MoL : Chapitre 24
MoL : Chapitre 26

Chapitre 25 – L’inattendu

 

Zorian fixait le disque de pierre dans sa main en une contemplation silencieuse. C’était fait. Zach savait enfin qu’il n’était pas seul dans la boucle temporelle. C’était vrai, il ne savait pas que Zorian était l’autre voyageur, la matriarche s’étant présentée comme l’individu en question sans parler de Zorian, mais ce n’était qu’une question de temps, désormais. Zorian n’allait jamais pouvoir tromper Zach pour plus d’un ou deux recommencements maintenant que l’idée qu’il n’était pas seul n’était plus totalement ridicule dans son esprit. En imaginant qu’il l’envisage. Après tout, si leur plan fonctionnait et que le troisième se voyait neutralisé, il n’aurait plus aucune raison de se présenter à Zach immédiatement après.

[Alors,] reprit Zorian. [Comment a réagi Zach suite à ta… présentation ?]

[Confusion, surprise, outrage,] répondit la matriarche. [Il avait bien compris que quelqu’un d’autre voyageait avec lui, seule explication aux changements à grande échelle dont il a été témoin récemment. Il était très confus quant à la façon dont cela s’est produit et ne comprenait pas pourquoi je ne suis pas venu lui parler immédiatement. Il prévoyait de faire quelque chose de très tape-à-l’œil pour attirer mon attention. L’idée que l’autre voyageur est une araignée géante qui parle l’a pris au dépourvu mais je ne pense pas que ce soit un problème sur le long terme. Il ne semble ni arachnophobe ni d’une quelconque tendance suprématiste. De toute façon, il était plutôt fâc

hé quand je lui ai dit qu’il y avait un troisième voyageur et qu’il s’était sans doute fait laver le cerveau par celui-ci. Alors j’ai coupé court à la discussion pour qu’il puisse se calmer un peu.]

[Compréhensible,] admit Zorian. [Je sais que les Aranea considèrent la modification des souvenirs comme quelque chose de banal mai les humains ont tendance à se révolter contre ce genre de choses. Penses-tu qu’il a avalé ton histoire, quand tu lui as dit que c’était toi ?]

[En réalité, je lui ai expliqué qu’il y avait plusieurs Aranea qui remontaient le temps en sa compagnie. Que je possédais un moyen de faire entrer d’autres individus dans la boucle. Techniquement vrai, et ainsi, nous avons l’air d’une bien plus grosse menace.]

[Peu sûr que c’était vraiment nécessaire,] suppose Zorian. [Ou même pire. Ce que nous avons déjà prévu devrait être suffisant pour contrarier le troisième et le forcer à te confronter. Te faire paraître plus dangereuse que tu l’es déjà va simplement le faire prendre plus de précautions et devenir dangereux lui-même.]

[Tu t’en fais trop,] dit la matriarche. [Nous tentons de mettre un piège en place, pas de le pousser à se battre. Et comme l’ennemi n’a pas encore répondu à nos provocations, je pense que le faire mordre à l’hameçon est plus important que s’inquiéter de ce qu’il fera après. Comme tu l’as dit et comme Zach l’a douloureusement appris au cours de cette boucle, il n’y a qu’une quantité limitée d’ennemis qu’un mage peut encaisser seul. Aussi capable que soit notre ennemi, il ne sortira pas d’une embuscade bien préparée.]

[C’est vrai,] admit Zorien sur un ton hésitant, bien moins certain qu’elle de la réussite de leur plan mais ce n’était pas comme s’il avait une meilleure idée.

D’ailleurs, peut-être que si ses plans lui éclataient à la gueule, elle se montrerait plus dubitative au prochaine recommencement.

[Donc, Zach est avec nous ?]

[Il va nous aider, oui,] confirma la matriarche. [Je n’ai rien eu besoin d’offrir pour le pousser à coopérer. Il a même demandé une liste de cibles afin de nous aider à lisser les forces de l’envahisseur avant la date fatidique. Très honnête et direct, ce garçon. Très différent de toi et de ta paranoïa rampante, je me dois de l’ajouter.]

Zorian plissa les yeux en serrant le disque de pierre entre ses mains. C’était quoi, ça ? Est-ce que la matriarche tentait de le remplacer par Zach ? Quelqu’un de plus facile à manipuler ?

Zorian allait-il être le suivant à poser sa tête sur le billot une fois le troisième neutralisé ?

Ça résolvait son dilemme, en tout état de cause. Il allait se révéler à Zach très rapidement, peu importait tout le reste. Il y avait un avantage à rester anonyme, oui, mais il venait de se faire largement écrasé par le danger que représentait le fait de laisser la matriarche posséder un accès exclusif à Zach. Ce genre de truc pouvait être très mauvais pour Zach.

[Tu es silencieux depuis un moment,] nota la matriarche. [Tu sais que je me moquais de toi, n’est-ce pas ? Ta paranoïa est une bonne chose pour ta sécurité.]

[Je réfléchissais,] répondit Zorian en se disant qu’il était vraiment heureux de communiquer à travers un relai télépathique qui rendait la matriarche à peu près incapable de lire ses émotions.

Ce n’était pas réellement une mesure de sécurité qu’il avait installée volontairement mais plutôt une conséquence de sa construction bâclée. Cela dit, Zorian était ravi du résultat final de la même façon.

[Et l’argent ? Je vais arriver à court de fonds très bientôt, tu sais.]

[Je serai capable de te trouver à peu près 20.000 pièces d’ici la fin de la semaine. Ce sera suffisant ?]

[Pour les ingrédients ? Absolument,] confirma Zorian. [Si nous devons engager des experts, par contre, j’en doute. Les bons experts coûtent de l’argent, spécialement si on les engage à la dernière minute comme ça et qu’on leur demande de rester discrets. Il faut espérer que Kael acceptera de nous aider ou je vais probablement devoir engager un alchimiste.]

[Je te laisse t’en occuper,] dit la matriarche. [Tu comprends ce problème bien mieux que moi.]

Il y eut un bref silence durant lequel tous deux réfléchirent à ce qu’ils allaient dire ensuite.

[Bon,] reprit soudain la matriarche. [Savais-tu que les Aranea dispersent parfois de petits paquets mémoriels dans les esprits des mâles ?]

Zorian cligna des yeux. Quoi ? Qu’est-ce que c’était que ça ? Qu’est-ce que ça avait à voir avec tout ça ?

[Non,] hésita Zorian. [Je ne peux pas dire que je le savais.]

[Eh bien, elles le font,] insista la matriarche. [C’est un bon moyen de faire passer des messages secrets si tu sais ce que tu fais. Si tu brises le message en suffisamment de petits morceaux et que tu l’enfouis assez bien dans l’esprit de ta cible, il est virtuellement impossible pour quiconque sans la clé de le trouver, alors ne parlons même pas de l’hypothèse de l’assembler.]

[Pourquoi me dire ça ?] demanda Zorian.

[Juste au cas où,] répondit la matriarche. [Les mâles sont bien plus petits que les femelles et très, très lâches. Ils sont effrayés par le feu, le bruit, comme n’importe quel animal sauvage et la plupart des sorts de divination destinés à traquer les Aranea ne les considèrent même pas comme le même type de créature. La plupart du temps, lorsqu’un camp Aranea est détruit, de nombreux mâles y survivent. Laisser des messages encodés dans leurs esprits est une bonne méthode pour pouvoir donner des information d’outre-tombe.]

Zorian fronça les sourcils. Alors la matriarche admettait que l’embuscade pouvait mal se passer… Mais pourquoi laisserait-elle un message à son attention d’une manière si tordue et compliquée ?

[Pourquoi ne pas simplement me le dire ?] demanda Zorian.

[Ce n’est probablement rien,] expliqua la matriarche. [Et tu t’inquiètes déjà bien trop. C’est vraiment une précaution au cas où le pire arriverait. Nouveauté te donnera la clé la prochaine fois que vous vous verrez.]

Avant que Zorian ne put continuer la discussion, la matriarche coupa la connexion.

— Super mature, grommela Zorian en lançant le disque sur son lit.

Pourtant, aussi contrariante qu’elle pouvait l’être, elle n’avait fait que l’aider jusqu’à présent, alors il allait lui laisser le bénéfice du doute. Peut-être que tous ses secrets étaient des secrets pour une bonne raison. Mais encore, après cette boucle, il prendrait ses propres précautions. Juste au cas où.

 

___

 

À la gare de Cyoria, Zorian attendait. Kael et sa fille n’allaient pas arriver avant encore un moment et pendant ce temps, Zorian s’amusait à embêter les pigeons.

Les esprits des animaux étaient paradoxalement plus compliqués et plus simples à affecter avec ses pouvoirs psychiques que ceux des humains. Plus difficiles, parce que les esprits inférieurs étaient moins évidents à ressentir et localiser et plus faciles parce que leurs pensées étaient si basiques à discerner qu’en pervertir un psychiquement était un jeu d’enfant pour un psychique.

Les pigeons n’étaient pas très compliqués à ressentir, cela dit – pas s’il disposait d’une vue directe et pouvait dédier toute son attention à la tâcher. Et il y avait très peu que les oiseaux pouvaient faire pour résister à l’expérience de Zorian. Il s’assit simplement sur son banc et cibla systématiquement pigeon après pigeon pour s’entraîner. Parfois, il tentait simplement de donner un sens à leurs pensées étranges sans se faire repérer, d’autres fois il tentait de purement pirater leurs sens ou de contrôler leurs corps. Aucune des tâches ne se déroulait à merveille mais elles avaient le mérite de lui passer le temps et il n’était pas non plus bredouille. Après le cinquantième pigeon, il pouvait distinguer si l’animal avait faim, mal ou était malade, ou rien de tout ça. Il pouvait faire trébucher l’oiseau ou le stopper pendant une ou deux secondes, ou bien encore l’effrayer au point de s’envoler à tire d’ailes.

En réalité, les faire fuir était vraiment simple. En considérant que les effets étaient grosso modo les mêmes que ceux du sort Apeurer les Animaux qu’il avait appris en deuxième année, il n’aurait pas dû s’en étonner outre mesure. Et cela lui donna une idée… les sorts mentaux qui affectaient les animaux n’étaient pas restreints aussi lourdement que ceux qui ciblaient les humains. Merde, certains étaient même disponibles à la bibliothèque ! Il serait peut-être pertinent d’en tenter quelques-uns lors de futures boucles pour en comparer les résultats avec ce qu’il parvenait à faire avec ses pouvoirs psychiques.

Pour l’heure, il se concentra sur une autre idée. Plutôt que de tenter de contrôler le pigeon par la force, il tenta de simplement maîtriser sa peur et de l’influencer pour le faire approcher de son propre gré. C’était bien plus dur que de le faire partir dans l’autre sens. Les pigeons étaient de base enclins à se barrer à toute allure à la moindre provocation et il ne fallait pas grand-chose pour les envoyer au diable vauvert, mais les faire approcher un adolescent étrange qui ne leur proposait même pas de nourriture mais les fixait comme un pervers depuis plusieurs dizaines de minutes allait totalement contre leurs instincts.

Il lui fallut une vingtaine d’essais au moins mais il apprit graduellement comment attirer les pigeons. Finalement, au vingt-quatrième essai, il découvrit un oiseau suffisamment téméraire pour jouer à son jeu. Il s’aventura peu à peu à proximité et s’envola enfin pour atterrir sur le banc de Zorian.

Il roucoula en le fixant et lorsque Zorian tendit la main pour le caresser, l’animal ne broncha pas le moins du monde.

Succès ! Zorian sortit des miettes de pain de sa poche et les offrit au pigeon. Il était normal d’offrir une récompense à un cobaye si coopératif, après tout.

Et son succès était arrivé juste à temps, le train de Kael arrivant à la gare en sifflant et grinçant. Il laissa le pigeon sur le banc et s’en alla aider Kael à débarquer.

— Kael Tverinov ? Je m’appelle Zorian Kazinski, un de tes camarades de classe. Miss Zileti m’a demandé de venir t’aider à t’installer et te faire faire un petit tour de la ville. Ne t’inquiète pas pour ta fille, je suis quelqu’un de discret.

— J’apprécie ton aide, répondit Kael après l’avoir regardé longuement puis acquiescé. Ainsi que ton silence. Si tu veux bien me guider.

— Aucun problème, le rassura Zorian en créant un disque de force flottant pour y charger les paquetages du Morlock. Nous vivons au même endroit, après tout.

— Vraiment ? s’étonna Kael.

— Eh bien, oui. Ou du moins, ce sera le cas si tu as loué une chambre à l’endroit que t’a conseillé Miss Zileti. Elle m’a recommandé le même endroit lorsque je lui ai dit que j’emmenais ma petite sœur à Cyoria et que je cherchais des alternatives aux logements étudiants.

— Ta petite sœur ? demanda Kael en permettant à Kana de lui attraper l’autre main pour tourner en rond – la fillette étudiait tout ce qui se trouvait autour d’elle de ses yeux bleus brillants mais restait résolument sage. Pourquoi l’as-tu emmenée avec toi, si je puis me permettre la question ?

— Nos parents sont partis pour un voyage vers Koth et quelqu’un devait s’occuper d’elle. Et puis, ce quelqu’un a toujours été moi dans ce genre de cas. Ça ne me dérange pas vraiment et la propriétaire de notre logement semble être très aimante avec les enfants.

— Eh bien, c’est soulageant de le savoir, avoua Kael. Pour être honnête, j’avais de grands doute quant au fait de l’emmener ici et j’étais inquiet que Miss Zileti eut pu volontairement surestimer la bienveillance de son amie afin de m’enrôler bon gré mal gré.

— Je ne pense pas que tu doives t’inquiéter. Imaya, la propriétaire, est honnête et très amicale. Et je suis un empathe alors je pense ne pas me tromper.

Kael le regarda soudainement, l’air interrogateur.

— Trop soudain ? s’enquit Zorian. Désolé mais je voulais m’en décharger à la première occasion. Je sais que certaines personnes ne peuvent pas supporter l’idée que d’autres puissent connaître leurs émotions les plus personnelles mais je ne pense pas pouvoir le cacher à quelqu’un avec qui je vais partager un toit.

— Si tu n’es pas inquiet de dormir dans la même maison qu’un Morlock, je suppose que je n’ai pas le droit de me plaindre de vivre avec un empathe, lui annonça Kael en secouant la tête avant de regarder sa fille d’un air triste. Pour tout dire, je suis un peu jaloux. Kana est si discrète ces jours-ci. Je souhaiterais parfois que quelqu’un puisse entrer dans sa tête pour comprendre ce à quoi elle pense.

Kana tira Kael vers le bas pour pouvoir lui attraper la tête de ses deux petites mains et l’embrasser sur la joue. Kael renifla de dérision et lui ébouriffa les cheveux, un sourire dansant sur ses lèvres.

Kana 1, Kael 0, songea Zorian. Silencieuse elle était mais elle savait clairement comment s’occuper de son père avec efficacité.

Quelques temps plus tard, lorsque tout ça fut derrière eux, les deux garçons reprirent leur conversation sur un ton bien moins réservé, la glace ayant été brisée avec succès.

 

___

 

La cuisine d’Imaya était remplie. Remplie et bruyante. Entre Zorian et Kirielle, Kael et sa fille, les visiteuses de passage Ilsa et Taiven et finalement Imaya elle-même, la pièce était aussi pleine qu’elle pouvait confortablement l’être et il y avait toujours au moins deux conversations qui résonnaient en même temps. Étrangement, Zorian se sentait bien, là. Par le passé, ce genre de rassemblement l’aurait terriblement gêné et il aurait trouvé une excuse pour quitter les lieux aussi vite que possible. La différence, réalisa-t-il, résidait dans le fait que ce n’était plus une foule d’étrangers. C’était la première fois de sa vie qu’il se sentait réellement faire partie d’un groupe – presque une famille – au lieu de n’être qu’une présence tolérée, un intrus sous surveillance constante, sous l’épée de Damoclès qui s’abattait au moins écart de conduite, à la moindre faiblesse.

Il resta cela dit plutôt silencieux, bien sûr. Mais… c’était un mutisme confortable, agréable.

— …et alors, Grogneur et Grommeleur lui ont balancé des rayons polaires et l’ont achevé sur le coup, s’agitait Taiven. Je ne sais pas si ça l’a vraiment tué ou s’il s’est relevé plus tard mais ça l’a mis hors d’état de combattre pour le temps qu’il nous fallait pour fuir. L’expérience la plus pénible de ma vie, je vous le dis. Je suis vraiment heureuse que Zorian fut là. Si j’avais choisi n’importe quel autre étudiant de troisième année pour remplir le rôle, je ne pense pas que je serais là pour vous raconter tout ça.

Zorian s’agita un peu sur son siège, un peu gêné par les compliments. Si ce n’était pas pour lui, Taiven n’aurait même pas rencontré ce troll en premier lieu alors il était clairement d’avis qu’elle ne lui devait aucune faveur. Il n’avait fait que la sortir tant bien que mal et à grand risque d’une situation dans laquelle il l’avait mise.

— C’est évidemment impressionnant que Zorian ait pu contribuer à un tel combat, mais je me dois d’insister, ne l’emmenez plus dans vos explorations du donjon à l’avenir, dit Ilsa sur un ton amusé. Il est mon apprenti maintenant et ce serait vraiment terrible sur mon dossier s’il y était écrit qu’un troll ou un autre monstre rôdant en bas l’a tué juste après la signature du contrat.

— Euh… ouais, bafouilla Taiven. Eh bien, je n’ai pas l’intention d’y redescendre pour l’heure, en tout cas. J’ai fait part de l’incident à la police mais le nettoyage va probablement prendre des mois et les lieux sont trop dangereux pour moi et mon groupe en ce moment.

— Une sage décision, acquiesça Ilsa, avant de se tourner vers son nouvel apprenti. Et le même principe s’applique à toi. Je ne veux pas que tu prennes de tels risques à l’avenir. Je ferme les yeux pour cette fois puisque tu aidais une amie et que la situation a escaladé au-delà de toute possibilité raisonnable mais à partir de maintenant, considère interdite toute excursion dans le donjon jusqu’à nouvel ordre.

— Bien entendu, acquiesça immédiatement Zorian, n’ayant aucunement l’intention d’honorer l’interdiction.

— Et je veux que tu me consultes avant de faire quoi que ce soit de similairement dangereux à l’avenir, continua-t-elle. Y a-t-il autre chose que je dois savoir ?

— Pas vraiment, dit Zorian face au regard brut d’Ilsa – hmmm, peut-être ferait-il bien de lui jeter un os à ronger pour la distraire avant qu’elle commence à réellement le surveiller. Eh bien, je vais rencontrer mon tuteur Aranea de façon régulière mais elle est totalement inoffensive. Elle ne ferait pas de mal à une mouche, même si… c’est une araignée géante.

— Ah oui, les araignées, répéta Ilsa sur un ton désapprobateur. Ne t’en fais pas, Imaya m’a déjà fait part de ta… condition. Je voulais t’en parler mais j’attendrai que nous puissions nous voir en privé.

Zorian acquiesça, appréciant la discrétion d’Ilsa. Kael ne savait toujours pas à propos de l’étendue totale de ses capacités mentales et Zorian ne pensait pas que le temps était venu de les lui révéler. De plus, il était quelque peu déçu qu’Imaya ai parlé de sa condition à Ilsa sans lui demander la permission. C’était prévisible, mais décevant.

— Je suis curieux, reprit Kael. Si ton professeur ne ferait pas de mal à une mouche, que mange-t-elle ? Je suis plutôt sûr que toutes les espèces d’araignées sont carnivores.

— Essentiellement des rats et des monstres errants, répondit Zorian.

— Des rats ? s’écria Kirielle, une grimace sur le visage.

— J’ai entendu que les rats pouvaient être plutôt énormes à Cyoria, confirma Zorian.

— Oh, mec, ils peuvent ! confirma Kael. Je jure qu’un jour, j’en ai vu un bouffer un chat et non le contraire…

— Elle répète des légendes urbaines, coupa Imaya pour rassurer Kirielle. J’ai vécu toute ma vie ici et je n’ai jamais rien vu de tel.

— Comment sais-tu que des humains errants ne sont pas également au menu ? demanda Ilsa.

— Selon Nuoveauté, l’idée est simple. C’est un peu comme un groupe d’humains désirant chasser un dragon pour mettre de la viande sur la table. Il y a toujours des proies plus faciles à chasser, répondit Zorian. Ce n’est pas que les Aranea sont réellement inoffensives, loin de là. Mais si elles me tuent, ce ne sera pas parce qu’elles auront voulu me manger.

— Nouveauté ? demanda Kael.

— C’est le nom de l’Aranea qui m’instruit, fit Zorian en haussant les épaules. Bon, techniquement, son nom est une représentation mentale et imagée de Chercheuse Enthousiaste de Nouveauté mais c’est très peu pratique et elle s’en moque pas mal, si on le raccourcit.

— Ce nom est tellement ridicule, opina Kirielle.

Zorian ouvrit la bouche pour lui faire remarquer que Kirielle était tout aussi stupide quand on y pensait. D’un part, il était mieux de réserver des disputes inutiles pour leurs moments de solitude. D’autre part, il venait de penser à une idée bien plus amusante et diabolique.

— Tu veux la rencontrer ? demanda Zorian.

— Quoi ? s’étonna Kirielle.

— Nouveauté. Tu veux la rencontrer ?

Kirielle resta silencieuse et tourna l’idée dans sa tête.

— Je ne sais pas ? finit-elle par dire. Je n’aime pas les araignées. Elles sont dégoûtantes.

— Eh bien, ok, répondit Zorian en haussant les épaules. Je me disais juste que tu sauterais sur l’occasion de rencontrer un membre d’une race isolée et secrète de créatures magiques avec lesquelles très peu d’humains ont la chance de pouvoir parler. L’opportunité d’une vie, tu sais. Mais je suppose que je compr –

— Hmmm, eh bien… hésita Kirielle. En fait, j’ai changé d’avis. Elle ne va pas essayer de me toucher, n’est-ce pas ?

Bien sûr qu’elle allait essayer de la toucher ! Nouveauté voulait absolument tout toucher. De son propre aveu, elle avait un jour tendu l’une de ses pattes dans un feu pour voir ce qui allait se passer.

— Je suis sûr qu’elle gardera ses distances si tu lui demandes poliment, lui affirma Zorian.

Comment parvint-il à conserver un visage sérieux après lui avoir dit ça resterait un des plus grands mystères de l’univers. Parfois, il se surprenait même tout seul.

La conversation continua ainsi pendant quelques temps mais finit par s’amenuiser. Ilsa et Taiven quittèrent la maison tandis que Kirielle s’amusait à essayer d’apprendre à Kana à dessiner. Bien sûr, contrairement à Kirielle, Kana était une enfant typique avec des compétences appropriées à son âge – c’est-à-dire, mauvaises – mais aucune des deux filles ne semblait découragée par cette inaptitude. Zorian se leva également et retourna dans sa chambre pour voir s’il pouvait travailler un peu avant que sa sœur ne vienne le chercher.

Ce n’était pas destiné à être fait, quoi qu’il arrive. Moins d’une minute et Kael frappait déjà à la porte pour attirer son attention.

— Je t’interromps ? demanda-t-il.

— Non, je me demandais juste ce que j’allais bien pouvoir faire de moi. Tu as besoin de quelque chose ?

— Peut-être, avoua Kael. Je suis venu te dire que tu n’as pas besoin de tourner autour du pot concernant ta magie mentale. J’ai bien compris que tu n’étais pas uniquement un empathe.

— Kirielle te l’a dit, hein ? soupira Zorian.

— Pas tout à fait, mais suffisamment d’indices de la part d’une enfant de 9 ans permettent de comprendre beaucoup de choses. Elle est bavarde. Mais ne lui en veux pas, ce n’est pas comme si j’allais retourner ma veste juste parce que je sais que tu peux lire les pensées des gens.

— Merci, souffla simplement Zorian. Bien que franchement, il serait plutôt hypocrite de ta part de me dénigrer pour l’usage de magies interdites, monsieur nécromancien junior.

Kael recula immédiatement d’un pas en titubant et le regarda d’un air étrange.

— Q… Quoi ? Il n’y a pas moy…

Zorian lui fit immédiatement signe de s’écrier ce genre de choses moins fort et Kael fit aussitôt silence avant de regarder dans le couloir pour vérifier que personne ne les avait entendus. Zorian savait qu’il n’y avait personne : il pouvait sentir tous les résidents de la maison en bas, dans la cuisine. Son coup d’œil jeté, Kael entra rapidement dans la chambre en refermant la porte avant de s’appuyer lourdement contre cette dernière.

— Comment ? demanda-t-il, l’air plus paniqué que menaçant à ce moment précis.

Zorian savait que ça pouvait changer à tout moment s’il n’obtenait pas une réponse satisfaisante.

— Connais-tu le sort Verrou arcanique ?

— Je… oui, répondit Kael, toujours perplexe.

— Verrouille la porte, dans ce cas. Je vais m’assurer que nous sommes à l’abri de toute divination malencontreuse, répondit Zorian, qui lança immédiatement un sort de barrière anti-divination sur la chambre.

Ce n’était rien de tape-à-l’œil mais ça repousserait des tentatives d’espionnage simple et le préviendrait si quelque chose de plus complexe devait les cibler. Non pas qu’il pensait en avoir vraiment besoin mais c’était un bon entraînement et on n’était jamais assez prudent.

Cinq minutes plus tard, la chambre était aussi sécurisée que Zorian pouvait l’espérer et Kael avait l’air de plus en plus impatient… Aussi décida-t-il qu’il était temps de lui en parler et ouvrit la bouche pour tout lui avouer.

— Laisse-moi te raconter l’histoire d’un temps perdu et d’un mois qui refuse de finir…

 

___

 

Faire travailler les adolescents gratuitement était une tradition ancestrale parmi les mages. Alors que l’ancien système d’apprentissage avait été largement remplacé par les académies spécialisées dans la magie et que la qualité des jeunes mages avait grimpé en flèche en conséquence, il existait des choses qu’on ne pouvait simplement pas apprendre dans une salle de classe. Pour ce genre de connaissances, un mage avait besoin d’un mentor – quelqu’un qui leur montrait les astuces à connaître, leur enseignait des capacités uniques et des sorts personnels qu’ils ne partageaient pas à la légère. Ils servaient également à tisser des liens avec les bonnes personnes dans certaines occasions. Ces mentors considéraient une grande partie de leur travail indigne d’eux et tiraient parti de leurs apprentis pour idéalement les préparer à leur future vocation.

Idéalement.

Comme Zorian se dirigeait vers la salle de classe une demi-heure avant ses camarades, il réfléchit sur le fait que la vie était rarement idéale. En pratique, une grande partie du travail donné aux apprentis n’étaient que corvées et travaux ingrats. Les devoirs d’un délégué de classe, par exemple, étaient une perte de temps gigantesque. Dans les boucles précédentes, ce fait ne l’avait pas tant dérangé – le job était plutôt simple tant qu’on ne le prenait pas autant au sérieux que le faisait Akoja – mais cette fois, tant de choses accaparaient son attention qu’il ressentit ce travail additionnel s’empiler par-dessus tout le reste. Peut-être qu’il n’aurait pas dû persuader Ilsa de le prendre comme apprenti cette fois, mais ce qui était fait était fait.

Il bâilla. Sans doute était-il juste un peu engourdi à cause du manque de sommeil de la nuit passée. Sa conversation avec Kael l’avait emmené jusqu’à plusieurs heures après le coucher du soleil, le Morlock désireux de tout savoir sur tout et posant une pléiade de questions. Zorian ne lui en voulait pas de désirer des réponses et considéra le temps bien investi mais il avait dû passer outre ce qu’il avait initialement prévu : lire les affectations de recherche qu’il avait collectées de ses camarades sous les ordres d’Ilsa. Affectations qu’ils allait devoir rendre à Ilsa le jour-même, complets et corrigés. Il avait imaginé que les connaissances qu’ils avait acquises des précédents recommencements allait en faire un jeu d’enfant mais apparemment quelque chose dans les changements massifs de cette boucle avait poussé Ilsa à donner des sujets totalement différents de ce qu’elle avait l’habitude de proposer. Il devait tout relire de zéro. Il finit par passer le plus clair de la nuit à s’occuper de ces trucs stupides et dut ensuite couronner le tout en se levant une demi-heure plus tôt parce que pour ne rien empirer, il était le délégué de la classe.

Jetant un œil dans la salle de cours, il vit qu’Akoja était déjà présente. Il leva les yeux au ciel en signe d’incrédulité silencieuse face à sa ponctualité excessive et la nota présente sur la liste des élèves. Le tableau noir était empli de dessins horribles, de confessions d’amour et autres conneries mais il savait mieux que quiconque qu’il ne fallait pas l’effacer immédiatement – un tableau propre et brillant était irrésistible pour certains des idiots de la classe et ils le rempliraient à nouveau aussitôt arrivés, avant le début des cours. Qui sait, peut-être que s’il le laissait dans cet état, Akoja allait le nettoyer de sa propre initiative…

Les premiers à arriver furent de façon étonnante en connaissant leur tempérament pas très matinal, Aneka et Armie – les célèbres jumeaux Ashirai. La famille Ashirai donnait constamment naissance à des jumeaux aux âmes liés à la naissance et les deux sœurs avec qui il allait en cours ne faisaient pas exception. Zorian avait caressé l’idée de leur demander de l’aide à l’époque où il s’imaginait être lié à Zach ou au minimum les questionner sur les spécificités des liens d’âme mais il décida ultimement que c’était une mauvaise idée. D’une part, les familles de mages tendaient à garder jalousement les secrets des magies de la famille, et il était évident que la famille Ashirai tentait de devenir une maison noble officielle en se reposant sur leur discipline magique personnelle basée sur les liens d’âme. Leur poser des questions trop relatives et précises à propos du style de leur famille aurait pu lui exploser à la gueule de manière spectaculaire et Zorian ne désirait pas prendre le risque, boucle ou pas. Sa deuxième inquiétude ? Les jumelles n’étaient pas fiables. Pas fiable de niveau Benisek. Elles n’étaient que deux petites idiotes qui ne prenaient jamais rien au sérieux et ne garderaient pas le silence même s’il les payait.

Non, il avait clairement été sage de se tenir loin d’elles.

Le suivant à arriver fut Kael, qui n’avait apparemment pas pu dormir excessivement bien après les révélations de la veille et avait finalement décidé de venir en avance. Ils ne discutèrent pas énormément avant que le Morlock décidât de s’isoler sur son siège mais Zorian pouvait déjà voir que le futur était porteur d’autres questions. Adorable. Il avait oublié à quel point Kael était curieux et inquisiteur à propos de la boucle temporelle.

Briam, Naim et Edwin furent les suivants à être marqués présents. Briam lui fit signe de la main en passant, son autre main enserrant son familier. Naim et Edwin étaient trop occupés à discuter pour même le remarquer. Zorian s’en fichait un peu, ce n’était pas comme s’il les connaissait vraiment. Naim était un mage de première génération un peu comme Zorian et Akoja – l’enfant d’un soldat élevé au rang de général à la suite des perturbations causées par les Guerres de Fractionnement. Les parents d’Edwin étaient créatures de golems et avaient clairement légué leur enthousiasme pour leur art à leur enfant – il bricolait sans arrêt avec divers mécanismes et créait des plans variés, même pendant les cours ou lorsqu’il devait se concentrer sur autre chose.

Ensuite vint Raynie – ce mystère au cheveux roux transférée dans leur classe l’année passée. Elle était réservée, polie, très attirante, bonne élève et refusait absolument de parler à quiconque de sa famille ou de ses origines. La seule qui savait quelque chose à ce sujet était Kiana, une autre fille de la classe qui avait jusqu’alors résolument gardé le silence.

Ainsi les étudiants défilèrent-ils jusqu’à la fin de la liste et Zorian put enfin se glisser à l’intérieur et tenter de se relaxer un peu avant le début des cours. Il nettoya le tableau d’un air absent d’un simple sort d’altération, pelant simplement la craie de la surface noire avant de s’asseoir pour attendre en paix.

 

___

 

— Non, Ben, tu ne peux pas me rendre ça dans une semaine, grogna Zorian. La limite était hier. Je dois les rendre à Ilsa aujourd’hui. Tu ne vois pas le souci ?

— Allez, Zorian, c’est à ça que servent les amis, se plaignit Benisek. À quoi bon avoir ton meilleur pote à cette position de luxe si tu ne peux pas lui demander de te lâcher un peu la bride ?

— Tu ne demandes pas une faveur, là, tu demandes la lune, lui répondit Zorian en le fixant froidement. Je ne peux pas t’aider.

— Mais je ne peux vraiment, vraiment pas me manger une autre sale note, insista Benisek en souriant d’un air plein d’espoir.

— Dur, commenta Zorian. Je suppose que tu aurais dû y penser avant de décider de totalement zapper une autre affectation d’Ilsa. Tu sais bien qu’elle ne supporte pas les étudiants qui font l’impasse sur le travail qu’elle demande de faire en-dehors des cours.

— Elle est complètement ridicule ! s’exclama Benisek. Quel genre de prof donne trois affectations pendant la première semaine de l’année ?

— Hmm… les coupa une nouvelle voix.

Zorian offrit une prière silencieuse à quiconque écoutait toujours les humains depuis les plans spirituels pour cette interruption bénie. Il était sérieusement prêt à étrangler Benisek pour qu’il se la ferme enfin. Ce n’était pas la première fois qu’il souffrait cette conversation mais il n’était habituellement pas si fatigué lorsqu’il devait gérer son… ami. Il était honnêtement en train de repenser sa relation avec lui à ce point.

Il s’avéra que Neolu était celle qui les avait interrompus, Kiana et Jade collées à elle. Toutes trois tenaient dans leurs mains une pile de feuilles.

— Je sais qu’on devait le rendre hier au plus tard mais je me demandais, genre –

— Si vous pouviez le rendre maintenant ? termina Zorian.

Neolu acquiesça furieusement et lui tendit ses devoirs.

— Non, lâcha Zorian platement.

— Sérieusement ? intervint Jade. Tu vas en faire toute une histoire ?

— Oui ? continua Zorian de façon totalement rhétorique.

— Pourquoi ne laisserions-nous pas ça ici ? demanda Kiana en posant sa propre pile de feuilles sur le bureau de Zorian. Et tu pourras décider ce que tu veux en faire une fois que Benisek aura fini de t’emmerder, quand tu te seras un peu refroidi la tête.

— Eh ! protesta Benisek.

— Bien sûr, fit Zorian en haussant les épaules. Faites donc ça.

Zorian les regarda patiemment laisser leurs devoirs sur son bureau et quitter la salle de classe, attendit que Benisek finisse par abandonner l’idée de le convaincre de… faire ses devoirs à sa place, il supposait ? Puis, il sortit calmement un stylo de son sac à dos et inscrivit en lettres rouges sur chaque feuille d’en-tête N’a pas rendu son devoir à temps. Pour finir, il les enfouit sans cérémonie au fond de son sac en compagnie de tous les autres. Il laisserait Ilsa décider de ce qu’elle allait faire.

— Pourquoi es-tu toujours là, Ako ? soupira Zorian en se tournant vers la dernière personne présente dans la salle. Ton devoir était parfait, si c’est ce qui t’inquiète.

— Je suis heureuse que tu aies décidé d’accepter d’hériter de ma place, répondit-elle. Je ne pense pas que j’aurais été capable d’en supporter une année de plus. Quand j’ai accepté le poste durant la première année, les professeurs ont prétendu qu’il s’agissait d’un privilège. Qu’il y avait des avantages à être déléguée. Que ça intimait le respect ! Tu te rends compte ? C’était une véritable arnaque et le temps que je réalise ça, personne n’était plus assez stupide pour prendre ma place.

— Eh… protesta Zorian tout bas.

— Je ne dis pas que tu es stupide de l’avoir fait, clarifia-t-elle aussitôt. Tu l’as acceptée parce qu’elle faisait partie du lot proposé – ou devrais-je dire imposé – par Ilsa. Tu es bien plus malin que je l’étais.

— Plutôt moins naïf, corrigea-t-il, ce qui la fit frémir ; apparemment, il avait frappé trop près de la zone de confort de l’ex-déléguée. Pourquoi mettre tant d’effort dans son exécution, si tu détestais ce poste ? Pourquoi ne pas simplement avoir boycotté tout ça ?

— Parce que ç’aurait été mal, dit-elle avec véhémence. On ne doit pas fuir ses responsabilités ! Et j’avais accepté celles-ci.

Zorian la regarda d’un air incrédule.

— Quoi ? le défia-t-elle, rebelle, le mettant au pied du mur – allez, dis-moi que j’ai tort.

— Rien, lâcha Zorian.

Il ne voulait pas se disputer avec elle. Depuis qu’il avait commencé à développer son empathie, il était devenu proportionnellement sûr qu’elle en pinçait pour lui. Ce n’était pas énorme, mais c’était là. Et tandis qu’il ne répondait pas du tout à ce genre de sentiments de sa part, il ne désirait pas non plus la blesser au plus profond d’elle-même en lui parlant honnêtement – ils étaient deux personnes différentes possédant une vision du monde différente, des idéaux différents et malgré tout ce qu’Akoja s’imaginait avoir en commun avec lui.

— Écoute, Ako, fit-il en se levant. J’ai passé la moitié de la nuit à plancher sur les devoirs rendus par tout le monde et je ne suis pas le mieux placé pour tenir une conversation philosophique dans l’immédiat. On peut remettre ça à un autre jour ?

— Tu n’aurais pas dû te laisser aller à la procrastination jusqu’au dernier jour, renchérit-elle. C’est presque aussi mal que ce qu’ont fait ces quatre-là.

— Non, ça ne l’est pas, rétorqua Zorian en levant son sac pour l’accrocher à son épaule. Et prêcher de la sorte est malpoli. À la prochaine, Ako.

— Attends ! l’arrêta-t-elle.

Zorian put soudain sentir une vague de nervosité émaner de sa camarade et le fait qu’elle était actuellement en train de se triturer les doigts sous le bureau tout en regardant partout sauf dans sa direction complétait un tableau qui n’augurait rien de bon.

— Je… Peut-on parler ? Pas maintenant mais… j’aimerais ton avis sur quelque chose.

Merde. Ça n’était jamais arrivé avant, jamais. Qu’est-ce qui l’avait décidée à se lancer de la sorte, cette fois ? Il espérait sincèrement que ce n’était pas une déclaration d’amour, il ne pourrait pas endurer ce genre de chose dans la situation actuelle.

— Ça peut attendre la semaine prochaine ? demanda-t-il. Les prochains jours vont être vraiment chargés de mon côté.

— Oui, confirma-t-elle aussitôt. C’est parfait. Il faut que je fasse le point sur tout ça de toute façon. Je… Je te dirai quand je serai prête.

 

___

 

— Vous vouliez me voir ? demanda Zorian en passant la tête dans le bureau d’Ilsa.

Ilsa lui fit signe d’entrer, trop occupée à siroter son thé pour lui donner une réponse orale. Zorian s’installa sur la chaise réservée aux visiteurs et lui tendit rapidement tous les devoirs des élèves qu’il avait collectés le jour-même. Elle y jeta un coup d’œil rapide avant de les poser de côté pour s’autoriser une nouvelle gorgée de thé.

Pendant près d’une minute, elle se contenta de le scruter en silence. Finalement, elle posa sa tasse et soupira.

— Je voulais te parler de vos expériences sur la magie mentale, dit-elle en tapotant nerveusement ses doigts sur son bureau. Je suis sûre que tu es conscient de la nature plutôt illégale de la plupart des sorts affilés à la magie mentale… mais puisqu’il s’agit d’une capacité naturelle et innée et non un accès à de la littérature interdite, on peut se montrer tolérant. L’Association des Empathes a eu bien du mal à faire accepter la distinction entre l’empathie et la lecture dans les pensées et prétendre aujourd’hui que l’une est l’extension de l’autre est… une nouveauté. Et bien plus qu’un peu controversé. Quoi qu’il en soit, mes enquêtes discrètes sur le sujet m’ont fait découvrir qu’il existe bel et bien un lien factuel entre les deux capacités, alors ton histoire tient debout.

— Techniquement, l’empathie et la lecture dans les pensées sont bien deux choses différentes. L’empathie est une compétence passive qui n’implique aucune intrusion mentale tandis que lire dans les esprits… comme son nom l’indique, demande d’envahir l’esprit d’un autre, expliqua Zorian. C’est juste que chaque empathe est capable de lire dans les pensées avec le bon entraînement.

— Oh ? Intéressant, nota Ilsa. Je suis surprise que d’autres mages n’aient jamais découvert ça.

— J’y ai pensé également, en réalité, continua Zorian. Les Aranea sont nées avec cette capacité, de façon inhérente et intrinsèque. Elle fait partie de leur nature même. Elles se parlent les unes aux autres par télépathie comme un mode normal de communication, elle se battent télépathiquement lorsqu’elles sont toutes jeunes, l’utilisent pour chasseur leurs proies, pour tout et n’importe quoi, en fait. Il est naturel qu’avec le temps, elles raffinent et construisent autour de cette compétence et finissent par l’exploiter jusqu’à son extrême logique. Le empathes humains, d’un autre côté, sont rares et isolés et presque tous doivent redécouvrir seuls la roue, le feu et tout ce qui s’ensuit, pour ainsi dire. Le fait que très peu de gens sont enclins à accepter que d’autres lisent dans leur esprit n’aide en rien et tout entraînement est presque illégal. Ce qui fait que la plupart de ceux qui se découvrent un talent d’empathe se taisent à ce sujet ou deviennent des criminels. Il y a probablement un bon nombre d’empathes au courant de ce fait, mais ils ne vont certainement pas aller le crier sur tous les toits.

— Excellent raisonnement, le félicita Ilsa. Et en réalité, c’est du problème concernant le manque de partenaire d’entraînement dont je voulais te parler. Je comprends que ta sœur et toi avez déjà convenu de travailler ensemble de ce côté mais je crois également deviner qu’avoir une grande variété de cibles serait préférable, n’est-ce pas ?

— Oui, confirma Zorian.

— Crois-le ou non, l’un des étudiants à issu une requête demandant que quelqu’un l’aide à entraîner son expertise en magie mentale. De façon compréhensible, aucun professeur n’est enclin à laisser un élève pénétrer son esprit. Mais le refuser purement et simplement est… politiquement impossible.

— Vous voulez que je prenne la place d’un professeur ? résuma Zorian.

— Cela serait bénéfique. Pour vous deux, ajouta Ilsa. Vous voulez tous deux une cible sur laquelle pratiquer et vous êtes tous deux plus que qualifiés pour vous aider mutuellement en matière de magie mentale que n’importe quel professeur que l’académie a à disposition.

— Et s’il n’est pas d’accord ? demanda Zorian. Je veux dire, il a peut-être voulu quelqu’un pour s’entraîner mais ça ne veut pas dire qu’il va laisser quelqu’un s’entraîner sur lui en retour.

— Alors ce n’est plus comme si l’académie refusait simplement sa requête, n’est-ce pas ? répondit Ilsa en lui offrant un sourire conspirateur. Mais je doute vraiment que cet étudiant va en faire tout un plat. Qu’en dis-tu ?

D’un long et pensif hummm, Zorian se perdit dans ses pensées. Tandis qu’il y avait un risque que l’autre étudiant découvre quelque chose à propos de la boucle temporelle au fond de son esprit, il possédait quelques défenses mentales rudimentaires et était familier avec les limitations de la lecture dans les pensées. Tant qu’il ne laissait pas l’autre partie fouiller dans sa mémoire à long terme, tout devrait aller. Et était curieux, également. Qui était cet autre étudiant qui s’intéressait à la magie mentale ?

— Très bien, je vais essayer. Avec qui suis-je supposé travailler ?

— L’une de tes camarades de classe. Tinami Aope, lâcha Ilsa comme une bombe.

Zorian cligna des yeux à plusieurs reprises. Tinami était… Attends, bien sûr que ça allait être elle. Les Aope étaient réputés, dans toutes les rumeurs les concernant, comme étant plongés dans la magie mentale parmi d’autres choses. Toutes les rumeurs n’étaient pas d’absurdes illogismes. Et ça expliquerait également pourquoi Ilsa avait connaissance de cette requête en premier lieu, d’ailleurs.

D’ailleurs, ne s’était-il pas promis de la présenter aux Aranea à un certain moment pour voir ce qui pourrait se passer ? Ouais, il était parfaitement d’accord avec ça.

 

___

 

— Salut, Tinami, dit Zorian en entrant dans la salle de classe vide qu’Ilsa avait réservée pour leurs leçons. J’interromps quelque chose ?

— Hmm, hésita-t-elle. J’attends quelqu’un, en fait…

— Pour t’entraîner à la magie mentale, hein ? ajouta-t-il en observant les yeux de sa camarade s’ouvrir en grand. Je crois que c’est moi. Je serai ton partenaire, aujourd’hui, si tu le veux bien.

— Ah, euh… J’étais… Je ne veux pas me montrer malpolie mais j’espérais rencontrer un expert…

Huh, alors Ilsa ne l’avait réellement pas prévenue ? Étrange.

— Je suis un mage mental naturel, expliqua Zorian. Je suis ce qui se rapproche le plus de ce que l’académie possède en terme d’expert sur le sujet. Pourquoi ne pas essayer ? Tu pourras partir si je ne te conviens pas. Ok ?

Elle devint immédiatement rouge comme une pivoine et tourna la tête, ses sentiments tournoyant chaotiquement entre la gêne et l’outrage. Huh, peut-être aurait-il dû mieux choisir ses mots…

— J’ai mal choisi le terme, disons que je n’ai rien dit, corrigea rapidement Zorian. Peu importe, je suis surpris que tu ne saches pas qui dois te servir de professeur. Que t’a dit Ilsa à mon sujet ?

— Simplement que tu as besoin de quelqu’un pour t’entraîner, toi aussi, répondit calmement Tinami. Je m’en fiche un peu. J’ai assez de discipline mentale pour conserver les informations sensibles hors d’atteinte de mes pensées de surface, la plupart du temps.

— Moi de même, dit Zorian. Et je ne te permettrai de toutes façons pas de regarder dans mes souvenirs.

— B… Bien, accepta-t-elle. Je voulais essentiellement pratiquer la télépathie et la lecture dans les pensées. Les sorts ne sont pas compliqués à lancer mais les utiliser en pratique demande beaucoup d’entraînement.

— Eh bien, commence quand tu veux, offrit Zorian.

Juste pour l’occasion, Zorian avait mémorisé des portions d’un livre de biologie décrivant des formes variées de plantes sauvages et se contenta de les réciter dans sa tête pendant que Tinami tentait de lire ses pensées. Non seulement cela lui assura-t-il qu’il n’allait pas révéler d’information sensible, ça rendait également la tâche plus facile. Il était bien plus simple de lire des pensées concrètes, des mots et des phrases récitées ainsi qu’un flot confus de conscience qui composait la majorité des pensées de tout un chacun. En fait, la matriarche avait expliqué à Zorian qu’il n’était simplement pas possible de lire des pensées comme un livre ouvert à moins qu’elles ne fussent récitées comme il le faisait à cet instant – il y avait toujours une grande part de devinette et d’extrapolation dans la lecture dans les pensées et aucun être la pratiquant ne pouvait complètement comprendre un autre être sensible.

Mais on pouvait sacrément s’en approcher.

— Pourquoi tes pensées sont-elles emplies de plantes ? demanda Tinami en fronçant les sourcils.

Apparemment, Tinami ne savait pas ça. Les style d’entraînement Aope était très brut et se résumait en balançant un gosse dans une piscine en espérant qu’il comprenne comment nager sans se noyer. Un peu décevant, vraiment. Il se mit bientôt à réciter des séries de chiffres et à penser à des figures géométriques.

— Je pense que je te dois des excuses pour avoir douté de toi, dit Tinami. Tu connais vraiment le truc. Tu veux essayer à ton tour, maintenant ?

Zorian acquiesça et se concentra sur elle, ciblant l’étoile qui brillait en face de lui à travers son sens spirituel et se connecta aussitôt à son esprit.

[Tu es prête, tu es sûre ?]

Elle jappa et bondit de sa chaise.

— Q… Quoi ?!

[Communication télépathique,] expliqua-t-il.

— Mais… Tu n’as pas lancé le moindre sort, constata-t-elle en fronçant les sourcils.

[Je n’en ai pas besoin. Comme je l’ai dit, je suis un mage mental naturel. Je peux ressentir les esprits à proximité et m’y connecter si je le désire. Actuellement, je te parle par télépathie mais si tu es prête, je vais étendre ma conscience jusqu’à tes pensées de surface.]

Elle ferma les yeux pour une seconde et fronça les sourcils avant de les rouvrir.

— Attends, dit-elle. Je ne comprends pas. Si tu as créé un lien télépathique entre nous, pourquoi je puis-je pas l’utiliser pour te parler par télépathie ?

[Je suppose que c’est ainsi que ça fonctionne lorsque tu utilises un sort structuré pour ça ?]

— Eh bien, oui. Je veux dire, il existe plusieurs sorts d’émission qui consistent en un simple envoi de message à quelqu’un mais il faut le lancer encore et encore à chaque fois que l’on veut envoyer un autre message. Si l’on désire une vraie conversation mentale, il faut créer un lien télépathique. Le problème principal réside dans le fait que les gens ne savent pas comment filtrer leurs pensées et finissent par envoyer n’importe quoi par le lien.

[Hmm… Je suppose que tu peux dire que je t’envoie continuellement des messages par le lien que j’ai établi entre nous. Je ne sais pas comment créer un lien réciproque, cela dit, j’en ai peur,] expliqua Zorian en réfléchissant à voix haute dans le même temps.

Les Aranea n’avaient jamais fait mention de quoi que ce fut concernant les liens réciproques et en rétrospective, la raison en était évidente – un psychique pouvait utiliser un lien créé, peu importait qui en était le créateur. Chaque Aranea était psychique alors pourquoi s’ennuieraient-elles à simplement savoir comment créer de tels liens ? C’était une chose qu’il allait devoir comprendre seul, probablement.

[Peu importe. Prête ?]

— Oui, acquiesça-t-elle. Quand tu veux.

Contrairement à lui, Tinami ne fit pas usage de nombre et fit de son mieux pour imaginer une scène aléatoire de sa vie avec le plus de détails possible. Les scènes étaient toutes banales – un cours d’Ilsa, une conversation sans conséquence entre Neolu et Jade qui parlaient à côté de Tinami, une balade dans la rue… Tout était très visuel mais malgré tout très difficile. Sa petite sœur était encore plus compliquée à lire, ironiquement parce qu’elle ne tentait pas de lui cacher quoi que ce fut – la succession disjointe de sa conscience portant un flot de pensées ininterrompu et chaotique était presque impossible à assembler de façon cohérente tant qu’il n’engageait pas la conversation ou qu’il ne la forçait pas à se concentrer sur un sujet en particulier.

— Ok, je suis officiellement jalouse, grimaça Tinami. Je m’entraîne depuis trois ans avec ma mère et ses amis et je suis loin d’arriver à ton niveau.

— Ne t’en veux pas trop, la rassura Zorian. J’ai un avantage… injuste.

— Moi de même, répondit-elle. Ma famille baigne dans la magie mentale depuis des générations et je bénéficie de leurs conseils. Il est frustrant de réaliser la taille du fossé que peut creuser le talent naturel dans un domaine tel que celui-ci.

— Ah, ce n’est pas que du talent naturel, corrigea Zorian. Moi aussi, j’ai un professeur qui possède des générations d’expérience dans les capacités mentales.

Tinami leva un sourcil.

— Il n’en existe pas des masses, des gens comme ça, remarqua-t-elle. Je suis presque sûre que ma mère le saurait, si l’un de nos rivaux avait adopté un nouveau disciple.

— Pas des masses d’humains, tu veux dire, chuchota Zorian en souriant. Ta mère ne pourrait définitivement pas le savoir. Non, à moins qu’elle ne garde un œil avisé sur les nombreuses colonies d’araignées télépathes éparpillées dans les égouts sous Altazia.

Tinami le fixa en silence pendant quelques secondes, incapable de digérer ce qu’il disait avec toute la crédulité dont elle pouvait faire preuve. Finalement, elle secoua la tête et s’avança vers lui, toute excitée.

— Des araignées télépathes… ? Tu veux dire… que tu as réellement rencontré l’une des légendaires Aranea ?!

Légendaires ? Zorian faillit pouffer de rire mais il savait que les araignées étaient spécialistes dans l’art du camouflage. Il y avait bien des humains qui en savaient un peu à leur propos mais très peu semblaient enclins à vanter leurs connexions avec l’une ou l’autre colonie Aranea. Zorian ne pensait pas que c’était dû à une quelconque intimidation de la part des Aranea – ou pas uniquement à cause de ça – mais plutôt, en toute probabilité, parce que les mages qui savaient désiraient préserver cette exclusivité et le monopole du commerce qui en découlait. Personne ne voudrait voir des concurrents sous la forme de mages rivaux voir le jour juste parce qu’on avait envie de se vanter un peu.

— Elle s’appelle Chercheuse Enthousiaste de Nouveauté, conclut Zorian. Tu voudrais la rencontrer ?

Raka
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8 thoughts on “MoL : Chapitre 25

  1. Merci beaucoup pour ce chapitre, c’est malin, maintenant avec ta déclaration du début je vais avoir la hype pour une semaine !

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