DMS : Chapitre 118
DMS : Chapitre 120

Chapitre 119 – La taverne sous le château (6)

 

Mon corps fut soudain pris par une incontrôlable envie de danser. Ce n’était pas comme ces petits mouvements inconscients que l’on fait sans s’en rendre compte sur une musique entraînante, non. C’était quelque chose de plus profond, comme si la vie elle-même était devenue une piste de danse sur laquelle mon âme brûlait d’envie de tenir la cadence. Un rêve, une destinée. Mon but ultime était juste là, devant mes yeux : je voulais danser. Je voulais montrer au monde que j’étais faite pour ça et que je pouvais le faire !

La main du garde était à peine à un petit centimètre de ma gorge.

Étrangement, je ne ressentis plus du tout la même crainte, la même urgence. La proximité du corps d’une autre personne, son contact imminent et l’intimité que ce rapprochement créait inévitablement m’étaient tout à coup familiers.

Une main qui se refermait sur moi ? Ce n’était qu’un geste anodin et intime.

Je fis légèrement glisser ma tête en arrière afin de laisser les doigts se refermer dans le vide. Il grogna tout bas tout en essayant de me rattraper, à peine deux centimètres plus loin. Mais j’avais déjà pivoté et dans un gracieux mouvement qui me rappelait ceux des danseuses étoiles, je vis mon partenaire improvisé passer trois fois devant mes yeux alors que je tournai sur moi-même.

Je dansais. Oui, ma situation de crise venait de se changer en un moment d’émotion et je me rendis compte que je versais une larme en me rappelant que je n’avais jamais dansé. Jamais. Pourtant, c’était désormais inscrit au fond de mes tripes, la danse était réellement ce qui alimentait ma vie.

Sans m’en rendre compte, j’attrapai la main du garde et le fis tourner. Peut-être à cause de son centre de gravité déstabilisé, peut-être à cause des effets magiques de la compétence, je parvins à passer derrière lui tout en lui tordant le bras. Le mouvement était naturel et aurait simplement dû l’amener à moi mais dans cet espace réduit, il n’arriva pas à se retourner aussi rapidement que je faisais le tour.

Un craquement. Je n’avais mis aucune force dans ce geste. Uniquement de la grâce et de la fluidité, mais le craquement qui vint de son épaule, accompagné par son cri sec et sa grimace, m’annonça que je venais de la lui déboîter. Je le savais, l’anatomie n’avait que peu de secrets pour moi. La position de son bras branlant était équivoque.

— Merde, la danse peut vraiment faire ça ? m’écriai-je en me rendant compte que nos positions étaient désormais inversées et que je l’avais blessé.

Pour toute réponse, il se retourna d’un geste vif et la douleur que je pouvais lire dans ses yeux s’accompagna d’une envie de m’étriper, de m’égorger ou de me faire rôtir vivante dans une grosse marmite, je ne savais pas trop comment l’interpréter.

De sa main valide, il chercha à dégainer son épée en y portant les doigts. Il s’imaginait que j’allais le laisser faire. Quelle naïveté. Naturellement, j’étais bien plus faible que lui, mais la danse était une chose incroyable : parvenir à utiliser l’inertie engendrée par les mouvements puissants de son partenaire était une chose des plus naturelles.

Aussi lui poussai-je simplement sur le coude comme si je cherchais à l’emmener dans un tango endiablé. Le geste qu’il avait entamé continua et il manqua naturellement la poignée de l’épée ; j’allais réussir à le battre ! Je le sentais désormais.

Cela dit, mes espoirs furent d’assez courte durée. Tel un militaire professionnel, il fit fi de la douleur de son épaule et se jeta simplement en avant pour me percuter de tout son poids. J’étais à moitié déséquilibrée et je ne réussis pas à me redresser à temps, encore penchée vers lui.

Je tombai à la renverse et à défaut de pouvoir me rattraper, je finis les fesses par terre. La situation n’était guère plus à mon avantage : il me regardait à nouveau de haut avec ce petit sourire, mélange de sadisme et de douleur. Cette fois, il ne chercha pas à m’agripper et dégaina immédiatement son épée. Que pouvais-je faire, assise par terre ? Bien sûr, je tentai de me relever à reculons, par pur instinct de survie. Mais ensuite ?

Je ne parvins qu’à voir un éclair argenté dans la pénombre de cette tour de château. Une lame qui traversa mon cou de part en part pour mettre définitivement un terme à ma vie.

L’espace d’une seconde et juste avant de perdre connaissance, je vis ma vie défiler devant mes yeux. C’était assez comique : ça ne m’était pas arrivé depuis que je m’étais réincarnée dans ce corps d’Architecte parce que je savais que ma vie n’avait jamais été réellement en danger. Mais désormais, la mort signifiait ma déchéance, ma défaite totale. Je n’étais pas liée au miroir dans le camp des géants et j’allais réapparaître à Imperos.

Imperos. Cela faisait longtemps que je ne l’avais vue, cette ville qui restait malgré tout étrangement chère à mon cœur. Elle avait été le théâtre de tant de choses depuis que j’y vivais… Quelque chose m’y liait, j’y était en quelque sorte… attachée.

Et ma vie défila devant mes yeux, alors même que ma tête tombait. Je voyais le monde autour de moi tournoyer et je sentais que je n’avais déjà plus aucun contrôle sur mon corps – la tête détachée y était pour beaucoup, évidement.

Je vis FeiLong, lorsqu’il était venu m’accueillir. Je vis également ce marchand, dans cette allée étrange. Son fils qui me paraissait toujours aussi louche, à changer de comportement comme ça. Ma capture, mon emprisonnement d’une semaine qui m’avait semblé durer des mois. Mes donjons, leurs boss. Tous mes enfants.

Je revis mon voyage vers le camp des géants, et mes nouveaux amis. Oui, ils étaient vraiment devenus mes amis plutôt que mes serviteurs et ce même si ce n’était pas leur avis.

Le monde devint noir. Ma conscience s’éteignit en quelques secondes à peine.

 

***

 

Je rouvris les yeux. Il était 7 h du matin, je le savais. Comment aurais-je pu oublier ce qu’il venait de se passer ? J’étais morte et revenue à la vie dans mon lit.

Les draps, le plafond, les murs, la commode… Tout était là, j’étais à Imperos, dans ma maison. Chez moi. Personne ne s’était approprié les lieux depuis que le système m’avait déclarée paria. Peut-être simplement parce que j’étais toujours en vie et libre.

Personne n’était là pour me tenir la main et me menotter, pour m’entraver et m’emmener. Pourtant, j’étais persuadée que le système savait. Je venais de renaître par son biais et non par le pseudo-système de Joc et Pythagore : il savait forcément.

Et personne n’était pourtant là.

— Quelque chose cloche, murmurai-je par réflexe.

Je me levai avec précaution et filai droit vers une fenêtre pour regarder au travers. Dehors, il faisait jour évidemment et je ne pouvais sentir aucun mouvement suspect. Aucun mouvement tout court, d’ailleurs. Il était assez rare de voir des Architectes se promener dans la zone résidentielle. Ils devaient déjà tous être en route vers le Palais des Mille Miroirs afin de s’adonner aux tâches quotidiennes qui leur incombaient.

— Pourquoi n’est-on pas venu m’arrêter ? m’étonnai-je encore, toutes mes craintes sont-elles finalement infondées ?!

D’un seul coup, je me surpris à m’imaginer que le système ne me pourchassait pas du tout et que ma cavale n’avait eu aucun sens. Que tout ce que j’avais provoqué et vécu avaient été inutile.

— Ne me dis pas ça… me plaignis-je.

On frappa à la porte. D’un seul coup et violemment, cinq coups puissants qui me sortirent de mes pensées d’un bond électrique.

Je tournai la tête et attendit, parfaitement immobile et retenant ma respiration. Je n’avais pas rêvé. Non, ils étaient là pour moi ; mais si je faisais la morte, s’en iraient-ils ?

Pouvais-je être plus naïve ?

— Mademoiselle Wuying ! cria la voix de l’autre côté, ouvrez !

Ouvrir ? Mais il était con, ou quoi ? Il avait le ton hautain d’un de ces types de l’administration et je savais qu’il venait pour me faire prisonnière. Pourtant, il me demandait d’ouvrir ? Pourquoi n’ouvrait-il pas lui-même, d’ailleurs ? J’étais persuadée qu’il en avait le pouvoir.

Finalement, ne sachant que croire, je décidai de faire la seule chose que je pouvais faire : sortir par la fenêtre.

Fenêtre qui était naturellement verrouillée par magie. Ils savaient que je revenais et ils avaient changé ma maison en prison douillette pour mon arrivée.

— Merde !

— Mademoiselle Wuying ! Dernière sommation ! Ouvrez la porte ! Je ne voudrais pas l’abimer !

Ah. C’était donc pour ça.

— Va te faire foutre !

Je n’avais plus d’échappatoire et un flot d’insulte se mit à déferler de ma bouche tandis que la porte explosait déjà. Il ne voulait pas l’abimer trois secondes plus tôt et pourtant…

Un grand type, très différent de Joc mais de qui émanait la même aura, me toisa, moi, debout devant la fenêtre. Au bout de quelques secondes, un sourire narquois se dessina sur ses lèvres.

— Ah, mademoiselle Wuying, se mit-il à me sermonner, pourquoi ne pouvez-vous jamais faire ce qu’on vous demande ? Ce n’est pas la première fois, n’est-ce pas ?

— P… Pas la première fois ? Connard. Je ne te connais pas.

Il commença à rire de bon cœur avant de s’arrêter tout net.

— Mais je vous connais, moi. C’est tout ce qui importe.

Il s’approcha de moi d’un pas nonchalant mais assuré. Je savais que je ne pouvais plus fuir… Je savais également que je n’avais plus d’autre choix que de montrer ce que j’avais une chance de savoir faire.

J’étais morte récemment. Je n’avais plus envie de danser et je n’éprouvais plus rien pour cet art. La compétence s’était réinitialisée lorsque j’avais perdu la vie. Ce qui signifiait que je pouvais l’utiliser à nouveau, que face à un type de l’administration, il s’agissait de ma seule alternative et en plus, en ce moment précis, j’emmerdais royalement tout ce qu’impliquerait le fait que le système sache à propos des bugs que j’avais à ma disposition.

— Appropriation !

[Appropriation vient d’être supprimée.]

[Horticulture (niveau légendaire) vient d’être acquis.]

[Réinitialisation de la compétence dans : 23 h 59 m 59 s.]

[Horticulture (niveau légendaire).]

[Les Anciens Gamarots, de par leur nature sylvestre et millénaire, ont développé un art loin d’un monde civilisé. Capables de faire pousser presque n’importe quelle plante et même celles de rareté légendaire, ils n’en sont pas moins de piètre cuisiniers.]

— P… Putain !

J’avais envie de pleurer. Je sentis dans mon esprit déferler une quantité astronomique d’informations. Des milliers de plantes que je connaissais sur le bout des doigts, dont je savais les besoins, les contraintes, les affinités et les demandes particulières. Même des plantes si rares que les Architectes n’en avaient jamais eu vent, j’en étais absolument certaine. L’une d’entre elle, la Mandragore Céleste de Sang, permettait même de créer un corps, un tout nouveau corps et de séparer son esprit en deux. C’était un truc de fou. Il existait donc des plantes légendaires capables de faire ce genre de choses ?!

Mais l’heure n’était pas à la contemplation. Savoir cultiver des plantes ne m’était d’aucune aide et ce type de l’administration avança vers moi en riant tout bas.

— Oh oh… Intéressant, ce que nous avons là. N’est-ce pas ? Je comprends maintenant tout ce que j’ai vu dans votre esprit à cette époque.

— Qu… bégayai-je, quoi ? Vu dans mon esprit ? Mais de quoi tu parles ?

— Oh… Ha ha ha… Vous ne me reconnaissez sans doute pas car j’ai un nouveau corps. Mais je suis bien celui à qui vous avez eu affaire dans ce bureau. Je me souviens à peine de ce qu’il s’est passé lorsque vous avez tenté de me téléporter. J’ai été détaché de mon hôte par la force et suis retourné vers le grand système universel pour y attendre un nouvel hôte. Mais quelle importance, mademoiselle Wuying ?

Alors ce type était… C’était la personnalité qui avait banni ce type dont j’avais déjà oublié le nom ? Il était celui qui m’avait immobilisé sur une chaise ? Putain de merde, que pouvais-je faire, maintenant ? Il avait toujours été persuadé de ma culpabilité et je venais de lui prouver qu’il avait eu raison depuis le début !

Et il fallait dire que ma fuite n’avait rien arrangé à la situation.

Je n’eus cependant pas le temps de tergiverser. Il tendit la main et je sentis mon corps se rigidifier plus rapidement que je parvins à ouvrir la bouche pour protester ou tenter de négocier.

Et ainsi, à peine dix minutes plus tard, j’étais enfermée dans une toute petite pièce, quelque part. Un endroit inconnu dans lequel je ne disposais pas même d’un lit. Je n’allais sans doute pas y rester longtemps. Joc n’avait-il pas dit que le système allait me convertir ? Me posséder ?

Et être une Architecte spéciale me mettait sans doute dans une position préférentielle. Il n’allait pas me lâcher comme ça.

Soudain, la petite grille sur la porte d’entrée de ma mini-cellule s’ouvrit et des yeux apparurent. Des yeux que je ne connaissais pas. Des yeux emplis d’une espèce de folie démente, comme ceux d’un scientifique un peu dérangé.

— Ah, enfin… J’attendais ce moment depuis longtemps, fit cet étrange personnage d’une voix éraillée.

— Je t’emmerde, répondis-je directement.

— Oh oh… Que d’énergie. Ne vous en faites pas, un Persona spécialement adapté à votre corps est en cours de création. Ce ne sera plus très long. Je vais faire de vous une exécutrice grandiose !

Sur ces mots qui n’avaient aucun sens, il referma la petite grille au niveau des yeux et s’éloigna en ricanant.

Raka
Les derniers articles par Raka (tout voir)
DMS : Chapitre 118
DMS : Chapitre 120

Related Posts

8 thoughts on “DMS : Chapitre 119

Répondre à Newancientgod Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Social Media Auto Publish Powered By : XYZScripts.com