Chapitre 8 – Perspective
— Nous y voilà ! annonça Zach avec joie en tournant sur lui-même, les mains tendues. Qu’en penses-tu ?
Zorian étudia la prairie en face de lui, les yeux allant et venant avec suspicion. À première vue, ce n’était qu’un grand carré herbeux entouré de rangées d’arbres mais Zorian ne pouvait pas s’empêcher de remarquer les traces d’une négligence évidente. L’herbe était haute et grasse et les arbres étaient entourés de jeunes pousses se battant pour leur place au soleil. C’était un endroit parfait pour s’entraîner à la magie de combat mais également l’endroit parfait pour dissimuler un corps. Dans une situation plus normale, Zorian n’aurait jamais suivi un étranger vers un endroit glauque et isolé comme celui-là. Oh, à quel point sa perspective avait changé…
— Je me demande ce qui retient les arbrisseaux confinés dans ce cercle d’arbres, se demanda Zorian à voix haute. Cette prairie devrait être un cimetière d’arbres.
— Je n’y avais jamais pensé, cilla Zach. Tu remarques vraiment les choses les plus étranges, Zorian.
— Je me demande aussi comment un endroit comme celui-là peut simplement exister, continua Zorian. Je veux dire, nous sommes à Cyoria. Les terrains sont très prisés et valent de l’argent, ici. Pourquoi quelqu’un laisse-t-il cette prairie se détériorer au lieu de la vendre ?
— Oh, c’est facile, répondit Zach. C’est mon terrain. Ou plutôt, il fait partie des possessions de la famille Noveda. C’est censé être un jardin privé pour le principal de l’académie ou un truc du genre et personne ne peut rien en faire sans ma permission explicite. Cela dit, puisque je ne savais même pas que ce lieu existait avant ces retours dans le temps… Ouais.
— Hm, acquiesça Zorian. Je suppose que j’aurais dû m’attendre à quelque chose comme ça. Ta maison n’est pas si loin d’ici, non ?
— Tu sais où je vis ? s’étonna Zach, la surprise évidente dans la voix.
Merde. Oh, merde, que dire ? Que dire ?!
— Bien sûr que je sais où tu vis, répondit Zorian en toute hâte en regardant Zach comme si sa question était idiote. Qui ne sait pas où vit l’héritier Noveda ?
La plupart des gens, en réalité. Zorian lui-même l’avait ignoré avant de chercher à pister Zach lors de l’une de ses sessions temporelles.
— Heh. Je suis plutôt célèbre, c’est vrai, reprit Zach en souriant de toutes ses dents.
Note à lui-même : Zach est facile à distraire en faisant appel à sa fierté.
— Ouais, ouais, soupira Zorian. Alors, est-ce que le grand Noveda va m’aider à apprendre la magie de combat comme il me l’a promis ou pas ? La journée touche à sa fin.
Zach fit claquer ses doigts, se souvenant apparemment du pourquoi de sa présence dans cette prairie. Ses mains devinrent quelque peu floues en une séquence de gestes rapides et quelques formes humanoïdes faites de terre sortirent du sol à l’autre bout du champ.
Zorian se trouva bouchée bée l’espace d’un instant. Ça, c’était impressionnant. Zach n’avait même pas eu besoin de chanter une incantation et il avait enchaîné la gestuelle si rapidement que Zorian avait déjà du mal à se rappeler de ce qu’il avait vu. De plus, ces constructions terrestres n’étaient pas de vulgaires statues immobiles – elles bougeaient. C’est dans des moment comme celui-là que Zorian avait pleinement conscience qu’il avait affaire à un mage largement supérieur qui le surpassait dans absolument tous les domaines. De quoi se sentir humble, pour n’en dire que ça.
— Ouah, lâcha-t-il.
— C’est moins impressionnant que ça en a l’air, répliqua Zach. Ils sont inutiles en combat. Ils font de bonnes cibles, par contre, ils sont plutôt résistants et se régénèrent quand on les détruit.
Zach lança un missile magique rapide sur l’une des statues pour illustrer ce qu’il venait de dire, la touchant en plein torse. La construction terrestre fit un pas en arrière et une toile de craquelures se forma à partir du point d’impact. Ces fissures se refermèrent toutes seules d’elles-mêmes et cette espèce de golem pacifiste ignora complètement l’attaque.
— Je n’y crois pas, continua Zorian, incrédule.
— Que veux-tu dire ? demanda Zach. Ce sont juste des morceaux de terre animés, alors c’est –
— Pas eux, protesta Zorian. Le missile magique ! Pas de chant, pas de gestes, pas de formules, pas de quoi que ce soit, merde ! tu as pointé ton doigt vers l’avant et un missile magique en est sorti !
Ce qui, il fallait bien l’admettre, était un geste. Pas un qui aurait pu donner naissance à un missile, cela dit.
— Oh, ça, gloussa Zach en agitant la main. Ce n’est rien de spécial non plus. Juste de la magie réflexe. Quand tu as lancé un sort suffisamment de foi –
— La mise en forme du mana devient instinctive et tu peux commencer à laisser tomber les composantes du sort, coupa Zorian pour fini l’explication, conscient que tous les mages possédaient au moins une paire de sorts qu’ils connaissaient si intimement qu’ils pouvaient en laisser tomber la moitié de l’incantation. Mais obtenir un résultat pareil, un sort qui se lance juste en levant le doigt, ça prendrait des années !
Zach se contenta de sourire d’une oreille à l’autre.
— Ce que… euh… tu as eu, je suppose, conclut Zorian en se sentant stupide. Ce truc de voyage temporel est vachement pratique en fin de compte. Combien de sorts réflexe possèdes-tu, en réalité ?
— Tu veux dire, combien sont aussi instinctifs que le missile magie que je viens de lancer ? Bouclier, repoussement, rappel, lance-flamme et quelques autres sorts de combat simples. Il y a un paquet de sorts avec lesquels je suis familier mais je ne peux pas exactement lancer une boule de feu en levant le doigt.
— Bien, lâcha Zorian amèrement après avoir passé le stade humble pour se retrouver en territoire je me sens profondément nul à chier et désireux de réorienter la conversation dans la direction que désirait prendre Zach. On commence par quoi ?
— Kyron t’a donné une baguette et t’a demandé de t’entraîner au missile magique, n’est-ce pas ?
— Ouais, confirma Zorian.
— Eh bien, voyons voir comment ça marche pour toi en premier lieu, décida Zach en agitant la main en direction des golems de terre. Tire quelques missiles sur ces gens boueux.
— Gens boueux ? répéta Zorian, l’air bête. Est-ce –
— Probablement pas, admit Zach. J’ai plus ou moins oublié le nom officiel du sort alors je l’appelle simplement Créer des gens boueux. On s’en fout un peu, le sort est obscur et obsolète et personne à part moi ne l’utilise.
— Je suppose, acquiesça Zorian.
Il fut tenté d’en demander plus mais décida qu’il n’arriverait jamais à la pratique réelle des sorts s’il persistait à importuner Zach à tout bout de champ. Il pointa la baguette de Kyron vers ces… gens boueux… et tira. Il fut quelque peu surpris quand sa cible tenta d’esquiver son tir d’un pas de côté au lieu de simplement encaisser le sort comme avec Zach. Pas assez rapide, ça ne la sauva pas – il possédait suffisamment de contrôle pour altérer la trajectoire de son projectile même s’il était encore incapable de lui ordonner de suivre une cible automatiquement. Bien sûr, le missile fit très peu de dégâts et même ce peu se répara aussitôt. Imperturbable, Zorian fit feu à nouveau. Son tir suivant était un perceur dirigé vers la tête de la construction et qui la percuta en plein front sans pour autant réussir à passer à travers. Il tenta de modeler le tir suivant en un trancheur mais tout ce qu’il obtint fut une espèce de blob diffus et multicolore qui éclata comme une bulle de savon à mi-chemin. Les deux suivants furent des écraseurs classiques, l’un deux manquant sa cible lorsque celle-ci se pencha de côté au dernier moment.
Zorian s’arrêta là, peu enclin à vider totalement ses réserves de mana. Il avait déjà montré plus ou moins tout ce qu’il savait faire, de toute façon.
Zach applaudit d’une manière dramatique, ignorant complètement le regard froid que lui lançait Zorian.
— Tu t’entraînes depuis quoi, quelques jours ? demanda-t-il. Et tu peux déjà altérer la trajectoire de tes tirs ? Tu es bien meilleur que ce que je pensais.
— Oh ? se surprit Zorian, un soupçon d’avertissement dans la voix malgré tout. Et pourquoi ça ?
— Laisse-moi plutôt te demander : combien de missiles magiques peux-tu tirer avant d’arriver à court de mana ?
— Dix, répondit franchement Zorian, qui ne voyait pas l’intérêt de… oh. Ah, normalement, le temps d’apprentissage correspond à la réserve de mana, n’est-ce pas ?
— Ouaip ! Plus tu possèdes de mana, plus tu peux t’entraîner chaque jour, confirma Zach. Et ça signifie que les mages avec une grande réserve ont tendance à apprendre plus rapidement que leurs compatriotes moins chanceux.
— En assumant que tout le monde soit dévoué de la même façon, et doué en mise en forme, nota Zorian.
— En assumant ça, en effet. Bien que la différence dans les réserves de mana prend vite le pas sur presque tout le reste. Sais-tu combien de missiles je peux tirer avant d’arriver à court de mana ?
Zorian n’avait pas oublié les réserves de mana apparemment infinies de Zach qu’il avait exhibées pendant l’invasion et était conscient que le nombre devait être élevé. Pourtant, il y avait une limite à la quantité de mana que pouvait atteindre une réserve personnelle. Le grimoire que lui avait donné Kyron expliquait que les mages moyens pouvaient tirer entre 8 et 12 missiles avant d’épuiser leur mana tandis que les plus talentueux parvenaient à en tirer entre 20 et 30. De plus, tandis que les réserves de mana augmentaient avec l’âge et l’entraînement, elles ne possédaient pas un potentiel illimité – la plupart des gens arrivaient à terme à posséder quatre fois la valeur initiale, et souvent moins. En imaginant que Zach fût dans la partie supérieure – quelque chose dans son comportement laissait deviner que le nombre devait être important – et qu’il avait atteint le maximum grâce aux bonds dans le passé…
— 50 ? tenta Zorian.
— 232, corrigea Zach avec un rictus trop fier.
Zorian faillit lâcher sa baguette sous le choc mais parvint à se contenter de fixer Zach comme s’il venait d’avaler un poulet vivant. 232 ? Mais putain de bordel de merde ?
— Il est vrai que je me trouve au pic de ce que peut être une réserve de mana, continua Zach, lâchant la sous-estimation du siècle juste comme ça. Et contrairement à toi, j’ai passé des années à la construire et elle est à peu près à son apogée. Pourtant, même si tu avais toute une vie devant toi, tu ne dépasserais sans doute jamais 40. Ce qui laisserait mes réserves toujours six fois plus importantes que les tiennes. Un sacré désavantage à combler.
— Sans rire, claque Zorian. Je suppose que c’est là que tu entres en scène. À moins que tu m’aies amené ici juste pour me montrer à quel point je suis à chier comparé à toi ?
— Hah ! J’admets que l’expression sur ton visage quand tu as réalisé à quel point je suis génial n’avait pas de prix ! Mais c’est juste un bonus, le rassura Zach.
Il invita Zorian à s’approcher et ce dernier ne se fit pas prier, permettant à Zach de lancer sur lui un sort parfaitement étrange.
Zorian sentit le sort s’infiltrer dans ses yeux, un mana étranger luttant contre la résistance de son propre courant magique – celui que possédait tout être vivant – et considéra l’éventualité de le rejeter avant qu’il prenne racine. Pas parce qu’il avait peur que le sort soit dangereux, mais par principe. Zach venait de lancer un sort sur lui sans lui demander son avis, la permission ou même expliquer ce qui allait se passer. Cet acte était une violation majeure de l’étiquette, quelle que fut la façon de le voir. Au bout du compte, il décida de ne pas être si aigri et allégea sa résistance interne pour permettre au sort de faire son effet proprement.
— Tu sais déjà comment maîtriser ta propre résistance magique ? s’étonna Zach. Parfait ! Je dois généralement l’enseigner à ceux à qui je veux apprendre des trucs. Merde, JE ne savais pas comment le faire avant les retours…
Zorian fronça les sourcils et ignora le commentaire de Zach pour tenter de définir ce que faisait le sort. Concentré sur ses yeux, il devait… voir…
Oh.
Un énorme pilier brillant et totalement ahurissant s’éleva dans le ciel en se tortillant et ondulant comme une créature vivante, donnant de temps à autre naissance à des tourbillons éphémères de matière luisante le long de son corps. Il ne fallut à Zorian qu’un instant pour réaliser ce qu’il était en train d’observer.
— C’est à ça que ressemble le Trou, avec la vision du mage ? demanda-t-il en reportant son attention sur Zach.
— Magnifique, n’est-ce pas ? répondit Zach. Voir cet immense geyser de mana s’élever dans le ciel me permet toujours de remettre les choses en perspective.
— La vision du mage ne devrait pas fonctionner dans Cyoria, pourtant. Trop de mana ambiant qui sature tout. Pourquoi ne suis-je pas ébloui par une luminosité douloureuse venant de tout ce qui nous entoure ?
— C’est une version expérimentale qui tente de filtrer ces « bruits parasites » pour ne montrer que ce qui est important, répondit Zach. Ce n’est pas extrêmement fiable mais ça ira pour ce qu’on va en faire.
— Ce qui se trouve être ? demanda Zorian.
— Je vais lancer des missiles magiques à répétition et tu vas observer ce que je fais pendant un moment avant de tenter de m’imiter, expliqua Zach. Je vais employer l’invocation correcte et aller aussi lentement que je le peux. Essaye de mémoriser les mots et les gestes parce que tu vas les utiliser au lieu de la baguette de Kyron. Une baguette est plus utile en combat mais pour un entraînement, il est plus pertinent de travailler avec des invocations réelles.
Zoiran était totalement d’accord avec cette idée. Il avait tenté de trouver des sorts de combat depuis un moment. Zach le sous-estimait, par contre. Essayer de mémoriser ? Zorian ne possédait peut-être pas les réserves de mana absurdes de Zach mais sa mémoire était plutôt excellente. Il ne lui fallut qu’une seule démonstration pour graver la procédure dans sa mémoire.
Malheureusement, le reste de la session fut bien moins impressionnante. Zach continua à lancer le sort à plusieurs reprises avant de demander à Zorian de faire de même ; ce dernier découvrir que lancer des sorts de combat en utilisant les invocations classiques était bien plus lent qu’avec une baguette – et plus dur, aussi. Mais heureusement, le fait qu’il avait vu la forme que devait prendre le mana pendant la démonstration de Zach avait complètement réduit le temps d’apprentissage et il parvint à lancer un missile magique passable au bout du compte. Il était alors totalement vidé de son mana et Zach décida que c’était une bonne occasion pour terminer la session de la journée.
En retournant à son domicile, Zorian était perdu dans ses pensées. Les commentaires de Zach à propos du pilier de lumière géant remettant les choses en perspective semblaient étrangement applicables à sa situation également. Boucle temporelle ou pas, il ne battrait jamais Zach et les gens comme lui à leur propre jeu. Clairement, Zorian ne pouvait pas se frayer un chemin par la force avec des sorts de combat comme Zach l’avait fait. Non, s’il devait sortir de tout ça d’une manière favorable, il allait devoir tracer sa propre voie.
Si seulement il avait idée de ce que pouvait être cette voie. Pour l’instant, arriver à découvrir la cause de ce qui avait provoqué cette boucle temporelle à priori infinie était vraiment la seule chose qu’il pouvait faire pour… faire quelque chose. Ce qui était fort heureux parce qu’il ne possédait pas les compétences nécessaires pour démêler cette histoire. Apparemment, il devait passer un certain temps afin d’améliorer ses talents en matière de magie… Du temps, au moins il en avait plus que de raison. Probablement. Il ne pouvait pas être certain que la boucle était réellement infinie mais Zach agissait comme s’il être persuadé qu’elle n’allait pas se terminer avant longtemps et Zorian décida de suivre son jugement.
Il souhaitait vraiment avoir une autre personne que Zach à qui demander conseil dans sa quête d’auto-amélioration. De manière typique, c’était ce à quoi servait à mentor mais il savait déjà ce que Xvim allait lui dire : Recommence. Avant de lui balancer des billes à la tête.
Et à bien y penser… Ilsa n’avait-elle pas proposé de prendre Zorian sous son aile dans plusieurs recommencements ? Hmm…
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Malgré son désir d’aide, Zorian prit le temps pour approcher Ilsa et patienta plusieurs séances sous l’œil de Xvim. Cela prendrait du temps mais rendrait la chose plus simple : il pourrait alors se plaindre des méthodes de Xvim avec plus de pertinence et de recul. S’il l’avait fait immédiatement, il aurait dû expliquer comment il les connaissait. Pourtant, ce n’était pas comme s’il s’amusait entre temps – Zach était encore plus enthousiasmé par leur entraînement à la magie de combat que l’était Zorian, insistant pour se voir tous les soirs sans exception. Deux semaines d’une telle pratique plus tard, Zorian était non seulement capable d’implanter une fonction de suivi de cible correcte dans un missile magique mais avait également appris à lancer bouclier et lance-flamme. Il était parfaitement conscient que sa capacité à lancer des sorts serait inutile face à un mage humain mais il savait également qu’ils n’étaient pas les plus grosses menaces, là-dehors. Ces sorts lui permettraient de gagner de précieuses secondes face à un loup hivernal ou un troll, ce qui pourrait très bien être ce qui séparerait la vie de la mort.
Zach retourna en cours le lendemain de leur première leçon privée, apparemment totalement remis. Pour un type ayant perdu une portion de sa mémoire, il se montrait étonnamment exubérant. Zorian admira son camarade voyageur du temps pour sa capacité à maintenir une façade joyeuse en de pareilles circonstances mais l’attention que Zach attirait rendait uniquement ses progrès inexplicables encore plus remarquables. C’était presque une répétition de ce qu’il avait vécu la toute première fois qu’il avait traversé ce mois sauf qu’au lieu de traîner avec Neolu et l’autre fille mystérieuse, Zach le collait lui. Ce qui, bien sûr, transformait Zorian en cible de choix pour tous les camarades curieux qui désiraient savoir comment Zach avait fait pour devenir si bon, tout à coup.
— Que suis-je supposé leur dire ? demanda-t-il à Zach alors qu’ils étaient à la cafétéria et après avoir remarqué une paire d’étudiants les fixant au loin et qui attendaient l’opportunité de lui adresser la parole. Je ne peux pas tout à faire leur dire que tu es un voyageur temporel.
— Et pourquoi pas ? rétorqua Zach. Le voyage dans le temps. C’est ce que je réponds à chaque fois qu’ils me demandent comment je suis devenu une tête d’ampoule.
— Tu leur dis carrément ça ? se figea Zorian, ne sachant pas s’il devait rire ou se frapper la tête contre la table.
— Ouais, confirma Zach. Qu’est-ce qui pourrait arriver, au pire ?
Zorian sentit le spectre d’une douleur dans son torse, à l’endroit où, en un autre temps, un assassin masqué l’avait poignardé à mort. Zach n’avait-il honnêtement jamais expérimenté de telles conséquences en tentant de convaincre les gens ? Mais en réalité, il leur avait dit qu’il voyageait dans le temps, pas qu’il était au courant de l’invasion. En fait, il ne l’avait pas non plus dit à Zorian – il tournait autour du pot à chaque fois que Zorian tentait de diriger la discussion dans ce sens.
— On aurait pu simplement éviter ça si tu t’étais retenu un peu en classe, soupira Zorian.
— J’aime l’attention, admit Zach.
— Vraiment ? se moqua Zorian. Je n’ai vécu tout ça qu’une fois, contrairement à toi. Pourtant, j’en ai déjà marre. Tu me dis que la nouveauté liée à cette attention n’a pas encore diminué après… combien de dizaines d’années, encore ?
— Oh, allez, tu penses vraiment que je passe tous ces retours en classe ? gloussa Zach. J’en ai eu assez la troisième fois, à peu près. Je ne me souviens plus. Je passe mon temps à m’occuper de mes affaires, tu sais. Merde ! La plupart du temps, je ne suis même pas à Cyoria ! Je ne retourne en cours que lorsque je me sens nostalgique ou que j’ai besoin de me reposer un peu. La seule raison pour laquelle je suis ici actuellement, c’est parce que je me suis fait amocher la dernière fois et que je tente toujours de combler les trous dans mes souvenirs. Oh, et parce que cette fois, tu as attiré mon attention.
— Pourquoi ai-je attiré ton attention ? demanda Zorian. Ce n’est pas que je m’en plaigne, bien sûr mais comment se fait-il que tu prennes autant de temps pour moi ? Est-ce que ça ne va pas être inutile lors du prochain retour ?
— C’est une façon plutôt froide de voir les choses, se lamenta Zach. Et je ne pense pas de la sorte. J’ai essayé de connaître tous nos camarades de classe pendant ces boucles et même si certains étaient peu coopératifs, je n’ai jamais trouvé que c’était une perte de temps. C’est la première fois que je te côtoie de manière si amicale et je n’ai aucune idée de ce que j’ai pu faire pour que tu m’approches de la sorte. Ça ne se reproduira peut-être pas alors tant que ça dure, autant en profiter.
Maintenant, Zorian commençait à se sentir mal. Non seulement n’avait-il jamais tenté de faire connaissance avec le moindre camarade de classe mais cette idée ne lui avait même pas effleuré l’esprit. Et ce n’était pas la première fois que Zach insinuait que Zorian était une espèce de salopard envers lui. Mais qu’était-il arrivé entre Zach et lui dans le passé pour qu’il garde cette impression si profonde ?
— Je vois, hésita Zorian, sans trop savoir que répondre à ça.
— Je me pose vraiment des questions sur toi, par contre, continua Zach. Tu es si différent du Zorian que j’ai connu… Je commence à me demander si tu es vraiment la même personne.
— Qui d’autre pourrais-je être ? ricana Zorian, honnêtement perdu face à Zach et ne sachant pas où celui-ci voulait diriger la discussion ; il n’avait pas l’air d’avoir compris que Zorian était dans le même bateau, alors pourquoi disait-il ça ?
— Je pense que j’ai dû changer de ligne temporelle, ou passer dans un univers parallèle, ou quelque chose comme ça, lâcha Zach.
Zorian le regarda d’un air parfaitement incrédule. Changé de ligne temporelle ? C’était son explication ? Vraiment ? Sérieusement vraiment ? Il faillit lui balancer la vérité à ce moment précis, juste pour pouvoir lui dire à quel point il avait des idées bizarres. Faillit.
— Ou quelque chose comme ça, répéta Zorian.
— Quoi ?! Ça pourrait arriver ! Sais-tu comment les mécaniques temporelles fonctionnent ? Hein ? Non, tu ne le sais pas.
— J’ai lu quelques livres sur le voyage dans le temps après notre première discussion, tu sais, dit Zorian – un mensonge, bien sûr, mais juste un tout petit : il avait bien parcouru ces livres mais pas à ce moment-là.
— Et tu n’y as rien appris, continua Zach. C’est un désert d’informations, ces bouquins. Tout ce qu’on y lit, ce sont des dilemmes, des paradoxes et d’autres machins inutiles. Laisse-moi te dire un truc, avant de venir te chercher la dernière fois, c’était la première et dernière fois que j’ai mis les pieds dans la bibliothèque.
Zorian le regarda de travers.
— C’est une blague ?
— Quelle partie ? demanda Zach.
— Celle qui dit que tu n’as visité la bibliothèque qu’une fois, clarifia Zorian.
— Eh, eh bien… tenta Zach en gloussant nerveusement. Que puis-je dire ? Je ne suis pas avide de lecture…
Zorian fixa Zach en se demandant s’il se foutait de sa gueule. Il aurait parfaitement compris si l’ancien Zach, celui qu’il connaissait avant la boucle, lui avait dit ça. Il n’aurait même pas été terriblement unique à ce regard – des tas d’étudiants n’y mettaient les pieds qu’en troisième année, lorsque les premières autorisations étaient données après leur certification. Mais ce Zach-là, il avait vécu ce même mois plus de 200 fois et possédait sans doute l’accès – légal ou non – à des sorts enterrés dans les tréfonds de la bibliothèque. Et il n’avait jamais tenté d’y accéder, parce qu’il n’aimait pas lire ?
Zoriant sentit sa tête tourner.
— Tu as clairement lu nos livres, en cours, nota Zorian. Pas moyen que tu excelles à ce point autrement.
— Ouais, euh, je n’ai pas dit que je n’ai pas lu du tout, corrigea Zach. Juste que j’évite quand je peux. J’apprends bien mieux par la pratique, de toute façon.
Marrant, c’était exactement l’opposé de Zorian, qui avait tendance à apprendre nettement mieux lorsqu’il avait l’occasion d’étudier le sujet avant les tests pratiques. Il jugeait néanmoins que c’était un défaut majeur pour un mage que d’éviter les livres mais Zorian se rappela aussitôt que Zach avait malgré tout atteint des résultats phénoménaux. À bien y penser, il manquait effectivement cruellement de contenu dangereux au sein de la bibliothèque et un mage primairement intéressé par les domaines magiques les plus restreints la trouverait fatalement inutile.
— Alors tu apprends d’abord grâce à un tutorat ? supposa Zorian. Je suis surpris que tu parviennes à convaincre des mages de t’enseigner des trucs pareils en moins d’un mois. Habituellement, ne lèguent-ils pas ce genre de trucs après des années de professorat ?
— C’est vrai la plupart du temps, confirma Zach, mais je suis le dernier Noveda, tu ne le savais pas ? Des mages outrageusement respectables se sont battus pendant toute ma vie pour m’enseigner leur savoir. En temps normal, je n’ai qu’à me montrer et leur dire qui je suis et ce sont eux qui me proposent leurs services.
Zorian réprima une vague de jalousie qui venait de le doucher froidement. Zach tirait le meilleur de sa situation unique, exactement ce qu’aurait fait Zorian à sa place. Et ça le dérangeait malgré tout : tout ça lui rappelait trop Daimen et Fortov, qui pouvaient demander la lune et l’obtenir coupée en quartiers alors que Zorian lui-même se voyait fermer toutes les porte au nez. Ses parents l’avaient sermonné sans fin à propos de la différence dans leurs attitudes – si Zorian avait été plus sociable, plus poli, plus tout… il aurait lui aussi pu prétendre à profiter de ce genre de bénéfices. Pour Zorian, c’était comme si ses frères possédaient une espèce de tatouage invisible que seuls les mages pouvaient remarquer et qui les marquaient comme des personnes plus spéciales que lui.
Zach n’était pas ses frères, cela dit. Il ne méritait pas de devenir la cible de la frustration personnelle de Zorian.
— Pratique, lâcha Zorian tout haut tout en affichant ce qui semblait être un sourire forcé, que Zach ne remarqua pas vraiment.
Sa jalousie mise à part, il commençait vraiment à se demander si ses soupçons concernant Zach étaient fondés. Lui, un autre passager clandestin de cette boucle ? Avait-ce du mérite ? Zach possédait une réserve de mana ridiculement élevée, probablement la plus grosse de l’académie – et potentiellement pas que parmi les élèves. Dernier membre d’une famille célèbre, profitant de tout le prestige associé à chaque fois que c’était possible et sans avoir à gérer des parents trop envahissants ? Beau gosse, extraverti… ce qui augmentait ses chances de se faire aider à la moindre demande de sa part parmi les mages des plus hauts cercles. Il n’était pourtant pas l’archétype du prince pourri gâté ; il possédait un potentiel gigantesque, s’il prenait le temps de le travailler. Du temps que Zach avait à profusion, maintenant. C’était… pratique. Un peu trop pratique, selon Zorian.
C’est pourquoi malgré l’amitié apparente de Zach, Zorian ne se sentait pas vraiment à l’aise avec lui. Pas suffisamment pour lui révéler qu’il partageait sa boucle temporelle, désormais. Son meilleur atout à ce moment précis résidait dans le fait qu’il était étranger aux plans à long terme de Zach. Une variable inconnue. Et il prévoyait d’utiliser et d’abuser de ce fait à son maximum.
Quelle que fut ce qui poussait Zach vers l’avant, Zorian n’avait aucune intention de se révéler dans un avenir proche.
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— Prenez un siège, monsieur Kazinski, entama Ilsa. Je m’attendais un peu à ce que vous veniez me voir sous peu.
— Vraiment ? demanda Zorian.
— Oh, oui, ricana Ilsa. D’habitude, les étudiants viennent frapper à ma porte immédiatement à la fin de la première session avec Xvim. Vous avez attendu la deuxième, un point pour votre patience.
— Certes, admit Zorian sur un ton amer – la deuxième, bien sûr.
— Je ne peux pas vous transférer vers un autre mentor actuellement, cela dit. J’ai peur que vous deviez faire avec pour l’instant, rajouta-t-elle.
— Je m’y attendais un peu, répondit Zorian ; pourquoi sa réponse aurait-elle dû être différente de la dernière fois ? Ce n’est pas pour ça que je suis là, en réalité.
— Ah non ? s’étonna Ilsa, un sourcil levé.
— Non, répéta Zorian. Puisque tout ce que j’ai expérimenté avec Xvim suggère fortement que je ne progresserai jamais au-delà des trois bases, j’ai décidé de me montrer plus strict dans mes études personnelles. J’espérais que vous pourriez me donner quelques conseils – où dois-je commencer, de quoi devrais-je me méfier, ce genre de choses.
Ilsa soupira profondément.
Ce n’est pas difficile de donner ce genre de conseil, monsieur Kazinski. C’est pour ça que l’académie donne des mentors aux étudiants – parce qu’il n’existe pas de solution universelle. Je suppose que je pourrais vous donner des conseils à propos de ma propre matière, par contre. À quel point maîtrisez-vous les trois bases ?
— Tout dépend de ce que vous entendez par là, répondit Zorian. La plupart des professeurs en seconde année m’ont dit que je les maîtrisais. Xvim m’a dit que j’étais une honte à la profession.
Ilsa renifla de désarroi et lui tendit un crayon. Lui tendit. Elle ne le lui balança pas à la tête comme Xvim le faisait. Ah, la joie d’interagir avec des professeurs sains d’esprit…
— Fais-moi léviter ça, ordonna-t-elle.
Elle n’avait même pas fini de parler que le crayon tournoyait déjà au-dessus de la paume de Zorian.
— Oh, alors tu peux déjà faire tourner un objet en lévitation ? remarqua-t-elle, agréablement surprise. Je parie que Xvim a été très content de voir ça.
Non, pas vraiment.
— Connais-tu d’autres variantes ?
— Non, avoua Zorian. Ne me dites pas qu’apprendre ça représente la procédure de base ?
— Pas à la manière de Xvim, non. Mais oui, la plupart des mentors vont demander aux étudiants de pratiquer différentes variations des trois bases afin de leur permettre d’améliorer leur mise en forme du mana.
— Et combien existe-t-il de variations ? demanda Zorian.
— Oh, des milliers, se mit à rire Ilsa en confirmant les soupçons de Zorian. Mais la plupart des mentors n’en demandent qu’une demi-douzaine d’ici la fin de la troisième année.
Elle donna un livre plutôt épais à Zorian en attendant patiemment qu’il en survole le contenu pour se faire une idée. C’était apparemment un volume décrivant 15 variations particulièrement intéressantes des trois bases, cinq de chaque.
— Laissez-moi deviner… Vous voulez que j’apprenne tout ce qu’il y a dans ce livre, soupira Zorian.
— Ce serait un exploit, renifla la professeure. As-tu entendu ce que j’ai dit ? La plupart des gens en apprennent six, voire moins… en un an. Tu en auras probablement terminé avec ton cursus à l’académie quand tu auras appris tout ce qu’il y a dans ce manuel. En imaginant que tu le veuilles, bien sûr – je ne te force à rien.
— Six en un an, hein ? demanda Zorian prudemment, une idée se formant déjà dans son esprit.
— Tout à fait.
— Et si je peux les maîtriser tous les 15 avant la fin du mois ?
— Oh ben tiens, prétentieux, hein ? gloussa Ilsa tout bas. Si tu es vraiment si bon, je remplis les papiers de transfert dans l’immédiat, et le règlement ira se faire foutre. Je ne laisserais pas passer l’opportunité de prendre une légende en devenir comme apprenti. Non que je pense que tu peux y arriver, bien sûr.
Zorian se contenta de lui adresser un sourire en coin.
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Heureusement, Zorian n’avait absolument aucune chance de maîtriser ces 15 variations dans cette boucle-là, mais ce n’était pas important. Grâce à la merveille que représentait ce recommencement infini, il disposait de bien plus que quelques misérables semaines pour s’entraîner. Ce livre était même disponible à la bibliothèque de l’académie, aussi n’aurait-il même pas besoin de retourner voir Ilsa lors des prochaines boucles pour l’acquérir. Et qui sait, peut-être qu’en les travaillant, il allait forcer Xvim à lâcher un peu la bride ?
D’ailleurs, il était plutôt intéressant, ce manuel. Non seulement expliquait-il comment pratiquer chaque variation dans le détail mais il donnait également les raisons derrière chaque exercice ainsi qu’une fondation permettant de comprendre pourquoi les trois bases étaient simplement enseignées aux étudiants en premier lieu. Zorian se familiarisa d’abord brièvement avec chacune des variations avant de commencer une lecture plus approfondie et technique depuis le début.
Faire briller un objet, le faire léviter ou l’enflammer… Tous étaient de très simples effets qui demandaient des compétences de mise en forme rudimentaires. L’exercice de lévitation, par exemple, consistait en une simple force de répulsion sortant de la paume du mage. Il n’y avait pas plus simple que ça. Les effets vraiment basiques tels que celui-là étaient nombreux, certainement plus que les trois qui étaient enseignés – mais ces trois-là étaient clairement une priorité. La production de lumière, de chaleur ou de force cinétique étaient une base d’un nombre immense de sorts et les comprendre donnait un point de départ solide pour une carrière de mage.
Les variations listées dans le livre n’étaient pas de la même catégorie que ces simples exercices de base. Même si Xvim, Ilsa et le bouquin lui-même les appelaient variations, Zorian réalisa qu’ils étaient plutôt des améliorations, ou peut-être des versions avancées des sorts de base. Il ne l’avait pas remarqué durant tout ce temps mais l’exercice du crayon tournoyant était la toute première décrite dans les pages du manuel même si le nom était évidemment différent et se trouvait être d’un niveau de difficulté autrement plus important que la lévitation de laquelle il découlait. Non seulement devait-il maintenir la lévitation mais il devait en plus mettre le mana en forme afin de faire tourner le crayon. Une variation supposée apprendre aux mages à devenir multitâches en maintenant deux effets en même temps.
Même si Xvim n’aurait pas été d’accord, Zorian considérait l’exercice maîtrisé et les conseils et remarques du livre semblaient lui donner raison. Ainsi, il commença à se pencher sur les quatre autres variations de la lévitation en tentant de deviner quel était le plus simple pour commencer. Il réalisa qu’ils n’étaient même pas classés par ordre de difficulté ; par contre, maîtriser une variation demandait de maîtriser la précédente.
La lévitation verticale lui demandait de coller un objet à sa main grâce à une force d’attraction, positionner sa paume verticalement et en séparer l’objet. La première partie était facile et une chose que Zorian savait déjà faire mais le faire flotter à distance de la paume sans qu’il ne tombe demandait un équilibre attraction – répulsion parfait. Sans être capable de faire deux choses à la fois grâce à l’exercice précédent, il lui aurait sans doute fallu un temps considérable pour y arriver.
Ensuite venait la lévitation en position fixe, qui demandait de savoir maintenir l’objet en lévitation dans l’espace malgré un changement des conditions initiales. En d’autres termes, il devait être capable de bouger sa main sans que ne bouge le crayon dans l’espace. Ultimement, cette variation permettait de faire léviter un objet et de s’en éloigner. Cet exercice demandait de maîtriser le précédent encore une fois, tout en étant désormais capable d’ajuster en temps réel la mise en forme du mana.
Et ainsi continuaient les exercices. En voyant qu’il n’y avait qu’un ordre correct d’apprentissage, Zorian commença à s’essayer à la lévitation verticale. Malheureusement, il n’allait pas accomplir plus que ça dans cette boucle en particulier.
Le festival approchait déjà.
- EER : Chapitre 225 - 26 décembre 2023
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