MoL : Chapitre 37
MoL : Chapitre 39

Chapitre 38 – Retour à Cyoria.

 

Les précédentes expériences de Zorian avec le train vers Cyoria en compagnie de sa sœur n’avaient jamais été très encourageantes. Elle démarrait toujours excitée et curieuse, fixant avec intensité le paysage qui défilait et commentait tout ce qui capturait son intérêt et ça ne durait jamais très longtemps. Il n’y avait vraiment pas assez à voir sur la route vers Cyoria et elle s’en lassait très rapidement pour se tourner ensuite vers la seule autre source d’amusement qui lui restait – lui. Et il savait qu’à ce moment, elle le presserait de la divertir pendant tout le reste du trajet.

C’était à une époque où il ne désirait pas faire usage de ses talents en façonnage du mana dans le train. Cette fois, il décida qu’il se fichait d’être découvert. Il ne put découvrir aucune barrière de détection dans le compartiment dans lequel ils se trouvaient et même s’ils le surprenaient, ils se contenteraient de lui claquer métaphoriquement les doigts en accompagnant le tout d’un sermon rapide. Ce serait embêtant mais toujours moins que d’écouter Kirielle se plaindre pendant des heures. En plus, de cette façon, il pourrait entraîner sa maîtrise du mana dans un environnement qui inhibait tout ça – quelque chose qu’il avait déjà prévu d’essayer.

Ce fut ainsi que Zorian se trouva en train de faire léviter une sphère d’eau autour de laquelle orbitait lentement un anneau de crayons et de gommes, dans un mouvement diffus. C’était difficile, malgré la simplicité habituelle d’un telle exercice. Ce n’était pas uniquement le fait d’assembler plusieurs sorts de débutant afin d’obtenir un effet sympathique – il réalisait une performance de magie non-structurée, traitant l’ensemble comme un exercice de mise en forme complexe. Entre cette complexité et la barrière de disruption qui perturbait son contrôle du mana, il luttait réellement pour maintenir le contrôle sur la sphère et ses satellites. Il était presque sûr qu’il s’agissait de sa limite absolue dans ces conditions et il –

— Fais une grenouille ! défia Kirielle.

Zorian la regarda d’un air ennuyé. Elle lui sourit de toutes ses dents, confiante qu’elle avait déjà gagnée le pari. Qu’elle avait finalement trouvé ses limites. Il n’avait pas réellement commencé par créer cette espèce de système planétaire devant lui, après tout – il avait démarré par une sphère bien plus petite avec à peine deux crayons dansant autour, et il avait totalement prévu d’en rester là jusqu’à ce que sa sœur le mettre au défi d’aller plus loin. Après avoir vidé la bouteille d’eau entière et utilisé tous les ustensiles de sa trousse, il était certain qu’elle lui aurait concédé la victoire…

Il la quitta des yeux et se concentra sur la construction flottante face à lui. Tenter de forcer l’eau à prendre une autre forme que ça était incroyablement difficile. Contrôler l’eau par télékinésie était largement plus compliqué que faire de même avec les objets solides et il aurait bien du mal à la sculpter en une forme complexe même s’il était hors de la barrière du train et sans cette anneau de petits objets qui le distrayaient encore plus.

Mais il aurait bien préféré être damné que d’admettre que sa petite sœur avait gagné la partie juste à cause de ça. Pendant une quinzaine de minutes, il forma lentement la boule d’eau en une sculpture aqueuse en forme de grenouille, aussi détaillée et convaincante qu’il le pouvait… Autrement dit, pas des masses. Il eut une inspiration soudaine à mi-chemin, cela dit, et décida de dépeindre un portrait de la grenouille monstrueuse dont il avait débarrassé les Gardiennes de la Caverne Jaune lors de la boucle précédente en lieu et place d’une parfaitement normale. Malheureusement, Kirielle ne fut pas convaincue par ses efforts.

— C’est une grenouille sacrément étrange, déclara-t-elle.

— C’est une grenouille-démon des cavernes jaunes, expliqua Zorian, inventant des choses sans honte – il n’avait aucune idée du nom de ce monstre ou même si elle avait un nom officiel tout court. Énorme, vicieuse et avec un penchant pour les petites filles.

— C’est stupide. Tu es en train de tout inventer, l’accusa-t-elle. Admet donc que tu as perdu.

— Bah, tu as demandé une grenouille et j’ai en fait une. Ce n’est pas ma faute si tu n’es pas versée dans le monde diversifié et fascinant des amphibiens magiques. Laisse-moi ranger tout ça et je te raconterai l’histoire de Sumrak le mage et la façon dont il a sauvé une société secrète de mages de l’une de ces affreuses grenouilles…

Avant que Kirielle ne pût se plaindre, Zorian s’empressa de déconstruire ce qui flottait toujours dans les airs devant lui de peur que son contrôle ne lui fasse défaut, laissa les crayons et les gommes se poser sur le siège vide devant lui et remplit la bouteille avec l’eau qu’il avait utilisée. Cela fait, il se lança dans un récit quelque peu modifié de son combat contre ladite grosse bestiole.

Bon, ok, grandement modifié. Dans l’histoire de Zorian, les Gardiens de la Caverne Jaune étaient un groupe d’humains vivant en réclusion loin dans le nord et qui pratiquait la magie arachnide. L’aventurier Sumrak confronta le monstre face à face grâce à sa formidable puissance magique et n’eut recours à aucun piège ou stratégie peu glorieuse. L’histoire était bien plus impressionnante de la sorte, après tout. Kirielle sembla sceptique au sujet de l’histoire au tout début mais quand Zorian commença à utiliser des illusions détaillées pour lui démontrer les évènements dont il parlait, ses soupçons fondirent comme neige au soleil et elle prêta rapidement une attention toute particulière au déroulement des évènements.

Zorian ne savait pas s’il devait s’amuser ou se vexer qu’elle fût si fascinée par les illusions. Elles étaient… eh bien, pas vraiment faciles, mais rien de particulièrement compliqué non plus. La boule d’eau et tout ce qui orbitait autour était nettement plus complexe à réaliser, et demandaient bien plus de talent et d’effort. Il fut tenté de combler son ignorance de ce qu’était un vrai spectacle d’expertise magique mais il suspecta que même si elle savait juger proprement la difficulté, elle en aurait toujours eu autant à faire. Il avait remarqué à maintes reprises qu’elle adorait les illusions, bien plus que toute autre discipline magique. Peut-être en appelait-ce à son âme d’artiste ?

L’annonceur du train déclara qu’ils venaient d’arriver à Korsa, forçant Zorian à terminer son histoire plus tôt que prévu, juste avant la victoire du mage Sumrak face à l’innombrable progéniture de l’ignoble démon grenouille dans la caverne de laquelle elle avait lâchement fui lors de sa défaite évidente…

…et bien sûr, Kirielle s’en fichait royalement. Elle était d’accord pour attendre que les gens trouvassent une place dans les compartiments pour y trouver un siège mais lorsque tout le monde fut installé pour de bon que le train eût reprit son cahotage habituel, elle demanda à Zorian de continuer son histoire. Le problème étant Ibery, qui avait décidé de les rejoindre entre temps et Zorian se sentait juste un poil anxieux de lui faire une démonstration de ses capacités. Une appréhension avec laquelle Kirielle n’était pas du tout en phase.

— Tu ne peux pas arrêter maintenant, pas quand l’histoire est presque terminée ! se plaignit-elle.

— Eh bien, tant que j’évite de trop utiliser mes… erm… aides visuelles… tenta Zorian.

— Noooon ! supplia Kirielle. C’était le meilleur morceau de l’histoire !

Zorian lança un regard entendu en direction d’Ibery, espérant que sa sœur comprît le message. Elle comprit, oui, mais pas de la façon dont il l’entendait.

— Oh, allez, la gentille demoiselle ne va pas aller raconter que tu as pratiqué un peu de magie dans le train, déclara Kirielle à voix haute, avant de se tourner vers une Ibery perplexe en la regardant avec les yeux les plus mignons et les plus larmoyants qu’elle parvenait à invoquer. Vous ne feriez pas ça, n’est-ce pas ?

— Hmmm… marmonna Ibery, gigotant nerveusement sur son siège. Quoi ? Je pensais que le train possédait des contremesures afin d’empêcher toute magie.

— Vraiment ? demanda Kirielle, plus qu’un peu surprise.

— Vraiment, confirma Zorian, qui ne voyait pas d’intérêt à jouer l’imbécile. Mais ce n’est qu’une barrière de disruption, pas quelque chose qui la rend impossible. On peut la contourner si l’on est assez doué.

— Et… tu es assez doué ? hésita Ibery, incertaine de ce qu’elle devait répondre à ça.

Zorian haussa les épaules sans répondre. Pour le plus grand délice de Kirielle, il entreprit alors de terminer l’histoire qu’il lui racontait, illusions comprises. Il remarqua d’ailleurs qu’Ibery avait posé son livre pour écouter, elle aussi.

Elle tenta également de lancer quelques sorts simples lorsqu’elle s’imaginait qu’il ne regardait pas, et fronça les sourcils en réalisant qu’elle ne parvenait pas à surmonter la barrière de disruption. Elle était probablement simplement curieuse du niveau qu’il fallait atteindre pour pouvoir le faire ; il imagina parcourir ses pensées de surface pour comprendre ce qu’elle avait en tête à ce moment mais décida de ne rien en faire après mûre réflexion. Le risque de se faire prendre sur le fait était minime car Esprit Flamboyant lui avait inculqué la façon de tester furtivement la présence ou non de défenses mentales, mais prendre l’habitude d’envahir l’esprit de tout le monde pour un oui ou pour un non lui parut être une très mauvaise idée. Il laissa Ibery à ses expériences et se concentra à nouveau sur sa narration.

L’histoire terminée, Ibery initia prestement une conversation avec Zorian et sa sœur. Elle admit qu’elle se moquait un peu de l’histoire en elle-même, notamment parce qu’elle n’en avait entendu que la fin, mais qu’elle avait été très impressionnée par sa capacité à contourner la barrière de disruption du train. Spécialement après avoir appris qu’il allait entamer sa troisième année à l’académie.

Ils finirent par arriver à Cyoria et se séparèrent malgré tout. Avant de se faire leurs adieux, cependant, Ibery lui proposa de s’arrêter à la bibliothèque dans la semaine pour y discuter un peu… de quelque chose. Bon, peu importait – il avait prévu de prendre la bibliothèque d’assaut à la recherche de nouveaux sorts de toute façon, alors il pouvait aussi bien voir ce qu’elle voulait au passage.

— Je pense qu’elle t’aime bien, lui dit Kirielle une fois qu’ils furent seuls.

— Nah, elle craque complètement pour Fortov.

— Quoi ? s’exclama Kirielle, choquée. Elle et Fortov ? Pas moyen !

— Eh, je n’ai pas dit qu’ils étaient ensemble, clarifia Zorian. Juste qu’elle en pince pour lui.

— Comment tu sais ? demanda Kirielle, suspicieuse.

— …Ancienne magie secrète ? tenta Zorian, ce qui lui valut un regard plat. Bon, bon… Je te le dirai plus tard, quand nous serons arrivés à notre nouveau logement. Ce n’est pas une chose dont nous pouvons discuter en public.

Alors même qu’il conversait avec sa sœur, Zorian prêtait attention à ce que lui disait son sens spirituel tandis qu’ils se déplaçaient parmi la foule. Même s’il se faisait cibler par une personne protégée de la détection mentale, l’absence d’esprit chez une personne serait déjà un gros drapeau rouge en soi. Il ne détecta ni esprit protégé de la sorte ni intention hostiles dirigée vers eux et aucune de toutes ces personnes suspectes qu’il croisa n’était invisible à son troisième œil. Après dix minutes, il soupira de soulagement – sa peur de tomber dans un piège avec sa petite sœur semblaient n’avoir aucun fondement.

Hmm, il savait qu’il allait pleuvoir un peu plus tard mais il pouvait s’en protéger facilement… peut-être qu’une petite promenade dans la ville étancherait un peu la curiosité de Kirielle ?

— Eh, dit Zorian pour attirer son attention. Tu veux visiter la place principale de la ville ? Il y a là une fontaine plutôt agréable que j’aime admirer de temps à autre…

Elle accepta, bien entendu. Il n’aurait même pas eu besoin de demander.

 

___

 

Voilà déjà plus de quatre ans que Zorian avait commencé à tourner en rond au sein de la boucle temporelle et beaucoup de choses s’étaient déjà déroulées. En garder une trace précise était un défi majeur même face à son excellente mémoire et son entraînement magique. Avoir été absent de Cyoria depuis presque un an et demi afin d’échapper à Robe Rouge ne l’avait certainement pas aidé à ce regard et de nombreux détails mineurs lui échappaient, accompagnés de tous ces détails et spécificités mineures qui parsemaient un départ normal.

Il n’était alors pas très surprenant qu’il eût oublié ce qui était arrivé la dernière fois qu’il avait tenté d’atteindre la fontaine au tout début du mois – après tout, il ne l’avait plus fait depuis la toute première fois, ce mois qui avait fait basculé sa destinée à jamais.

Ainsi, lorsque tous deux tombèrent nez à nez avec la troupe de rats-crânes bloquant leur chemin, Zorian se sentit pris au dépourvu comme il l’avait été la première fois. Il n’était plus sans défenses comme il l’avait été jadis et il faillit tous les incinérer sur place par réflexe avant de retenir son geste et se raviser. Il était presque sûr que tuer la horde de rats allait immédiatement le coller sur le radar des envahisseurs et la chose la plus intelligente à faire était donc de se retirer gentiment comme il l’avait fait à cette époque.

Il sentit la meute tester ses défenses mentales et y répondit en les renforçant et en contrattaquant. Les attaques cessèrent mais sa contrattaque ne fit que jeter une pierre dans le lac de l’esprit collectif des rats – leur esprit de groupe était grossièrement à l’air libre, pas protégé du tout, sans doute parce qu’une barrière nuirait à leur but premier et au réseau télépathique, mais sa contrattaque en assomma à peine un ou deux sans créer de vrais dégâts. Il se demanda si –

Un pic de terreur émana de Kirielle lorsqu’elle réalisa finalement ce qu’elle était en train de regarder et Zorian se rendit compte que ce n’était vraiment pas le moment de s’amuser à tester les rats – il était probablement immunisé à tout ce qu’ils pourraient tenter mais elle ne l’était pas. Il lança un faible lance-flamme en direction du sol près de la meute de rats afin de les faire reculer un peu et fit immédiatement demi-tour, attrapa Kirielle et courut. Les rats ne le suivirent pas, un peu comme la première fois. Ils ne désiraient certainement pas attirer l’attention de quiconque en s’aventurant dans les rues à la poursuite d’un individu particulier, encore que ceci soulevât la question de savoir ce qu’ils faisaient au milieu d’une grande rue en plein jour. Quelque chose à approfondir un jour ou l’autre…

Tout en courant, il s’émerveilla nonchalamment de n’avoir jamais répété cette rencontre avec les rats avant de rencontrer les Aranea – ils auraient indubitablement lu dans son esprit et il y avait une grande chance qu’ils eussent découverts l’existence de la boucle temporelle. Même si l’ennemi avait dénigré le voyage dans le temps pour des raisons évidentes, ils auraient sans doute posé leurs yeux sur lui de façon plus sélective et intéressée… notamment par le fait qu’il savait, pour l’invasion.

— Hmm, pouvons-nous tout de même aller à la fontaine ? demanda Kirielle une fois qu’ils eurent couru assez et qu’elle pût retrouve son souffle.

— Ouais, je connais une autre route, répondit Zorian en désignant un parc proche.

Attends, n’avait-il pas fait ça également lors de la première boucle et rencontré un petit problème ? Il était certain que oui. Quel genre de – oh ! La fille et sa bicyclette. Il l’avait passablement et totalement oubliée. Bon, ce n’était pas trop un problème – il allait sortir son vélo de l’eau et voilà.

Kirielle resta inhabituellement calme lorsqu’ils rencontrèrent la petite fille en pleurs et resta en retrait tandis que son frère lui parlait. Il sortit le vélo de la fillette de la rivière d’un simple geste de la main, sans même regarder – il lui fallut bien plus de temps pour calmer la pauvre gamine et lui faire avouer – pour le principe – ce qui l’embêtait que pour sortir le vélo de la boue. Il utilisa quelques sorts afin de le nettoyer et de le sécher simplement parce qu’il le pouvait et qu’il ne voyait pas de raison de ne pas le faire et le suspecta d’être plus propre qu’il ne l’avait été avant de tomber.

— Voilà, fit Zorian fièrement. Ton vélo est propre, intact et hors de la rivière. Tu peux arrêter de pleurer, maintenant, ok ?

— Ok, renifla-t-elle en se frottant les yeux. Euh… merci.

— Il n’y a pas de quoi, assura Zorian. Bon, nous ferions bien d’y aller, il commence à se faire tard. Je pense qu’il va se mettre à pleuvoir bientôt alors on devrait rentrer tout de suite.

— Allez, mon frère, ne sois pas méchant ! On ne peut pas la laisser là comme ça, protesta Kirielle soudainement. On devrait la ramener chez elle nous-mêmes, juste pour être sûrs.

— Il n’est pas méchant, trancha la fillette, sortant soudain de sa béatitude. Et je peux rentrer chez moi toute seule, je ne suis pas stupide.

Oh, ok, il aimait cette gosse. Ce n’était pas souvent que quelqu’un le défendait en présence de Kirielle.

— Eh bien. Je suis heureux que quelqu’un ne s’attend pas automatiquement au pire de ma part, se permit Zorian en envoyant un regard oblique vers sa sœur, qui leva les yeux au ciel. Je suis sûr que Kirielle ne voulait pas dire ça, cela dit. Elle est juste inquiète pour toi, parce que tu avais encore l’air un peu perdue…

— J’étais juste… Je n’ai reçu ce vélo qu’hier et maman m’a dit d’y faire très attention parce qu’on ne peut pas se permettre d’en acheter un autre et je…

— Eh, eh. C’est bon, tout va bien, chuchota calmement Zorian en l’interrompant alors qu’elle semblait sur le point de fondre à nouveau en larmes. Tu l’as récupéré. Tout est bien qui finit bien. Mais peut-être que nous devrions vraiment t’accompagner, au moins jusqu’à ce que tu te calmes un peu.

— Ouais ! s’immisça Kirielle. Nous pourrons discuter en chemin et faire connaissance. Je viens d’arriver en ville et avoir une amie de mon âge serait vraiment agréable. Quel est ton nom, d’ailleurs ? Je m’appelle Kirielle et ce grand dadais qui a récupéré ton vélo dans la rivière est mon frère Zorian.

— Nochka, répondit-elle simplement. Mais, euh, je ne veux pas vous retarder.

— Nous allions juste voir la fontaine, rien de très important, fit Kirielle en agitant la main. Nous pouvons le faire n’importe quand. Allez, montre-nous où tu habites.

Le chemin jusqu’à la maison de Nochka fut court – elle vivait à proximité du parc, raison pour laquelle ses parents la laissaient y aller seule. Toujours étrange pour des parents d’être si détachés de leur enfant, mais ceux de Zorian faisaient de même et il ne s’en étonna pas. Il ne prononça pas le moindre mot, Kirielle se chargeant agréablement du boulot pour eux deux. Nochka était timide et encore nerveuse, surveillant son environnement et sursautant à chaque bruit inattendu mais le temps qu’ils arrivent chez elle, elle s’était déjà rapprochée de Kirielle. Elle avait huit ans, un an de moins qu’elle et ne vivait pas non plus à Cyoria depuis bien longtemps. Sa famille était arrivée en ville quelques mois plus tôt et elle ne possédait aucun ami de son âge, elle non plus. Parfait. Il était certain d’où ça allait les mener…

Zorian tenta une fois de plus de se dégager de cette situation une fois Nochka chez elle, en vain, naturellement – la mère de Nochka les vit arriver et insista pour les faire entrer, et Zorian ne voulait pas se montrer malpoli. Il comprenait que la femme avait tous les droits de se montrer curieuse au sujet de deux inconnus se promenant avec sa fille et le moins qu’il pouvait faire était d’apaiser quelque peu ses craintes avant de partir. Nochka résuma rapidement la situation dès qu’ils furent entrés ; bien que dans son histoire, le vélo n’eût pas fini dans la rivière mais s’était retrouvé coincé dans un piège à cordes se trouvant dans le parc parce… qu’il y avait une raison, sans doute. Nochka ne s’étendit pas sur ce passage et raconta comment Zorian l’avait aidée à le descendre de l’arbre où il était coincé.

Ouais, Nochka n’était clairement pas une menteuse-née. En se basant sur la façon dont sa mère la regardait une fois l’histoire terminée, Zorian pariait qu’elle allait tirer la vraie version de la part de sa fille une fois qu’ils auraient quitté la maison.

La mère s’appelait Rea et faisait honnêtement un peu peur à Zorian. Elle n’avait pas l’air effrayante – elle possédait les mêmes cheveux noirs et les yeux bruns que sa fille ainsi que la stature et les vêtements d’une mère de famille classique – mais il fallut à Zorian cinq bonnes minutes pour décider qu’il y avait autre chose. Ses mouvements étaient trop fluides et précis, elle ne bafouillait ni n’hésitait en parlant, son regard était trop intense et il émanait d’elle un air d’extrême confiance en elle. Franchement, s’il avait été seul, il aurait déjà quitté les lieux mais Kirielle ne semblait pas aussi intimidé qu’il l’était et insista pour raconter l’histoire de leur amitié naissante. Comme la façon dont ils étaient tombés par hasard sur Nochka.

— Ah, oui, ces étranges rats… répondit Rea quand Kirielle en eût parlé. J’en ai vus quelques-uns tourner autour de la maison, mais jamais en si grand nombre. Petites choses dégoûtantes.

Zorian fronça les sourcils. Que faisaient les rats autour de chez elle ?

— Vous devriez être prudente, la prévint-il. On les appelle rats-crânes et ils peuvent lire dans votre esprit. Peut-être même dans vos souvenirs si vous leur en laissez le temps.

— Hmm… C’est une bonne chose que je les aie tous brûlés, dans ce cas, conclut Rea.

— Oui, mais ne vous imaginez pas que ça vous tire d’affaire, reprit Zorian. Ils possèdent un esprit de ruche télépathique, et en tuer un ou deux n’efface pas l’information qu’ils ont récoltée. Ce qu’un rat-crâne sait, tous les rats-crânes le savent. Je pense vraiment que vous devriez allez prévenir les autorités de la ville et les laisser chasser la meute entière, mais c’est vous qui voyez.

— Je vois, dit Rea après l’avoir fixé pendant quelques secondes. Je vais en parler à mon mari et nous verrons ce que nous pourrons faire. Je dois dire que vous êtes étonnamment bien informé pour un jeune homme de quinze ans, monsieur Kazinski.

— Mon frère est très intelligent, plaça Kirielle.

Oh, arrête, je vais rougir.

— Bien – merci pour votre accueil, madame Sashal, mais notre propriétaire nous attend et nous devrions vraiment y aller, dit Zorian en se levant de sa chaise tout en intimant Kirielle de faire de même d’un geste de la tête.

D’après ce que Rea avait dit un peu plus tôt, son mari allait très bientôt rentrer du travail et il préférait ne pas se retrouver coincé dans un deuxième round d’explications.

— La pluie bat fort, monsieur Kazinski, dit Rea en regardant à travers la fenêtre. Vous devriez au moins attendre que ça se calme un peu.

— Malheureusement, je crains que ça ne s’arrête pas de sitôt, regardez-moi ces nuages, fit Zorian en désignant le ciel. Mais ça ira, je vais simplement nous téléporter, Kirielle et moi, puis ériger une barrière anti-pluie pour le peu de temps où nous devrions nous en abriter.

— Est-ce que Kirielle peut venir jouer avec moi de temps en temps ? demanda Nochka.

— Euh, ouais, bien sûr, répondit Zorian.

Oui, il était bien certain que Kirielle le frapperait s’il disait non. Même s’il ne voulait pas la voir revenir jouer dans une zone infestée de rats…

Zorian et Kirielle leur firent leurs adieux et disparurent, direction la maison d’Imaya.

 

___

 

Le lendemain, Zorian s’éveilla tôt et annonça à Imaya qu’il se rendait à la librairie, bien qu’il n’en fit rien. Au lieu de ça, il se téléporta à Knyazov Dveri, où il entreprit de collecter les cristaux de mana. Il avait désormais cartographié une grande partie du Donjon local et ne pouvait plus récupérer l’ensemble du mana cristallisé en une seule journée. Il allait avoir besoin d’un ou deux jours de plus pur nettoyer totalement les lieux. Oh, et il semblait qu’il atteignait les limites de sa mémoire – il avait totalement oublié les localisations de certaines veines mineures, et il lui fallut un moment pour en retrouver d’autres. Ennuyeux…

Il se demanda ce qu’il aurait dit, dans le passé, si on lui avait dit qu’il allait un jour accumuler autant de richesses, à tel point qu’il en oublierait certaines. Il aurait probablement insulté celui qui lui aurait raconté ces conneries.

Il n’était rentré chez Imaya que depuis une heure et demi quand Taiven vint le solliciter.

— Laisse-moi deviner, tu veux que je t’accompagne dans les égouts afin de récupérer une montre des pattes d’araignées géantes, supposa Zorian.

— Quoi ? Non, j’ai décidé de ne pas t’embêter avec ça, il y a des jobs bien plus lucratifs depuis peu, répondit Taiven en le regardant bizarrement. Comment sais-tu à propos de ça, d’ailleurs ? J’ai peut-être dit à deux personnes à peine que je m’intéressais à ce job.

Uh, en effet. La toile de fond avait changé à Cyoria depuis qu’il était venu en ville – les mercenaires qu’il avait engagés pour confronter Robe Rouge avaient été exterminés en même temps que les Aranea et des monstres commençaient à surgir du Donjon, sans les araignées pour les garder sous surveillance. Rien ne pouvait plus être pris pour acquis – il devait garder ça à l’esprit.

Plutôt que d’essayer de la renvoyer à l’aide d’une excuse minable, il décida de l’ignorer et de poser sa propre question.

— Si tu n’es pas là pour ça, alors pourquoi es-tu là, Taiven ? Tu n’as pas exactement pour habitude de venir me rendre visite, il me semble bien…

Taiven protesta. Elle lui rendait totalement visite, il lui semblait bien, et nia avec véhémence être venu lui demander une faveur. C’était une opportunité, pas une faveur – elle lui proposait de gagner gros et de se faire connaître, s’il voulait bien coopérer avec elle.

Eh bien, au moins, son nouveau plan semblait bien plus tentant que l’ancien.

Pour ne pas s’étendre sur le sujet, les incursions de monstres dont il avait appris l’existence dans les journaux avaient démarré bien plus tôt que Zorian l’imaginait. Il y en avait deux ou trois très graves au tout début du mois – un jeune couple avait été grièvement blessé par un énorme mille-pattes abyssal remonté des égouts au milieu d’une rue bondée et un restaurant avait dû être évacué à cause d’un grand nombre d’oozes jaunâtres qui s’était introduit dans la cave à vin pour y dévorer tout ce qu’il y avait à dévorer. Les choses empirèrent dans la nuit, et il y eut encore des dégâts de faits en ville pendant que Zorian était occupé dans les sous-sol de Knyzaov Dveri, obligeant la ville à adopter des mesures de sécurité d’urgence. L’une d’elles consistait en la création de grosses primes pour la confirmation de la mort des monstres afin d’encourager les groupes de mercenaires et les explorateurs du Donjon de descendre dans les égouts – et un peu plus bas – à volonté afin d’y réduire la population des monstres avant que ces derniers ne pussent atteindre la surface.

Pour autant que Taiven était concernée, c’était exactement ce qu’elle attendait. Déjà frustrée par le manque de chances de prouver sa valeur, elle s’attendait à pouvoir tirer avantage de ce nouveau développement pour se faire un nom en poursuivant agressivement les rançons et en abattant autant de monstres qu’elle pouvait trouver.

Le souci, c’était que son groupe était trop petit pour de telles ambitions. Trois personnes ne formaient pas une équipe de chasse correcte.

— Je suis surpris que tu sois venue me voir pour ça, remarqua Zorian. On dirait une affaire qui demande des compétences de combat décentes et je ne suis qu’en troisième année. Sans doute l’un de tes camarades sera-t-il plus efficace que moi pour ça ?

— Eh bien, le truc, c’est que je ne suis pas la seule à recruter du monde… et un bon nombre d’autres recruteurs sont bien plus prestigieux et connus que cette bonne vieille Taiven. Ce sera sans doute plus facile une fois que j’aurai obtenu des résultats mais ça sera sans doute trop tard et je ne peux pas me montre difficile dans l’immédiat.

— Te montrer difficile hein ? répondit Zorian platement.

Avant la boucle, cette simple remarque lui aurait fait refuser son offre sans arrière-pensée. Il détestait être traité comme une roue de secours, encore moins une solution de dernier recours. Mais les années avaient filé dans la boucle temporelle et avaient forgé son égo. Il était capable d’admettre calmement que le jugement de Taiven était parfait, en considérant les informations dont elle disposait.

— Ok, je me suis mal exprimée, admit Taiven. Mais comme tu l’as dit toi-même, tu n’es qu’un troisième année. Comment te débrouilles-tu en magie de combat ? Penses-tu être capable de nous suivre, dans l’équipe, tel que tu es ?

Hmm, que devait-il lui révéler ? Taiven pouvait bien être inconsciente de certaines choses de façon plus que choquante mais elle ne laisserait clairement pas passer s’il lui annonçait être bien plus puissant qu’il n’avait le droit de prétendre l’être. Et elle était l’une des quelques personnes qui l’avaient assez bien connu avant la boucle pour juger correctement de ce qu’il pouvait prétendre achever.

Et d’ailleurs, désirait-il rejoindre son groupe ? Ça avait tout l’air d’une énorme perte de temps et il avait tant d’autres choses sur lesquelles poser son attention… Peut-être qu’il serait mieux de prétendre être trop faible et inexpérimenté pour l’aider ?

Oh, et puis merde – il allait lui donner une chance, cette fois. Au moins, ça lui donnerait une excuse toute trouvée pour faire tant de choses qu’il comptait faire durant ce mois.

— Absolument. J’ai été dans le Donjon, déjà, admit-il. Je possède un répertoire décent de sorts de combat et je suis confiant : je ne vais pas paniquer au moins signer de danger. Le plus gros problème, c’est ma réserve de mana – au maximum, je peux lancer 20 missiles magiques d’affilée. Et c’est après l’avoir améliorée après une utilisation constante – je suis vraiment moyen en terme de magnitude.

Taiven le fixa béatement pendant quelques secondes, incrédule.

— Tu as été dans le Donjon ? demanda-t-elle finalement. Je suis surprise que tu aies pu en avoir la permission. L’académie ne me l’a pas accordée avant ma quatrième année, et on parle quand même de moi.

— Je n’ai jamais dit que j’avais demandé la permission, fit Zorian d’un air sournois.

— Zorian…

— Quoi, comme si tu n’avais jamais rien fait de tel, la défia-t-il.

— Bon, peut-être une ou deux fois, admit Taiven. Mais tu ne dis pas ça comme s’il s’agissait d’exceptions… Atteindre de telles réserves de mana doit avoir impliqué un lourd entraînement, si l’on considère ton point de départ. Ça m’a l’air très dangereux.

— Parfois, un homme doit savoir se comporter en homme, remarqua Zorian en imitant la voix de Taiven avant de lui sourire. Il me semble que c’est toi qui me l’as dit, Taiven.

— Je parlais de romance et tu le sais, protesta-t-elle. Pourquoi n’as-tu pas suivi mon conseil à ce propos, plutôt ?

Je l’ai fait, pensa amèrement Zorian. Et tu m’as ri au nez en pensant que c’était une blague.

— Pourquoi me fais-tu la morale à ce sujet ? Tu devrais être super réjouie que ton plan ait fonctionné, dit-il plutôt que de donner voix à ses pensées. Tu me veux dans ta putain d’équipe, oui ou non ?

— Oui, oui ! le rassura Taiven, avant de sortir un bout de papier de son sac pour le poser sur la table entre eux. Je suppose que tu as raison, ça n’a pas d’importance pour l’instant. Pourquoi ne remplirions-nous pas simplement ce formulaire d’adhésion et je t’expliquerai ce que nous avons prévu pour demain…

 

___

 

Pendant quelques jours, Zorian descendit dans les souterrains de Cyoria avec Taiven, Urik et Oran de façon régulière. Il réalisa rapidement que ses compétences de combat n’étaient pas ce qu’il avait amené de plus précieux dans cette opération – les puissances combinées de Taiven et ses deux vieux partenaires étaient habituellement suffisantes pour détruire toute menace rencontrée tandis que Zorian ne combattait que si l’un d’eux finissait par arrive à court de mana pour les laisser se reposer un moment. Non, le plus gros bénéfice de sa présence était sa connaissance détaillée d’une grande partie des souterrains de Cyoria – courtoisie post-mortem de la matriarche – et une efficacité plutôt décente en matière de divination qui leur permettait d’analyser les zones dans lesquelles ils s’aventuraient et de poursuivre toute cible qui fuyait. Sans lui pour diriger le reste du groupe, ils auraient probablement perdu le plus clair de leur temps à errer sans but à la recherche de quelque chose à combattre. Ces trois-là, selon l’avis de Zorian, étaient largement trop spécialisés dans le combat direct et trop peu dans le reste…

Tout en parcourant le Donjon, il en profita pour analyser les bases connues des envahisseurs, tentant de voir comment ils géraient ce surcroît d’activité dans les sous-sols, à la fois de la part des monstres et des chasseurs de monstres. Le groupe de Taiven était loin d’être le seul à tenter de se faire un nom et une richesse sur les primes qu’offraient les autorités de la ville et d’autres étaient encore attendus. Zorian découvrit que les envahisseurs s’étaient quelque peu retirés, abandonnant plusieurs de leurs bases les plus exposées et ne laissant qu’un petit contingent dans les autres. Tout ça allait clairement avoir un impact très négatif sur l’invasion elle-même…

Quand il ne chassait pas dans le Donjon avec Taiven, il tendait à l’exécution de la multitude d’autres tâches qu’il avait sur la table. Il termina de récolter les cristaux de mana sous Knyazov Dveri et avait même commencé à lentement vendre sa collection dans différentes boutiques à la fois à Cyoria et en-dehors. Il emmena Kirielle voir Nochka et resta alentour à la recherche du moindre rat-crâne – et il n’en trouva aucun. Il finit par rencontrer le père de famille, cette fois, un grand bonhomme jovial, barbu et musclé qui se nommait Sauh et qui aimait tout autant rire que parler, et était tout aussi terrifiant que sa femme – bien que d’une façon toute différente. Zorian était presque convaincu que l’atelier que Sauh insista pour lui faire visiter, celui plein de marteaux et d’autres outils lourds et dangereux, était sa manière de le menacer dût-il un jour faire du mal à sa fille. Il visita également la bibliothèque pour voir ce qu’Ibery désirait. À sa grande surprise, il découvrit qu’elle souhaitait qu’il lui dispense un enseignement en matière de magie. Elle cherchait à embaucher quelqu’un pour ça en-dehors de l’académie mais la plupart des professeurs privés étaient hors de prix et elle espérait qu’un élève de troisième année serait enclin à échanger des sorts, ou quelque chose de cette nature. Bien que l’offre fût intéressante, il avait trop de choses à gérer actuellement – il lui dit de revenir après le festival d’été si elle était toujours intéressée. Peut-être dans une boucle future, lorsqu’il refuserait le recrutement de Taiven.

Et bien sûr, il participait aux cours. C’était une corvée même si c’était plus supportable que ce à quoi il s’attendait. Sa longue absence de Cyoria l’avait fait oublier de nombreux détails sur la façon dont les cours se passaient et le poussa à voir les autres sous un jour nouveau. Les incursions de monstres eurent leur effet sur l’académie également : Jade avait quitté la classe, retirée de l’académie par sa famille pour raisons de sécurité. Zach était absent également, bien naturellement, et comme personne à part Zorian ne savait pourquoi, tout le monde jugea qu’il avait lui aussi été gardé chez lui puis envoyé loin de Cyoria. Kyron annonça lors de leur toute première leçon qu’il donnerait des leçons de combat additionnelles tous les soirs et Ilsa encouragea ouvertement quiconque désirait s’y rendre – et ceux qui savaient se battre à rejoindre l’un des groupes qui affrontait les monstres, offrant des bénéfices spéciaux et des exceptions pour tous ceux qui le feraient et obtiendraient des résultats. Elle désigna particulièrement Zorian, Briam, Tinami, Naim et Estin en tant qu’exemples pour citer ceux qui l’avaient déjà fait, surprenant totalement Zorian – il n’aurait jamais imaginé qu’autant de camarades de classe avaient décidé être assez bon pour s’impliquer là-dedans. Deux jours plus tard, Kopriva rejoignait la liste tandis que Maya et Iroro furent appelées par leurs parents jusqu’à ce que la situation se calmât.

Avec de tels changements dans la composition de la casse et dans le comportement des professeurs, l’expérience scolaire de Zorian se trouva être totalement nouvelle comparée à ce qu’il s’en rappelait avant son exil. Il était sûr que ça allait devenir ennuyant et répétitif une fois de plus mais au moins, c’était encore supportable pour l’heure.

 

___

 

Quelques jours de plus passèrent. Le nombre et la sévérité des attaques de monstres diminuèrent graduellement et la ville cesse d’agir comme une fourmilière frappée du pied, reprenant peu à peu un semblant de normalité. Il y avait toujours certaines tensions dans l’air, les descentes dans le Donjon furent maintenues mais les choses finirent par se calmer. Ainsi, Zorian commença à enquêter au sujet de plusieurs envahisseurs, cultistes et autres personnes relatives à l’attaque finale sur la ville, ceux dont il se souvenait encore. Il traqua leurs mouvements, surveilla leurs activités mais ne lança aucune offensive pour l’instant. La fureur suivant la mort des mercenaires et les incursions de monstres provoqua tant de changements dans la préparation de l’invasion que ce dont il se souvenait n’était que d’un intérêt limité et il ne voulait pas agir de façon décisive avant d’être raisonnablement sûr qu’il savait où et quand frapper.

C’était particulier… même en prenant en compte les divergences massives provoquées par la disparition des Aranea, les envahisseurs étaient étrangement inefficaces. Moins informés. Moins conscients. Avant, ils semblaient savoir comment contourner certaines barrières et éviter de se faire repérer par les forces de police de Cyoria – une connaissance dont ils manquaient à l’instant présent. Il commençait à suspecter que Robe Roge, qui avait l’habitude de donner aux envahisseurs des informations cruciales lors des précédentes boucles, ne s’était pas du tout embêté à le faire dans celle-ci.

Étrange.

L’arrivée de Kael chez Imaya rappela à Zorian qu’ils avaient un marché et aida Kael à développer ses talents en alchimie en échange de son aide en magie de l’âme et d’autres choses. Malheureusement, il y avait un problème : Zorian avait largement oublié le contenu du calepin de Kael au cours des innombrables mois qu’il avait passés loin de Cyoria. D’une certaine façon, Kael parvint à comprendre des choses dans les morceaux d’informations disjointes que Zorian était parvenu à coucher sur papier, ce qui l’aida à se laisser convaincre qu’il disait la vérité… mais il recommençait essentiellement du tout début.

Zorian savait qu’il devait trouver une solution à son problème de mémoire saturée si leur marché devait durer. Sans un renforcement constant à chaque recommencement, il oublierait à nouveau, et la quantité d’informations qu’il devait enregistrer n’allait pas diminuer, ce qui rendrait la tâche encore plus compliquée. Et ce n’était pas uniquement vrai pour les potions de Kael – il avait également du mal à se souvenir de la structure des souterrains de Knyazov Dveri, quelques détails mineurs des boucles précédentes – comme sa première rencontre avec Nochka – avaient totalement disparu de son esprit avant qu’il ne les revive et il avait le sentiment que se souvenir de tout ce qu’il découvrait sur les envahisseurs deviendrait un problème majeur à l’avenir.

Il avait besoin de découvrir un meilleur moyen de se souvenir des choses, et il en avait besoin très rapidement. Il allait devoir tout laisser tomber ce week-end s’il voulait trouver une solution.

Il frappa à la porte de Xvim et attendit stoïquement que l’homme l’invitât à entrer.

— Entrez, lui vint la voix de l’intérieur, seule chose qu’attendait Zorian pour pousser la porte.

— Montre-moi les trois bases, ordonna Xvim.

Zorian s’exécuta – silencieusement, efficacement et sans se plaindre. Il avait décidé avant de venir là qu’il essayerait de faire tout son possible et de tenir le plus longtemps que ses nerfs le lui permettraient pour comprendre quelle était la limite de la patience de Xvim. Combien de temps allait-il tenir en voyant que toutes ses demandes seraient exécutées sans faillir ? C’était un projet à long terme, bien sûr – il ne s’imaginait pas sincèrement pouvoir sidérer son mentor dans cette boucle particulière – mais il était déterminé à en voir la fin. Il s’entraînerait à tout ce qu’il lui serait demandé de faire, tous les exercices stupides que Xvim désirerait lui voir exécuter, jour après jours, boucle après boucle, jusqu’à tout réussir. Jusqu’à ce qu’il les réussît tous, s’il y était obligé. L’homme devrait bien arriver à court d’exercices, à un certain moment, n’est-ce pas ?

— Ferme les yeux.

Zorian obéit. Il esquiva chaque bille que Xvim lui lançait, un nuage de mana diffus dispersé autour de lui comme un champ de détection. Xvim ne réagit pas, totalement placide face à cette compétence improbable et Zorian ne chercha pas à provoquer les choses le premier.

— Tu peux les rouvrir. Voici une boîte de billes, dit Xvim en tirant du dessous de son bureau l’objet en question : un bol empli de ces détestables billes de verre.

Elles étaient variées en taille et Zorian remercia silencieusement Xvim, qui ne lui avait uniquement jeté que les plus petites – certaines des plus grosses semblaient capables d’assommer un homme adulte ! Fais-en léviter autant que possible. Dépêche-toi, nous n’avons pas toute la journée !

Zorian fit léviter chacune des billes du bol mais hélas ! Il fut trop lent. En tout cas, c’est ce que prétendit Xvim. Il ordonna à Zorian de soulever la masse entière de billes encore et encore, lui faisant perdre une heure entière. Zorian ne répliqua pas et fit de son mieux pour effectuer l’action demandée, totalement déraisonnable, d’ailleurs.

— Les faire léviter ainsi, dans un gros désordre non-organisé, est moche. Fais-en une sphère correcte. Un anneau, maintenant. Une pyramide. Oh, ça ne ressemble pas à une pyramide, ça. Devrais-tu faire vérifier tes lunettes ? Oui, c’est mieux. Mais lent – il faut que tu sois plus rapide. Bien plus rapide. On va recommencer de la sphère encore. Encore. Encore.

Zorian changeait la forme de la masse de billes, passant d’une figure à l’autre aussi rapidement qu’il le pouvait. Bien sûr, le désastre qui devait arriver arriva – il perdit le contrôle, la masse entière s’écrasa sur la table et s’éparpilla aux quatre coins de la pièce. Zorian grimaça face aux billes qui roulaient partout en s’entrechoquant, son masque de détachement froid brisé, l’espace d’une seconde.

Bordel.

Plusieurs secondes s’écoulèrent ensuite, Zorian et Xvim se fixant l’un l’autre dans un silence de mort.

— Eh bien ? demanda le mentor d’un air curieux. Qu’attends-tu ? Dépêche-toi de rassembler ces billes, qu’on puisse reprendre là où on en était.

— Oui, monsieur, répondit Zorian, incapable de retenir une note d’amertume dans sa voix. Je m’en charge.

C’était officiel : il détestait les billes.

Raka
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10 thoughts on “MoL : Chapitre 38

  1. Merci pour le chapitre
    Par contre comment les araneas ont encore volé la montre puisqu’elles sont déjà mortes ?

  2. « Je l’ai fait, pensa amèrement Zorian. Et tu m’as ri au nez en pensant que c’était une blague. »

    Dur. Je me souvenais pas de ça.

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