaît, je veux juste parler, ok ? Pourquoi te montres-tu si…

Zorian s’appuya confortablement contre le dossier de sa chaise, décidé à siroter son thé avec délice. Il fit mentalement diminuer le bruit de tout ce qui l’entourait. Au temps pour l’idée que Fortov se retiendrait à l’intérieur d’un salon de thé. Mais ça importait peu, désormais, c’était au tour de Daimen de devenir le maître de cérémonie, et il n’avait pas besoin de s’en mêler.

Bon, il n’avait pas eu à s’en mêler. Mais lorsque tous deux décidèrent de le traîner dans leur dispute juste parce qu’il était là et que son attitude détendue et amusée les énervait, une seule idée lui traversa la tête…

…Parfois, on ne peut juste pas gagner.

Raka
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