MoL : Chapitre 90
MoL : Chapitre 92

Chapitre 91 — Un chemin payé avec le sang

 

— Ça ne va pas fonctionner.

Zorian cessa de fixer cette pile de schémas et de calepins en face de lui, et leva les yeux vers l’orateur, Xvim. Lui et Alanic s’étaient approchés pendant que son attention était totalement prise par sa tâche et qu’il était trop concentré pour les voir arriver.

Zorian tapota son crayon sur la table par deux fois avant de le lancer sur le côté et de se jeter en arrière, contre le dossier de sa chaise. Peut-être qu’une pause lui ferait du bien. Son travail était au point mort depuis un moment maintenant.

— Je ne suis pas sûr de comprendre, dit-il à son vieux mentor.

— Nous ne pouvons pas continuer comme ça, clarifia Xvim. Le chemin que nous suivons… ne mènera nulle part. Lorsque nous avons planifié tout ça, nous comptions sur la sorcière. Maintenant ce n’est plus le cas, et aucun enthousiasme supplémentaire ne comblera son absence. Je sais que tu es toujours en train de penser à ce que Panaxeth t’a dit, mais quelque chose doit changer. À ce rythme, nous nous dirigeons droit dans le mur.

Zorian fixa Xvim pendant quelques secondes avant de tourner les yeux vers le prêtre. Et ce dernier restait silencieux, lui rendant simplement son regard sans dire un mot. Clairement, il était d’accord avec son compère. Ces deux-là s’étaient vraiment trouvés… On aurait dit que l’un ne pouvait plus vivre sans l’autre, comme des amis de toujours. Et puis… ils avaient probablement discuté du problème avant de venir le voir, de toute façon.

Il observa la pièce autour de lui, au lieu de tout de suite répondre. Cela lui donnait un moyen de gagner du temps et de rassembler ses pensées, mais il était également curieux de la réaction des autres à ces mots. Ils se trouvaient à l’intérieur de l’une des chambres de la demeure Noveda, et ils étaient quelques-uns rassemblés là. La plupart prétendant se concentrer sur leur propre travail, mais Zorian pouvait détecter que tous prêtaient attention à ce qu’il se passait de son côté.

Bon, tous sauf Zach. Son compagnon temporel était assis, jambes croisées, sur le sol. Yeux clos, il tentait de ressentir l’énergie divine de son marqueur et de sa bénédiction divine. Zorian n’était pas sûr de la raison pour laquelle il faisait ça, pour être honnête. Lui et Zach avaient tous deux déjà perçu ces énergies spéciales, et il était peu probable que Zach parvînt à développer cette compétence plus que de raison en si peu de temps. En plus de ça, ils avaient techniquement abandonné la modification des marqueurs. Quel était l’intérêt ?

Il prit une profonde inspiration et résista au besoin urgent de soupirer tout aussi intensément. Ils avaient informé le groupe de leur seconde rencontre avec le Primordial, et ce que cela signifiait pour Zorian. Étrangement, ils prirent la nouvelle d’une façon bien particulière. Savoir que désormais, Zorian partageait leur sort améliora grandement le moral du groupe. Il était l’un d’eux, maintenant, et le fait qu’il ne paniquait pas après avoir découvert qu’il vivait sa dernière chance de changer les choses les inspirait et calmait leurs peurs. Ils travaillent d’arrache-pied, grommelaient moins et doutaient moins de la motivation et des buts de l’adolescent.

Pendant un moment, il s’était dit que ç’allait être assez… qu’avec un enthousiasme redoublé accompagné de quelques travaux intelligents, ils parviendraient à combler l’absence de Lac d’Argent, et faire comme prévu. Mais… Xvim et Alanic avaient raison. Ça ne mènerait nulle part.

Ils avaient besoin d’un nouveau plan.

— Que suggérez-vous ? leur demanda-t-il.

— Tout d’abord, nous devrions dire à Krantin et son équipe que nous sommes des voyageurs temporels, commença Xvim.

Zorian pencha légèrement la tête, tentant de comprendre. Ce n’était pas vraiment ce à quoi il s’était attendu.

— Ne serait-ce pas contreproductif ? demanda-t-il. Krantin et ses hommes se sont montrés remarquablement coopératifs, toutes choses considérées. S’ils apprenaient la vérité, j’imagine que leur enthousiasme ne ferait que s’effondrer, dans le meilleur des cas.

— J’ai dit que nous devrions leur dire que nous étions des voyageurs temporels, pas la vérité complète, clarifia Xvim. Pour être honnête, ils le suspectent déjà. Les documents que nous leur donnons sont trop proches de leurs travaux existants pour que cela leur échappe. Ils ont parlé entre eux, et discutent de notre identité depuis un moment maintenant. La théorie la plus communément acceptée se trouve justement nous placer dans la peau de gens venant du futur. Ce n’est pas très loin de la vérité.

— Ils ont vraiment considéré cette théorie totalement folle comme la plus probable ? demanda Zorian, incrédule.

— Ils travaillent dans un centre de recherches spécialisé en magie temporelle, rappela Xvim. Même si le voyage dans le temps est dit impossible, le sujet était assuré d’être pris au sérieux après être venu de façon régulière sur les langues. Ils sont payés pour pousser les limites du possible autant qu’ils le peuvent, après tout. Une chose impossible n’est qu’une chose qu’il faut découvrir, et ils ne demandent qu’une telle motivation dans leur travail quotidien.

Zorian resta silencieux quelques secondes, réfléchissant à tout ça. L’idée était logique, réaliste, toutes choses considérées, et suivre le plan de Xvim pourrait bien éliminer quelques-unes des inefficacités qu’ils rencontraient en travaillant avec Krantin et son équipe. Cependant…

— Ce serait certainement utile, mais je ne suis pas sûr que cela servirait énormément, décida finalement Zorian. Le personnel du centre travaille déjà dur sur le projet. Même avec leurs informations limitées, ils semblent assez heureux des fonds et des opportunités que nous leur offrons. Je doute que nous puissions les pousser à travailler encore plus dur.

— Non, probablement pas, acquiesça Xvim en posant les coudes sur la table, doigts placés en forme de triangle devant lui. C’est simplement une étape vers la seconde partie du plan.

— Qui est… ? lui lança aussitôt Zorian, se sentant juste un tout petit peu appréhensif tout à coup.

— Enlever toutes les personnes avec un minimum de talent ou une utilité quelconque et les forcer à travailler avec nous, expliqua calmement Xvim, comme s’il s’était agi de la chose la plus évidemment naturelle au monde et que Zorian était idiot de poser la question.

Résister au besoin de soupirer. Résister au besoin de soupirer. Résiter…

Zorian se frotta le menton d’un geste frustré avant de se concentrer à nouveau sur les deux personnes face à lui. Alanic était toujours cloîtré dans un mutisme à fortiori approbateur, et tous deux le regardaient en retour, attendant sa réponse.

— Et comment exactem —

— Par tous les moyens nécessaires, le coupa Xvim. Menaces. Chantage. Sévices corporels. Usage sauvage de magie mentale.

— Ma magie mentale n’est pas si puissante, dit Zorian en fronçant les sourcils. Le genre de travaux que nous attendons d’eux n’a jamais été réalité auparavant. Ils devraient réellement travailler avec nous, et pas y être forcés par magie, si l’on désire inventer de nouveaux sorts et rituels.

— Je sais.

— Je ne peux pas forcer quelqu’un à réaliser un travail créatif en me servant de la magie mentale, fit remarquer Zorian. Je ne pense pas que quiconque puisse le faire. Dans le meilleur des cas, nous aurions une bande de zombies sur les bras.

Eux ne le savent pas, en revanche, pointa Xvim. La magie mentale est terrifiante, même pour les mages, et très peu de gens sont assez expérimentés pour deviner tes limites. En ignorant ceci, ce que tu peux réellement faire subir aux gens est déjà assez terrifiant. Si tu leur fais une petite démonstration de tes capacités de manipulation de la mémoire, je te garantis que dix personnes sur dix vont se laisser intimider. Même moi, je le suis, parfois, et je suis pourtant familier de tes limites et à peu près certain que tu ne me cibleras jamais contre mon gré. Finalement, même si une personne n’est pas assez intimidée par tes capacités, tu peux toujours modifier la modification de mémoire comme un gros bouton réinitialisation afin de chercher à les convaincre autrement. Tu as déjà utilisé la chose à cet escient, m’a-t-on dit.

— Mais uniquement sur mes ennemis, précisa Zorian.

— Et je suis très reconnaissant que tu aies conservé ton sens moral concernant tes pouvoirs, lui répondit patiemment Xvim. Cela dit, nous nous battons contre le temps et nous arrivons à court d’options. Une époque désespérée réclame des mesures désespérées, comme on dit. Ne pense pas que nous te demandons simplement d’égoïstement rejeter tes idéaux. C’est un poids que nous sommes tous d’accord pour porter avec toi. C’est notre proposition, notre décision.

Zorian lui envoya un regard surpris. Il commençait à se dire qu’il y avait quelque chose de vrai, dans tout ça. Mais…

— Quelqu’un devra s’occuper de garder cette ligne de mages pleins de ressentiment droite, et concentrée sur son travail, plutôt que de comploter contre nous, dit Xvim, le sortant de sa réflexion. Ce sera notre travail. Le tien, c’est uniquement de les rassembler, ceux dont nous avons besoin, et de les convaincre de coopérer avec nous, de gré ou de force.

Zorian le fixa encore quelques instants, en continuant à penser à ce qu’il venait d’entendre. Xvim lui disait, dans l’essentiel, que la plupart des autres marqués avaient accepté l’inacceptable. Qu’ils allaient tout naturellement… enlever des inconnus et les forcer à travailler pour eux. Et dire que Zorian s’imaginait qu’il avait déjà atteint le fond des méthodes sombres et immorales dans ses recherches des dernières heures…

— Bon, dit-il. Je vois que nous sommes devenus une vraie organisation criminelle. Tout ce qu’il nous manque maintenant, c’est un artefact mystique qui nous permettra de refaçonner le monde à notre image et nous sommes prêts à partir.

Il vit les lèvres de Xvim vibrer légèrement, en un début de sourire amusé. Tiens, c’était rare, ça. Avait-il déjà souri avant, d’ailleurs ?

— Si tu y réfléchis bien, dit-il, un grand groupe de personnes armées de connaissances de choses à venir, ainsi que tout ce que nous avons rassemblé au sein de la boucle temporelle, ce serait suffisant pour —

— Pas de blague à ce sujet, s’il te plaît, l’implora Zorian. Juste… Tous les deux, expliquez-moi encore une fois comment cela est supposé fonctionner.

— Très bien, reprit Xvim, en attrapant une carte dans son sac, sur laquelle quelques endroits étaient marqués de croix.

Une quantité phénoménale de petits papiers étaient épinglés près de chaque localisation.

— Notre problème principal, maintenant, c’est le manque de temps, continua-t-il après que Zorian eût une chance de jeter un coup d’œil rapide à la carte. Le seul moyen d’en obtenir, c’est de pousser le projet de modification de l’orbe à son paroxysme. De fait, nous devons donner absolument tout ce que nous avons pour ça. Aller totalement en ce sens. Mais le plus gros problème, c’est le manque de mages qualifiés. La plupart d’entre nous ne sommes pas vraiment au niveau pour fournir une aide aussi avancée. Mais ce centre de recherches n’est pas le seul de son genre, tu sais ? Il y en a d’autres, dans d’autres pays, et bien qu’ils ne soient pas allés aussi loin que celui d’Eldemar, leurs équipes ne sont pas moins qualifiées que Krantin et la sienne. Ils souffrent simplement du manque de fonds et de ressources.

Les endroits marqués d’un triangle bleu inversé se trouvaient être les Chambres Noires connues à Altazia, réalisa Zorian. Il les connaissait, bien entendu. Ils les utilisaient depuis un moment maintenant. Pas juste parce qu’elles leur servaient à gagner du temps, non. Ils avaient depuis longtemps vidé les lieux de toutes les informations relatives à la magie temporelle, fourni à chacune d’entre elles les notes volées aux autres centres de recherches pour voir si des nouveautés pouvaient être découvertes, et discuté avec les chercheurs directement. Bien que ces initiatives se fussent révélées modérément fructueuses, elles avaient cessé de donner des résultats et ils ne s’en préoccupaient plus.

Tous ces centres étaient plus petits que celui de Cyoria, mais il y en avait un certain nombre. S’ils leur enlevaient de force leur personnel, ce serait un sacré paquet de gens. En plus, il se pourrait bien qu’ils y fissent la découverte de quelque équipement utile.

— Alors, on attaque ces endroits, on prend tout, et tout le monde, résuma Zorian en faisant claquer sa langue. Et que fait-on de ceux qui ne coopèreront pas, quoi qu’on fasse ? On les tue ?

— Pousse-les à travers un portail jusqu’à Blantyrre et laisse-les survivre dans la jungle, proposa Xvim. Je pense que la plupart reconsidèreront leur choix après deux ou trois jours, mais dans le cas contraire, ils peuvent bien passer le reste du mois là-bas.

Et probablement finir dévorés par un serpent volant, ou n’importe quoi d’autre en réalité.

— Dans tous les cas, avec cet influx soudain de nouveaux arrivants et avec l’acceptation de Krantin de notre histoire de voyage temporel, nous pourrons avancer vers la troisième étape, lui annonça Xvim en lui tendant une deuxième carte.

Celle-ci était un plan détaillé des souterrains sous Cyoria, centré sur le centre de recherche. Cependant, ce dernier, sur cette carte, était bien plus grand que celui qui existait actuellement sous leurs pieds. Bien, bien plus vaste. Il s’agissait d’un énorme complexe qui encerclait le Gouffre comme un sphincter géant et s’étendait vers les terres alentour comme une toile d’araignée de salle et de couloirs.

Zorian leva les yeux vers Xvim, douteux.

— On ne pourra pas cacher ce genre d’agrandissement aux autorités, déclara-t-il. Ne parlons même pas de Krantin et de sa réaction, les militaires d’Eldemar seraient sur notre dos aussi vite que je pourrai l’imaginer. Avons-nous réellement suffisamment d’influence pour forcer les autorités à tourner les yeux face à un truc pareil ?

— Oui, c’est… certainement un problème, admit Xvim en tapotant ses doigts les uns contre les autres en rythme, détournant le regard l’espace d’une seconde. Nous pensons avoir une solution pour ça, par contre.

— Et je ne vais pas l’apprécier, c’est ça ? demanda Zorian sur un ton rhétorique. Mais en même temps, est-ce que ça peut vraiment être pire que ce plan de kidnapping de masse… ?

— Nous devrions travailler avec l’Ordre Esotérique du Dragon Céleste et ses dirigeants, lui annonça brutalement Xvim.

Zorian déglutit lourdement. Il n’avait rien d’autre que du dégoût et du mépris pour ces gens-là. Au moins, les Ibasiens possédaient un but assez clair, ils cherchaient à saboter les nations ennemies dans un but national. Les cultistes, par contre, étaient des traîtres et semblaient opérer purement par désillusion et cupidité. La plupart de leurs membres de haut rang ne savaient même pas exactement ce qu’ils combattaient. De plus, il ne pouvait toujours pas – et ne le pourrait probablement jamais – oublier la vue de ces enfants métamorphes sacrifiés afin de craquer l’entrée de la prison de Panaxeth.

Il n’aimait en effet pas du tout l’idée de coopérer avec ces personnes.

— Tu ne peux pas être sérieux, dit-il finalement, la voix emplie de reproche.

— Je le suis pourtant… et pas uniquement parce qu’ils peuvent nous aider à gérer les autorités de la ville pendant que nous réarrangeons les souterrains en notre faveur. Avec le départ de la sorcière, nous avons perdu notre expert en Primordiaux, et en prison de Primordiaux. Mis à part elle, les dirigeant du Culte sont sans doute les gens les plus qualifiés pour nous aider à comprendre les subtilités de cette prison… et comment l’exploiter pour nous enfuir de la boucle temporelle.

— Nous avons déjà pris toutes les connaissances qu’ils possèdent, rappela zorian.

En fait, ils s’étaient montrés exponentiellement durs lors de leurs attaques du Culte. Zorian pouvait avoir des retenues quant à l’invasion des esprits à la recherche de secrets, mais cela ne concernait pas les cultistes. Il ne pouvait pas prétendre les avoir tondus de chaque brin de connaissance qu’ils possédaient, puisqu’il ne pouvait que chercher ce qu’il connaissait, mais il était presque sûr d’avoir volé tout ce qu’il y avait de plus important à savoir.

— Ce qu’ils ont déjà, oui, renchérit Xvim. Mais pas ce qu’ils pourraient obtenir, si nous leur enseignons tout ce que nous savons et leur offrons une chance de plonger dans ce problème avec plus de compétence et une perspective rafraichie.

Les yeux de Zorian s’écarquillèrent, tandis qu’il réalisait.

— Tu veux les instruire ?! s’écria-t-il, totalement écrasé par l’idée.

— Oui, absolument tout, confirma Xvim. Nous ne les informerons pas au sujet de la boucle temporelle, bien sûr, mais mis à part ça ? Nous les amènerons dans notre Chambre Noire improvisée et leur enseignerons tout ce que nous savons à propos de la divination, des dimensions et à propos de la structure de la prison dans le Gouffre. Nous les laisserons analyser cette structure et soit nous leur demanderons de nous fournir les résultats de leur travail, soit nous les leur volerons tout bonnement. Tout dépendra de leur degré de coopération.

Zorian resta silencieux. D’un côté, il refusait totalement cette idée. Il ne voulait rien leur enseigner, spécialement parce que cela signifiait qu’ils allaient se trouver proches les uns des autres pendant plusieurs mois – largement assez longtemps pour que les choses tournassant bien mal. D’un autre côté, il trouvait l’idée de voir les cultistes l’aider sans le savoir à sortir de la boucle afin de voir leurs plans du monde réel sabotés pour de bon plutôt attirante et amusante. Et puis, Xvim avait raison. Excepté pour la sorcière, ces gens étaient les plus familiers avec la prison du Primordial. Ils l’étudiaient depuis assez longtemps pour y prétendre, après tout.

Il y avait, bien sûr, un petit problème. Pourquoi diable les cultistes accepteraient-ils de travailler avec eux ? Mais bon, ils avaient déjà prévu d’enlever des tas de gens en les menaçant et en les faisant chanter afin de les faire coopérer, alors ce n’était sans doute pas si compliqué qu’il n’y paraissait. Ils devaient juste pointer du doigt le fait que l’invasion ne pouvait se produire si Zach et Zorian ne le permettaient pas, et prouver leurs dires avec une petite démonstration de leurs pouvoirs.

Il regarda vers le prêtre, qui était toujours aussi muet, bras croisés.

— Je suis surpris que tu supportes cette idée, lui dit Zorian.

— J’ai accepté de travailler avec Lac d’Argent, non ? répondit-il enfin. Elle n’a peut-être rien fait de particulièrement détestable devant toi, mais je t’assure que le passé est empli de ses méfaits. Je comprends la nécessité. Je ne jouerais pas avec le feu si je le pouvais, mais ce n’est pas la première fois que nous tentons le diable, n’est-ce pas ?

— En effet, acquiesça Zorian calmement.

Alanic n’avait jamais vraiment parlé de son histoire avec la sorcière, ou de l’époque précédent son ordination. Zorian avait depuis longtemps deviné que le vieux prêtre de guerre scarifié avait été un homme très différent à une époque reculée, et avait fait tout un tas de choses qu’il regrettait encore, aussi s’était-il toujours refusé le droit de lui poser la moindre question. Alanic s’était montré incroyablement utile durant tout ce temps, et Zorian sentait qu’il serait très ingrat de lui faire remémorer les anciennes blessures et les vieilles rancœurs, à moins qu’il le dût réellement.

Si Alanic possédait quelque information au sujet de la sorcière qu’il estimait importante, il l’aurait déjà révélée.

Après un moment, Zorian ramassa son crayon et le lança en direction de la tête de Zach. Bien que les yeux de ce dernier fussent fermés, il leva immédiatement la main et attrapa l’objet sans les ouvrir.

— Quand as-tu commencé à écouter ? lui demanda Zorian.

— Il y a bien longtemps.

— Et ? l’invita Zorian. Qu’en penses-tu ?

— Je n’ai pas de meilleure idée, avoua Zach dans un haussement d’épaules.

Et Zorian non plus, en toute honnêteté.

Bon, ce n’était pas totalement vrai…

— Très bien, conclut Zorian en se levant. Je suppose qu’on va le faire, alors. Mais je pense à une légère modification du plan.

— Légère, hein ? lui renvoya Zach avec un sourire.

— Si nous voulons gagner un maximum de temps de la Chambre Noire de l’orbe, plus de personnel ne sera pas suffisant, dit-il. Nous avons besoin d’un expert en dimensions, un vrai expert. Quelqu’un du plus haut calibre, si nous voulons des résultats spectaculaires.

— Et ? ils ne poussent pas sur les arbres, fit remarquer Zach en lui renvoyant son crayon. Où crois-tu que nous allons en trouver un ? Sous un caillou ? Tu comptes fouiller les cimetières et en ressusciter un ?

Zorian attrapa le projectile au vol, comme l’avait fait Zach.

— Ressusciter ? Pas besoin, lui dit-il avec un léger sourire. Dis-moi, Zach, à quel point est-tu attaché à cette couronne ?

L’expression de Zach s’effondra aussitôt.

— Oh, t’es pas sérieux.

Oh oh, mais il l’était. Il l’était absolument.

— Allez, lui renvoya Zorian une dernière fois, comme un coup de grâce. Il est temps d’aller discuter avec notre liche favorite.

 

___

 

Quelque part en Eldemar, un champ brûlait.

Deux adolescents masqués étaient engagés dans un combat violent et vicieux contre une ancienne liche ibasienne, et le terrain les entourant était dévasté. Ce qui avait jadis été un champ de blé en pleine croissance était maintenant un paysage lunaire, où cratères laissaient la place à des rochers stériles. Çà et là, des protubérances rocheuses sortaient du sol, là où les deux camps avaient tenté de s’enterrer mutuellement sans jamais y parvenir.

Quelque part, s’imaginait Zorian, un fermier allait être totalement effondré en voyant ce qui était arrivé à sa récolte.

C’était la troisième fois que Zach et lui affrontaient la liche durant les quelques derniers jours. Cependant, c’était parfait, pour autant que Zorian pût en juger. Il considérait ça une partie de leur négociation avec Quatach-Ichl, plutôt qu’une perte de temps. Ils prouvaient à la liche qu’ils représentaient des menaces réelles et légitimes et qu’il fallait les prendre au sérieux. Plus tôt, quand ils lui avaient subtilisé la couronne durant ce même mois, ils l’avaient fait grâce à une embuscade, et Quatach-Ichl pouvait prétendre avoir été victime d’un coup fourré. Au travers de ces combats, ils lui montraient qu’ils avaient plus à offrir que ça.

Et leur ennemi n’avait jamais cessé de les rechercher durant tout ce temps, bien sûr. Il n’avait aucune idée qu’il s’agissait de Zach et Zorian. Il ne savait pas qui lui avait volé sa couronne. Ils étaient déguisés et avaient agi extrêmement rapidement. Pourtant, il avait fini par apprendre l’existence de leur groupe, d’une certaine façon. Il avait identifié Xvim, Alanic, Ilsa et Kyron comme était les dirigeants de cette petite bande, possiblement à cause de leurs interactions avec les autorités, plus fréquentes que de raison. Il avait alors tenté de les cibler en mettant leurs domiciles à sac, ce qui ne s’était pas avéré très efficace. Tous les marqués avaient quitté leurs maisons, et n’étaient pas faciles à attraper. Et puis, il ne pouvait pas être trop téméraire à défaut de vouloir mettre en péril ses propres projets d’invasion.

Ce genre de situation devait être très frustrant pour lui, parce qu’il les avait attaqués aussitôt qu’ils s’étaient montrés face à lui à nouveau. Il ne leur avait même pas donné la moindre chance de s’exprimer. Quelle impolitesse !

Une boule de lumière rouge géante et scintillante hurla dans les airs en direction de Zorian. Il tendit la main, créant une lueur arc-en-ciel à peine visible en forme de cône, qui surgit et inonda le projectile, en démêlant la structure instantanément. L’intérieur de la boule rouge révéla une flèche d’énergie verte, plus ténue mais bien plus dangereuse, qui continua son chemin vers le torse de Zorian.

Le simulacre se tenant à ses côtés tendit immédiatement le bras, le sacrifiant afin d’empêcher la flèche d’atteindre son but. Le bras explosa au contact, annulant la majeure partie des dégâts mais faisant pleuvoir sur Zorian un déluge d’éclats métalliques. Il ne tenta pas de se défendre, et opta pour une contrattaque immédiate. Les shrapnels furent arrêtés par son bouclier dans tous les cas, une lueur en alvéoles naissant et mourant à chaque contact.

Lorsque Zorian termina de lancer son sort, rien de notable ne se passa, parce que ses projectiles étaient absolument invisibles – une paire de disques circulaires de force tranchante qui se dirigèrent directement vers la liche, actuellement occupée à esquiver d’énormes rochers et autres boules de feu, cadeaux de Zach.

À leurs côtés, Princesse laissa échapper un puissant rugissement, provenant de six de ses huit têtes, les deux dernières dévorant le cou d’un aigle géant qu’elles avaient réussi à attraper. L’oiseau pendait, inerte, entre ces mâchoires titanesques, les pilotes impossibles à localiser. Le combat se déroulait déjà depuis suffisamment longtemps pour qu’un groupe de réponse d’Eldemar eût été envoyé sur place, et tenté de s’immiscer dans l’altercation. Malheureusement pour eux, aucun des deux ennemis n’avait apprécié leur interférence. Le nombre des chevaucheurs d’aigles avait déjà diminué de moitié – on pouvait apercevoir des cadavres carbonisés d’oiseaux et autres mages à divers endroits du champ de bataille. Ceux qui restaient encore décrivaient des cercles inutiles dans le ciel, gardant leur distance après avoir compris que seule la mort les attendait en bas.

Plusieurs endroits, à l’horizon, fumaient, eux aussi. Les positions où les forces d’Eldemar avaient tenté de disposer de l’artillerie afin de les bombarder de loin. Quatach-Ichl n’avait pas aimé l’idée, et après avoir fini de les réduire à néant, ils n’avaient pas osé retenter le coup.

Zach cria un ordre à son hydre, et elle balança brutalement l’aigle mort pour disparaître. Pour se téléporter, plus exactement. Elle réapparut instantanément aux côté de la liche, qu’elle tenta de mordre violemment, puis de l’écraser. Même l’ancienne liche avait du mal à gérer instantanément une telle bête, beaucoup plus grande que lui et capable de se régénérer… spécialement avec Zach et Zorian qui ne s’arrêtaient pas de l’empêcher de se concentrer sur ce nouvel ennemi incroyable.

Distrait comme il était par l’hydre et Zach, Quatach-Ichl ne remarqua pas les disques tranchants. Pas avant qu’il ne fût trop tard, en tout cas. Il perdit l’un de ses bras, ce qui le plaça dans une position encore plus désavantageuse et l’obligea à brûler une grande quantité de mana afin de se défendre et se stabiliser. Maintenant que la couronne n’était plus sur sa tête, son mana était devenu moins ridicule qu’il l’avait été auparavant. Il ne pouvait plus simplement les surpasser par défaut. Maintenant que Zach portait fièrement la couronne pour se battre, il n’avait plus à se soucier d’une guerre d’attrition contre la liche.

Le combat continua ainsi pendant cinq minutes de supplémentaires avant de finalement ralentir. Les deux camps finirent par se confronter en silence, s’observant mutuellement, posés sur une terre désormais infertile et chacun attendant que l’autre fît un mouvement. Zach et Zorian auraient pu pousser leur avantage, bien sûr, mais cela n’aurait sans doute que provoqué la fuite de la liche. Ce n’était pas vraiment ce qu’ils désiraient.

Les secondes passèrent lentement. Les seuls sont désormais audibles dans ce monde de dévastation et de mort étaient les occasionnels cris d’aigles, tournoyant au-dessus de Princesse et Quatach-Ichl leur crachant dessus en réponse.

— Hé, lança finalement Zach en retirant la couronne et en la faisant tourner autour de son doigt d’un air joueur, la voix magiquement distordue et le visage caché derrière un masque blanc. C’est ça que tu cherches ?

La réponse de Quatach-Ichl arriva sous la forme de l’un de ses habituels rayons rouges désintégrateurs, signature du personnage s’il en était une. Zach ne bougea pas un doigt pour l’esquiver ou le bloquer. Celui-ci se contenta de courber et le contourner pour filer au loin.

— Nous pourrions accepter de te la rendre, fit remarquer Zorian, la voix également modifiée.

Quatach-Ichl inclina la tête, visiblement curieux, mais ne répondit rien.

— Ou alors… On peut continuer à jouer à ce jeu pendant encore quelques jours, je suppose, ajouta Zach en se grattant la tête, comme s’il considérait vraiment cette possibilité. Je ne sais pas pour toi, mais j’apprécie ces altercations entre nous. Un peu d’excitation pour pimenter une vie morose, tu vois le genre ?

— Ainsi, vous désirez parler, observa la liche, avant de lever les yeux vers les aigles. Ce n’est peut-être pas le meilleur endroit pour ça, cela dit.

— Choisis un lieu et une heure, dans ce cas, proposa Zach. Ne nous fais simplement pas attendre. Nous sommes vraiment pressés par le temps. Tu traînes, tu oublies la couronne.

Quatach-Ichl ne daigna pas lui répondre. Il se contenta de soulever une pierre par magie, sans le quitter du regard, et la pressa de sa main squelettique. Des lignes oranges brillantes parcoururent sa surface avant de disparaître lentement. Puis, la liche leur envoya le caillou avant de se téléporter et disparaître.

Zorian le ramassa. Il était encore chaud, il une adresse ainsi qu’une date et heure étaient gravées à sa surface.

Ainsi qu’une phrase, en-dessous.

Ne soyez pas en retard.

 

___

 

 

Zorian n’avait aucunement l’intention d’informer Quatach-Ichl à propos de la boucle temporelle, pas plus que d’essayer d’obtenir son aide afin d’en sortir. Cette idée ne ferait que leur exploser à la tronche. La vieille liche n’aurait jamais accepté de saboter les plans de son original en les aidant à s’échapper vers le monde réel. La fois où il avait réalisé qu’il n’était qu’une copie de lui-même dans un monde dupliqué, il n’avait eu aucune hésitation à se sacrifier afin de garantir la cause qui était sienne. Une personne pareille ne les aiderait pas juste pour sauver sa peau, et ils n’avaient rien d’autre à lui offrir.

Mais ils n’avaient de toute façon pas le temps de lui en parler, ni de lui demander une quelconque aide pour sortir du système. Ce dont ils avaient besoin à ce moment, c’était plus de temps, et pour ça, il leur fallait une Chambre Noire ultime et fonctionnelle.

Et avec l’aide de Quatach-Ichl, ce projet pourrait bien aboutir de façon spectaculaire.

Ils se trouvaient donc dans une salle privée, dans l’un des nombreux restaurants de Cyoria, à discuter de l’idée avec le dirigeant ibasien. Quatach-Ichl portait son déguisement humain, et Zach et Zorian avaient accepté de se démasquer pour lui prouver leur bonne foi.

— Alors, laissez-moi comprendre ça, dit-il en jouant avec son verre. Vous voulez mon aide afin de terminer votre chambre de dilatation temporelle d’Eldemar jusqu’à un niveau totalement ridicu —

— Spécifiquement, nous avons besoin de cinq mois de plus, le coupa net Zach.

— …et en échange, termina Quatach-Ichl, prétendant ne pas l’avoir entendu. En échange… Vous me rendez ma couronne ? Cela ne vous semble-t-il pas incroyablement osé et idiot à demander ? Je veux dire, je vais récupérer mon bien. Ce n’est qu’une question de temps.

— Tu vois, c’est là où tu te trompes, lui dit Zach. Zorian, fais ton truc.

Zorian acquiesça et lança son sort de portail. Quatach-Ichl se mit instantanément en garde, mais il ne se tendit qu’imperceptiblement et ne tenta pas de les attaquer ou de protester. Il observa Zorian avec curiosité pendant qu’il lançait son sort, jusqu’à voir apparaître un portail dimensionnel miniature dans la paume de sa main.

Si l’on y regardait de plus près, on pouvait y voir une étendue d’eau. Juste là, de l’autre côté, derrière les ondulations spatiales.

— Bien… joué ? lança Quatach-Ichl sur un ton emplit de doutes. Tu peux lancer un sort de portail. Ce n’est pas une chose que la plupart des gens peuvent préten –

— Analyse-le, lui intima Zach. Vois où il mène.

Fronçant les sourcils, Quatach-Ichl s’exécuta, lança quelques sorts de divination afin de déterminer la localisation de l’autre côté du portail. Après deux longues minutes, il recula et s’appuya contre le dossier de sa chaise, offrant un regard étrange à Zorian.

— C’est simplement… un lieu totalement commun, au milieu de l’océan, pour autant que je puisse le constater. Très loin de toute terre, habitée ou non.

— Précisément, lui sourit Zach d’une oreille à l’autre. Maintenant… Que penses-tu qu’il se passerait si nous jetions simplement la couronne dans le portail avant de le refermer ?

Les yeux de Quatach-Ichl s’écarquillèrent, sous le choc. Oui, il venait de réaliser. En vérité, les profondeurs des océans étaient plus ou moins inaccessibles aux humains, et même les mages les plus puissants n’auraient aucun espoir de retrouver un objet balancé dans les abysses, aléatoirement et loin de tout lieu connu. Y compris une liche comme Quatach-Ichl. Même lui y réfléchirait à deux fois, avant de vouloir imaginer ratisser les endroits les plus profonds d’un océan infini à la recherche d’un artefact de la taille d’une tête d’homme.

Si Zach et Zorian le faisaient vraiment… Ce serait vraiment tout comme la détruire purement et simplement.

— Vous ne le ferez pas, leur répondit sévèrement Quatach-Ichl. La valeur de cette couronne –

— Si nous ne pouvons pas faire fonctionner cette Chambre Noire, nous sommes morts, lui envoya Zach en s’avançant légèrement. Là, je l’ai dit. Nous sommes désespérés, et nos vies dépendent totalement de ce projet. Alors si nous échouons, cette couronne nous est parfaitement inutile. Pourquoi la garder ? Et puis, n’importe qui à qui nous pourrions la donner ne deviendrait qu’une cible pour toi. Il est plus pertinent de tout de suite la faire disparaître à jamais.

— Tu… commença Quatach-Ichl, avant de perdre ses mots, et de secouer la tête en fermant les yeux. Je vois. Donc soit je récupère la couronne maintenant ou je la perds pour toujours. C’est ce que vous essayez de me dire ?

— C’est exactement ce que nous disons, confirma Zach avec un grand sourire.

— D’ailleurs, ne prétends pas ne pas être intéressé par les Chambres Noires et que nous aider à travailler sur ce projet ne serait qu’une tâche ingrate, lui fit remarquer Zorian. Nous savons de source sûre que tu t’intéresses au centre de recherches sous Cyoria depuis un moment déjà. Le projet nécessite une énorme quantité de fonds et de personnel, et Ulquaan Ibasa n’est probablement pas très fournie en l’un et l’autre. Ce qui est un peu malheureux, parce qu’en tant qu’endroits rempli de morts-vivants, c’est sans doute la nation la plus à même d’exploiter ce truc à plein potentiel. Pas besoin de s’inquiéter pour la limite de temps si tu ne vieillis pas. Et tu as définitivement besoin du moindre avantage que tu peux obtenir, si tu comptes vraiment concurrencer Eldemar et les puissances d’Altazia. N’ai-je pas raison jusque-là ?

— Hmm… Peut-être, admit la liche après une petite pause. Tu dis que je recevrais toutes les informations au sujet du projet Chambre Noire d’Eldemar ?

— Comment pourrions-nous espérer te voir nous aider à l’améliorer sinon ? fit Zorian en haussant les épaules. Cela dit, tu n’es pas assez mégalomane – et ça me fait bizarre de te dire ça, à toi. Ce n’est pas que le projet d’Eldemar. Nous avons également accès à ceux de Sulamnon, de Falkrinea, et de tout le monde, en réalité. Chaque projet sur ce satané continent.

Il sortit un épais dossier rouge de son sac et le tendit à Quatach-Ichl. Il ne contenait aucune note critique, bien sûr, mais suffisamment d’informations pour rendre clair le type de documents qu’ils avaient à disposition.

La liche feuilleta le dossier, lentement tout d’abord, et de plus en plus fiévreusement à mesure qu’il en voyait. Ses sourcils se levèrent encore et encore, le plus il approchait de la fin.

— C’est… Comment avez-vous pu obtenir tout ça ? demanda-t-il, visiblement honnêtement impressionné.

— Nous avons mis à sac chaque centre de recherches du continent, et volé tout ce qu’il y avait à voler, expliqua simplement Zorian.

— Hmmm, soupira Quatach-Ichl. Je suppose que c’est vraiment très important pour vous…

Ils passèrent quinze minutes supplémentaires à discuter les détails de la coopération proposée. Bien que Quatach-Ichl n’acceptât rien réellement et fît de son mieux pour paraître moyennement intéressé, Zorian pouvait clairement voir qu’ils le gagnaient, petit à petit.

— Il y a une chose qui me turlupine, dans tout ça, dit finalement la liche. Si j’accepte votre proposition et vous aide comme convenu… Qu’est-ce qui vous poussera à honorer votre part du marché, à la fin ? Oui, j’admets avoir un intérêt certain pour les informations que vous pourriez me fournir, mais la couronne que vous avez volée est pour moi le vrai problème. Quelles garanties ai-je de la voir retourner sur ma tête ?

— Si tu acceptes de nous aider, nous te la rendons immédiatement, lui annonça aussitôt Zorian.

Quatach-Ichl leva un sourcil. À vrai dire, il le faisait beaucoup, dans cette conversation.

— Vraiment, appuya Zach.

Ce dernier avait déjà utilisé la Clé pour déverrouiller la porte. Maintenant qu’il pouvait le faire à volonté, il n’avait plus aucun besoin de la couronne autrement que pour ses compétences de base, et tandis qu’elle était extrêmement utile… Quatach-Ichl l’était incroyablement plus, à ce moment.

Ils pouvaient toujours la voler à nouveau à l’original hors de la boucle temporelle, dans le pire des cas.

— Qu’est-ce qui vous fait penser que je ne vais pas simplement la prendre et m’en aller avec en riant de vous ? demanda-t-il, curieux.

— Tu pourrais parfaitement le faire, en effet, soupira Zach. Mais nous pensons que tu n’en feras rien. Pour tout ce que nous avons de différents, pour nos différences, nos camps, nos idées, nos altercations… Tu es malgré tout un mort-vivant du genre honorable.

— Huh. Je ne sais pas si je dois me sentir flatté que ma réputation soit si bonne même chez mes ennemis, ou si je dois vous mépriser pour votre naiveté.

— Ce qui veut dire que nous avons un accord ? insista Zach.

— Laissez-moi vous poser une question, renchérit le dirigeant ibasien. Qu’est-ce qui vous fait penser que vous pourriez travailler avec moi sur ce projet ? Je veux dire, vous avez clairement enquêté sur moi depuis un certain temps. C’est de bonne guerre, tous les ennemis font ça. Vous l’avez même fait en évitant que je le remarque, et une partie de moi ne peut s’empêcher d’éprouver de l’admiration pour ce haut fait. Cependant, il semble toujours étrange d’accorder une telle confiance… Très risqué. Nous étions – et pourrions bien redevenir aussitôt cette conversation terminée – des ennemis mortels cherchant à s’entretuer.

— Nous vivons tous deux une vie des plus risquées, on n’est plus à ça près, lui envoya Zach en riant.

— Et pourtant, vous êtes toujours en vie, nota la liche, accompagnant les mots d’un sourire plus subtil. Il est évident que ce n’est pas qu’une question de confiance excessive.

— Si nous répondons à cette question, répondras-tu sincèrement à l’une des nôtres ? en profita Zorian.

— Bien sûr, accepta la liche en agitant la main pour donner bonne mesure. Demande.

— Pourquoi travailles-tu avec le Culte afin de libérer le Primordial emprisonné sous Cyoria ? demanda Zorian. Je refuse de croire que quelqu’un comme toi pourrait ignorer ce avec quoi il joue exactement. Nous ne parlons pas d’une vulgaire invocation qui disparaîtra quelques heures plus tard, pas non plus d’un monstre puissant. C’est une créature que même les dieux n’ont pas pu tuer. Pourquoi laisserait-tu un tel cataclysme libre d’aller par le monde ? Je peux voir un mage quelconque le faire sans se soucier des conséquences, mais certainement pas toi. Tu as une terre natale qui te tient à cœur, et tu prévois sûrement de vivre pour un sacré bout de temps.

— À jamais, précisa la liche. Je prévois de vivre à jamais.

— Alors pourquoi ? insista Zorian. Pourquoi libérer une entité divine qui pourrait bien détruire tout ce que nous connaissons dans quelques siècles ?

Quatach-Ichl les regarda tous deux pendant quelques secondes, amusé.

— Ha ha ! finit-il par éclater de rire. Alors, vous êtes au courant pour l’invasion dont je fais partie.

— Bien sûr que oui, confirma Zach.

— Comme je l’imaginais, répondit-il. Je suppose que ça répond à ma question, n’est-ce pas ? Si vous savez pour l’invasion, vous savez que je prévois de passer des marchés incroyablement risqués si les bénéfices sont à la hauteur. Mais quoi qu’il en soit, à propos de votre question… Le truc, c’est que je pense que le Primordial ne va pas être autorisé à rester libre bien longtemps. Ne parlons même pas de siècles, je ne pense pas qu’il tienne deux semaines !

— Pourquoi ? demanda Zach, en fronçant les sourcils.

— Parce que j’ai foi en les Anges, annonça aussitôt la liche.

Quoi ?

— C’est étrange d’entendre quelqu’un comme moi dire ça, n’est-ce pas ? continua Quatach-Ichl, un sourire entendu sur les lèvres. C’est pourtant vrai. Les dieux sont peut-être partis, mais les Anges sont toujours là, et je n’entretiens aucun doute quant au fait qu’ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour tuer ou sceller à nouveau le Primordial. Leurs restrictions limitent leur capacité à agir dans le monde physique, alors il est facile de les sous-estimer, mais ils possèdent des agents et des armes réellement incroyables. Je le sais, je les ai vus se battre à plusieurs reprises. Un Primordial ne devrait pas être impossible à gérer pour eux.

— Alors… Tu veux libérer le Primordial, sachant que les Anges vont s’en occuper longtemps avant qu’il ne devienne une vraie menace… conclut Zorian.

— Oui, confirma la liche. Franchement, ma plus grande inquiétude ne porte pas sur la possibilité ou non qu’ont les Anges à gérer le Primordial. Non, ce qui m’inquiète le plus, c’est qu’ils puissent s’en occuper trop rapidement, et que les dégâts provoqués par sa libération soient trop limités. J’ai ordonné la destruction de tous les temples dès le début de l’invasion, mais j’ai peur que ce ne soit pas assez. Les Anges peuvent se montrer étonnamment subtils et sournois quand ils le veulent. Pour ce que j’en sais, ils pourraient très bien déjà être en train de prendre des mesures contre moi.

Heh. Il n’avait pas idée.

— Nous sommes vraiment chanceux, en réalité, expliqua Quatach-Ichl, très hautain. Il est probable que la capacité des Anges à interférer avec notre plan physique soit encore plus limité à cause des récentes… hmm… complications liées aux sphères spirituelles.

— Tu veux dire, le fait qu’on ne puisse plus communiquer avec le monde spirituel dernièrement ? demanda Zorian.

— Hmmm, très bien informés, en effet, grommela Quatach-Ichl tout bas. Oui, ça. C’est imprévu, mais pas malvenu. On pourrait dire que les cieux me viennent en aide, ha ha !

Un léger silence descendit sur la scène suite à cette blague ratée, pour tout ce qu’en savait Zorian.

— Bon, reprit Zach plus sérieusement. Avons-nous un pacte, oui ou non ?

— Je suppose que oui, accepta la liche. La sénilité doit venir avec le grand âge, mais je vais vous donner une chance. Une chance réelle, sans coup bas, bien sûr. Les marchés que je passe…

— Nous en avons assez entendu à ce propos, le coupa Zorian. Ils sont honorés au possible, et nous y croyons dur comme fer, oui.

— Bien.

— Oh, encore une chose, continua Zorian. Nous avons également plus ou moins approché l’Ordre Ésotérique du Dragon Céleste à ce propos, et pour d’autres problèmes mineurs. Malheureusement, ils ne sont pas aussi intelligents et raisonnables que toi, et nous avons… genre… fini par légèrement les kidnapper.

Il lança une peinture sur la table. Très réaliste, représentant un groupe d’hommes attachés et bâillonnés. Il n’y avait là aucune preuve de la légitimité de l’image, mais la liche fronça les sourcils lorsqu’il la vit.

— Puisque nous travaillons ensemble maintenant, nous espérions que tu pourrais les convaincre de coopérer, dit Zorian. Au minimum, nous avons besoin de leur aide pour faire fonctionner ce marché. Autrement, j’ai peur que nous soyons forcés de les soumettre à… nos méthodes intenses afin de les convaincre.

— Hmpf. Bien sûr, les incompétents se font capturer, marmonna Quatach-Ichl.

Il lança la peinture sur la table à son tour, avant de leur envoyer un regard plus spéculatif, prudent. Suite à quoi, il tendit la main, paume levée.

— Ma couronne, demanda-t-il en faisant un léger mouvement des doigts.

Dans un soupir, Zach mit la main dans l’une de ses poches et en sortir l’artefact impérial. Il le regarda longuement d’un air triste avant de prudemment le déposer dans la main qui l’attendait.

La liche plaça immédiatement la couronne sur sa tête, provoquant l’apparition d’un schéma géométrique complexe de lignes magiques à la surface de sa peau, qui s’estompa rapidement. L’espace de deux secondes, son déguisement faiblit également et la forme noire et osseuse de son vrai corps apparut, avant d’être à nouveau remplacée par cette peau sombre qu’il arborait en tant qu’humain.

La couronne n’était plus visible, cachée sous quelque magie que Quatach-Ichl eût lancée pour se faire passer pour un être vivant.

— Bien, dit-il. Menez-moi à ces clowns et je leur parlerai. Ils vont coopérer.

 

___

 

Les choses se développèrent très rapidement ensuite.

Zoirian fut honnêtement surpris par la vitesse avec laquelle tout s’imbriqua, et avec quelle facilité. Il s’était inquiété des réactions provoquées par l’enlèvement des mages – ils auraient pu refuser de coopérer, ou traîner pour ralentir le projet. Ils avaient eu peur que Quatach-Ichl prît la couronne et disparût en se moquant de leur stupidité. Il avait été hanté par la possibilité que les dirigeants du Culte ne sabotassent tout par vengeance, parce qu’ils avaient techniquement été obligés d’accepter de coopérer.

Rien de tout ça n’arriva. Pour une fois que quelque chose fonctionnait comme prévu, c’était à la fois rafraîchissant et très suspect. Les chercheurs choisirent de travailler avec eux plutôt que de les défier. Nombre d’entre eux étaient même enthousiasmés par le projet, une fois qu’ils eurent réalisé qu’ils avaient été recruté pour travailler dessus. Que Zach et Zorian leur promissent de leur donner tous les résultats des recherches une fois celles-ci finies les aida sans doute énormément, d’ailleurs. Quelque peu sceptiques à ce sujet, oui, mais l’ampleur du projet était suffisante pour mettre les gens à l’aise. Ils n’allaient pas tuer tant de gens juste pour s’assurer leur silence, n’est-ce pas ?

Quatach-Ichl était un squelette de parole. Comme il n’avait jamais tenté de couper court aux enseignements qu’il leur avait prodigués, il n’essaya pas de se soustraire à son engagement concernant le projet Chambre Noire. Ce qui était exceptionnel, parce que son aide s’avérait démente, et leur permit d’attendre des distances dont ils n’auraient jamais pu rêver sans lui. Il était bien plus qu’un remplacement pour la sorcière – il était à des années-lumière d’elle, et Zorian était sincèrement désolé et ne pas l’avoir recruté bien plus tôt. Avec son aide, peut-être n’en seraient-ils même pas là, obligés de travailler sur ce projet.

Hélas, l’idée de l’informer à propos de la boucle temporelle était toujours totalement idiote.

— Même si Robe Rouge a quitté la boucle avec l’aide de Panaxeth, il a quand même dû trouver un moyen de faire durer son marqueur plus de six mois, dit Zorian, lorsqu’ils discutaient de ça, un jour.

— Tu penses que ce n’est pas Panaxeth qui l’a aidé à le faire ? demanda Zach.

— Peut-être l’a-t-il fait, mais je doute que le Primordial ait effectué la moindre modification lui-même. Il a peut-être donné des indices et instructions à Robe Rouge, mais il devait quand même trouver quelqu’un pour le faire.

— Tu penses que ce quelqu’un est Quatach-Ichl, supposa Zach.

— Oui, confirma Zorian. Pourtant, s’il a aidé Robe Rouge à acquérir un marqueur permanent, pourquoi n’en a-t-il pas acquis un lui-même ?

— Peut-être ne le pouvait-il pas, offrit Zach. Je veux dire, le fait que les marqueurs temporaires ne fonctionnent pas sur les gens pendant six mois après leur disparition indique clairement que ce n’est pas le marqueur qui décompte le temps qui passe. C’est le Portail, et le Gardien du Seuil.

— Alors ?

— Alors, ça veut dire que modifier un marqueur doit être fait avant que le Portail traite l’information, d’une certaine façon. Selon toute probabilité, le changement doit être fait avant que le cycle durant lequel ils obtiennent le marqueur ne se termine, lorsque le Portail n’a pas encore enregistré le marqueur nouvellement placé. Nous savons dans notre exemple que le Gardien ne peut faire certaines choses qu’à la fin d’un cycle, et c’est probablement l’une d’elles. Ce qui expliquerait aussi pourquoi nous n’avons jamais trouvé le moyen de les modifier. Au moment où leur premier cycle s’est terminé, nous avons perdu cette chance définitivement.

— Ah, comprit Zorian, impressionné par la logique de Zach, pour une fois. C’est logique, quand on y pense. Alors tu penses que Quatach-Ichl possédait déjà un marqueur temporaire avant que Robe Rouge…

— Je ne sais pas. Je balance juste des idées, je suppose. Que penses-tu de tout ça ?

— Je pense que peut-être que Quatach-Ichl ne désirait même pas quitter la boucle temporelle, même s’il a découvert son existence, proposa Zorian. Je veux dire, clairement pas par une méthode comme celle utilisée par nos deux traîtres. Passer un contrat à la vie à la mort avec un Primordial ? Pas la moindre chance. Et quitter les lieux physiquement est exceptionnellement difficile.  Je ne pense pas que Quatach-Ichl aurait pu le faire, même en essayant. Peut-être a-t-il passé un marché avec Robe Rouge, un peu comme celui que j’ai passé avec Xvim, Kael et les autres. Une fois dehors, donner une montagne d’informations et de notes en échange de la modification du marqueur.

— Il a toujours pu demander un marqueur temporaire et le modifier, nota Zach. Juste au cas où, tu sais.

— Oui, je pense que c’est sensé, admit Zorian. Je ne sais pas. Peut-être que c’est comme tu dis, et qu’il n’a simplement pas pu. Je ne peux pas voir Panaxeth offrir à Robe Rouge une solution faite spécifiquement pour lui. Il ne veut probablement pas voir quiconque sortir sans passer par un pacte avec lui.

Leur interaction avec le culte avait commencé de façon très électrique. D’une part, ils les avaient enlevés et menacés, et il était inévitable de les voir peu enclins à coopérer. Il n’avait pas aidé que Zorian eût fait évacuer tous les métamorphes de la ville avant d’en informer le dirigeant du culte : aucun sacrifice d’enfant n’était toléré, ce qui mena à de nombreux cris et autres crises – y compris un rapide échange musclé à base de sorts de combat.

Cela dit, ces dirigeants virent la lumière lorsque Zach et Zorian leur montrèrent le Portail de l’Empereur. Ils n’expliquèrent pas aux cultistes ce que l’objet faisait exactement, mais bien qu’il s’agissait d’un artefact divin contenant l’essence de Panaxeth lui-même… et qui pouvait être utilisé en tant que clé pour ouvrir la prison. Une bien meilleure clé que le sang de métamorphe, qui ne contenait que si peu d’essence…

Bien que la description fût volontairement erronée, les faits étaient réels – à l’intérieur de la boucle temporelle, le Portail de l’Empereur pouvait bel et bien ouvrir la prison de Panaxeth. En fait, l’utiliser de la sorte faisait partie de leur plan visant à s’échapper de tout ça. C’était déjà vrai lors de leur coopération avec la sorcière, et ça restait vrai.

Zorian s’était un peu inquiété de voir les cultistes comprendre trop de choses sur l’artefact s’ils étaient laissés libre de l’étudier, mais cela n’arriva pas. Ils se montrèrent trop heureux de pouvoir travailler dessus, mais uniquement parce que c’était une meilleure clé. Ils ne réalisèrent pas ce qui se passait réellement à l’intérieur.

Sachant que c’était un artefact divin, et l’un de ceux qui étaient incroyablement compliqués à étuder, Zorian n’aurait probablement pas dû se laisser surprendre, au final.

Dans tous les cas, leurs plans se déroulèrent sans faille. Mieux qu’ils avaient espéré, en réalité. Ils avaient creusé un immense complexe souterrain, refaçonné la géographie complète afin d’assister sa création, et entouré l’orbe impérial de couches et d’autres couches et encore plus de couches de barrières compliquées, faites de matériaux rares et hors de prix. Le coût total du projet était suffisant pour ruiner un petit pays et auraient donné matière à réflexion à de plus grandes nations comme Eldemar et Falkrinea s’ils avaient dû financer la chose de bout en bout. Au bout du compte, même Quatach-Ichl se montra légèrement mal à l’aise face à la somme astronomique engouffrée dans ces recherches.

Mais ça n’importa pas, au final, parce qu’il resta fidèle à sa promesse, et le projet fut terminé à temps. Six jours avant la fin du mois, la Chambre Noire améliorée fut terminée. Une longue file de personnes – des marqués, les dirigeants du culte et les plus enthousiastes des chercheurs kidnappés – se massèrent dans l’orbe, et activèrent la magie de dilatation temporelle.

Ils allaient passer les cinq mois suivants à l’intérieur. Dehors, un seul jour allait s’écouler.

Quatach-Ichl ne les rejoignit pas, malgré l’aide essentielle qu’il y avait apporté. C’était intelligent de sa part, parce que Zach et Zorian l’auraient tué au moment où l’orbe aurait été isolé du monde extérieur, et lui auraient volé sa couronne, encore. Zorian ne savait pas si l’âme de Quatach-Ichl aurait pu rejoindre son phylactère s’il s’était fait tuer à l’intérieur d’une dimension si hermétique, et l’avoir là pour cinq mois complets était bien trop dangereux de toute façon. Les dirigeants du culte étaient… gérables. Quelqu’un comme Quatach-Ichl, pas du tout.

Quoi qu’il en fût, ces mois allaient consister à entraîner tout le monde. Améliorer les compétences de chacun afin qu’ils pussent aider lors de la phase finale du plan. Ils fabriquèrent également les pierres de protection nécessaires, ainsi que divers schémas pour préparer le terrain, et ainsi de suite. Il était un peu compliqué de cacher la vraie finalité de ces préparatifs à ceux qui n’avaient pas à la connaître, mais Zorian n’était pas opposé à l’idée de tous les tuer à la fin s’ils leurs révélaient trop de leurs plans, alors peu lui importait.

Il y avait une chose qu’il voulait faire également, cela dit. Une chose qu’il gardait secrète, de tout le monde, y compris de Zach.

Aussi, il rassembla la plupart des Aranea, plus Xvim et Daimen, et les amena dans un coin isolé de la dimension afin de leur parler.

— Quel groupe étrange tu as rassemblé, lui fit remarquer Xvim. On dirait que tu n’es toujours pas satisfait de tes compétences en magie mentale, si j’observe la situation correctement.

— Sérieusement ? se plaignit Daimen. Tu n’es pas encore assez doué ?

— On ne peut jamais être assez doué en magie mentale, répondit l’une des Aranea.

— Elle a raison, admit Zorian. C’est ma compétence la plus poussée, et il est bon de travailler sur ce qui fait de nous ce que nous sommes, en puissance. Cependant, je ne vous ai pas amenés ici pour vous parler de mes compétences mentales en général. Ce que je veux… c’est passer outre un sort de l’Esprit Vide et cibler une personne avec ma magie mentale.

Tout le monde réalisa. Même les Aranea – leur langage corporel était un peu difficile à lire, mais Zorian l’avait déjà plutôt pas mal cerné durant toutes ces années.

Et ils se mirent au travail.

 

___

 

La tentative de sortie devait avoir lieu à la fin du mois, le jour du festival d’été. La raison était identique à celle qui poussait les Ibasiens à envahir Cyoria ce jour-là, et celle pour laquelle les cultistes tentaient de libérer Panaxeth à ce moment précis. L’alignement planétaire, qui donnait à la magie dimensionnelle toute sa puissance.

Lorsque le groupe quitta l’orbe impérial, il ne restait que cinq jours. Ce n’était pas beaucoup, mais suffisant pour effectuer les préparations nécessaires. Le centre de recherches fut entièrement revu pour devenir une partie du plan du rituel de sortie. De vastes sections du Gouffre furent couvertes de formules magiques gravées à même la roche et incrustées par d’étranges pierres métalliques. Les cultistes qui avaient passé cinq mois à se parfaire en magie dimensionnelle et en divination analysèrent le Portail de l’Empereur et partagèrent leurs résultats avec le groupe. Ils semblaient honnêtement remercier Zorian du fond du cœur pour l’aide qu’il leur avait fournie, faisant monter un soupçon de culpabilité au fond de celui-ci, parce qu’il devait les trahir, au bout du compte. Pas suffisamment pour changer les choses, mais quand même.

Malheureusement, la partie finale du plan impliquait quelques fâcheux détails. De base, ils devaient se servir de la prison de Panaxeth comme d’un pont, ouvrir une porte dimensionnelle qui connecterait un endroit au même endroit hors de la boucle temporelle. Ce plan était désormais largement irréalisable. La sorcière était la seule à savoir comment interagir avec la prison du Primordial avec assez de finesse pour rendre cette option possible. Malgré leurs meilleurs efforts, ils ne parvinrent pas à développer cette capacité, et ne purent espérer continuer sur cette voie. Et cela ne les aida pas de ne pas pouvoir effectuer de tests et autres expériences lorsqu’ils s’étaient trouvés à l’intérieur de l’orbe. Ils pouvaient uniquement avancer en théorie, et ce n’était pas suffisant.

Pourtant, alors que ce plan n’était plus imaginable, ils avaient une alternative. C’était juste que ce nouveau plan nécessitait d’ouvrir la prison et sacrifier l’orbe afin de servir de pont afin de connecter les deux réalités.

Et il y avait alors deux problèmes. D’abord, ils devaient déstabiliser ladite prison et y ouvrir une faille. Ce qui provoquait généralement une fin prématurée du cycle en cours, tout en permettant à Panaxeth d’influencer le monde extérieur pendant qu’ils fabriqueraient le passage. Ce problème-là serait résolu en enfermant la zone dans une multitude de couches dimensionnelles pour que même après être sorti de sa prison, Panaxeth ne fût pas totalement libre. Ils n’étaient pas totalement certains que ça fonctionnerait, mais l’idée était la meilleure qu’ils eussent. Même si ça fonctionnait, cela dit, cela ne ferait qu’empêcher la sécurité de redémarrer un nouveau cycle immédiatement. Cela n’empêcherait absolument pas le Primordial de tout saccager alentour.

Le deuxième souci rencontré était un peu plus délicat. Pour procéder de la sorte, ils devraient sacrifier l’orbe impérial afin de s’en servir de pont entre les réalités. Il resterait derrière, ce qui limiterait durement la quantité de choses qu’ils pourraient emmener, et provoquerait la perte totale de tout ce qu’ils avaient placé dans la mémoire de l’orbe.

C’était… douloureux, pour en dire le moins. Il n’y avait par contre aucun autre choix. L’orbe impérial était la seule dimension miniature renforcée d’un pouvoir divin, à leur connaissance. C’était la seule entité capable de supporter le stress dimensionnel impliqué dans ce procédé. N’importe quoi d’autres se briserait en quelques secondes, dans le meilleur des cas.

Décider ce qui allait être emmené et ce qui allait rester était horrible, et conduisit à un bon nombre de disputes. Finalement, ils parvinrent à réduire leurs possessions à un niveau acceptable.

Les jours passèrent en un éclair, et le moment fatidique arriva. Le festival d’été était là, et l’invasion allait démarrer. Zach et Zorian avaient prévu de tuer tous les dirigeants du culte la veille, afin de les empêcher de leur mettre des bâtons dans les roues au dernier moment, mais leurs alliés de fortune les surprirent en promettant, de leur propre initiative, de ne pas s’en mêler. La raison officielle étant simple : ils avaient compris que le groupe de Zorian prévoyait également de libérer le Primordial, et qu’ils n’avaient aucune raison de le tenter également. Zorian n’y croyait pas une seconde, bien entendu. Les dirigeants du culte voulaient contrôler le Primordial, pas juste le libérer. De plus, Quatach-Ichl n’était jamais vraiment loin d’eux depuis quelques temps, et agir directement contre eux était presque impossible.

Avec mauvaise volonté, ils décidèrent de laisser tomber. Il fallait espérer que la liche et les cultistes allaient être trop occupés avec leur invasion de la ville pour tenter de saboter leur opération. Ils avaient fait de leur mieux pour préparer les défenseurs sous couvert, et les attaquants allaient être bien pris. Ils finalisèrent le dernier round de préparatifs et s’assirent pour attendre.

Tout était prêt.

Zorian se tourna vers Zach.

— Si on se foire, je suis mort, dit-il.

Zach gigota, mal à l’aise.

— Le Gardien peut avoir menti pour une raison quelconque, osa-t-il supposer. Peut-être que tu vas te réveiller au début du mois et —

— Peut-être, trancha Zorian, qui en doutait fortement. Mais il est plus intelligent de se dire que les choses ne vont pas être si sympathiques. De toute façon, si ça capote et que nous finissons par mourir, tout dépendra de toi. Tu seras notre dernier espoir.

— Je… suppose que oui, soupira Zach, l’air réellement peiné et souffrant à l’idée de sortir de la boucle temporelle seul. Écoute, je sais que l’hypothèse semble débile… mais si quoi que ce soit t’arrive, je te promets de prendre soin de ton original, ok ?

— Débile, peut-être… Mais je me sens mieux, maintenant… Un peu. Allez. Ça commence.

Le rituel prenait place à l’intérieur du Gouffre, sur une plateforme flottante érigée en son centre, sur laquelle se tenait le Portail du Souverain. Zorian fut frappé par la disposition des lieux, d’un seul coup : c’était quasiment identique à ce que faisaient généralement les cultistes… N’avaient-il pas finalement remplacé ces anciens ennemis ?

Bien sûr, ils employaient actuellement des moyens bien plus poussés que ce que le culte avait à disposition par le passé. Bien que le rituel principal se déroulât sur cette simple et unique plateforme, les mécanismes le supportant s’étendaient dans l’ensemble du monde souterrain local, jusqu’à des profondeurs qu’ils n’auraient jamais osé atteindre sans leur organisation récente et l’aide de la liche. De plus, l’espace autour d’eux était totalement enfermé dans plusieurs épaisseurs parfaitement hermétiques de membranes dimensionnelles qui isolaient les lieux du reste du monde. Il n’allait pas y avoir de jeunes mages arrogants volant vers eux dans une sphère de lumière blanche afin de les interrompre, comme Zach et Zorian l’avaient alors fait. Même les individus les plus doués en magie dimensionnelles n’auraient aucune chance de percer toutes ces couches si sophistiquées rapidement.

Le groupe s’organisa en trois cercles concentriques. Zach, Zorian, Daimen et Xvim se tenaient au centre, entourant le Portail. Ils étaient les plus à même de toucher aux dimensions, et les plus importants dans tout ce plan. Autour d’eux se trouvaient des dizaines de mages dont les compétences étaient suffisantes pour fournir une quelconque aide, mais pas suffisantes pour prendre part au plus gros du rituel. Finalement, il y avait tous les autres, qui ne pouvaient pas vraiment supporter la procédure et ne pouvaient que rester en retrait en priant pour un succès sans faille. Ils n’étaient là que parce qu’une fois la zone totalement isolée, il était devenu impossible d’y entrer sans la rouvrir et faire tout échouer. Aussi, s’ils désiraient sortir de la boucle temporelle, ils devaient être présents dès le départ sur le site du rituel.

Après quelques cris et autres efforts, tout le monde se retrouva à sa position assignée et savait, il fallait l’espérer, que faire.

Pendant les cinq premières minutes, rien de spécial ne se produisit. L’air surplombant la plateforme se tordit et plia, ondulant et dansant comme derrière un courant d’air brûlant, mais ce fut tout. Le groupe devait se montrer exceptionnellement prudent quant à leurs sorts et leur timing, et leur travail allait fatalement s’en trouver des plus lents. Pourtant, tout se passait comme pré —

Les murs du gouffre vibrèrent, envoyant gravats et poussières alentour et provoquant l’illumination et le scintillement des formules gravées à leur surface, d’une lumière bleue lugubre. Un son profond retentit, comme un grognement du Gouffre lui-même, au loin. Comme le chant agressif d’une bête titanesque.

Merde. Qu’est-ce qu’il se passait, dehors ? Que faisaient Quatach-Ichl et les cultistes ?

— Restez concentrez ! cria Xvim. Nous sommes à une étape crit —

Un autre tremblement, plus puissant, secoua le Gouffre. Soudain, les enfers se déchaînèrent littéralement. La brèche contrôlée et mesurée sur laquelle ils travaillaient péta les plombs et une fissure noire et irrégulière se manifesta sans attendre au-dessus de leurs têtes.

— Merde ! jura Zach. Réprimez ça ! Contrôlez-moi ce —

Mais il était trop tard. Un déluge de tentacules bruns, sombres et couverts de pointes déferla hors de cette ouverture et envoya tout le monde voler, loin de leurs positions respectives.

Ouverture qui s’élargit, révélant un œil géant, inhumain à trois iris, observant le monde depuis l’autre côté de la barrière dimensionnelle, rapidement suivi par d’autre tentacules qui sortirent pour les affronter. Ceux-ci étaient plus gros, et des mains humaines les terminaient de façon pas très ragoutante.

La situation avait dégénéré, oui, mais tout n’était pas perdu. Ils avaient créé le rituel en gardant certaines tolérances à l’esprit, et il s’agissait là d’un développement toujours acceptable. Rapidement, de nombreuses personnes composant le troisième cercle foncèrent vers le centre et firent face aux tentacules, afin de les affronter. Des gens comme Kyron et Taiven, qui n’avaient aucun moyen d’aider au rituel lui-même, mais qui étaient bien assez puissants et expérimentés pour les distraire, et n’avaient rien d’autre à faire de toute façon. Ils chargèrent sans peur la masse primordiale qui cherchait à les envahir, brûlant leur mana sans se retenir afin de les tenir à distance de Zach et Zorian.

Quant à ces derniers, ils étaient occupés à contenir la brèche et ne pouvaient offrir qu’une aide très limitée. Si leur attention devait se détourner rien qu’une seconde, Panaxeth les submergerait avant qu’il pussent faire quoi que ce fût. Ils esquivèrent frénétiquement les tentacules volants, reformant et stabilisant la fissure en quelque chose de gérable.

Faiblement, Zorian était conscient qu’une des mains, tranchée en deux par Taiven, avait vu jambes et griffes pousser à sa surface et se jetait sur elle. Taiven finit jetée au sol, incapable de lancer le moindre sort. Kyron parvint à envoyer voler la chose loin d’elle, mais elle dut être traînée sur le côté, clairement hors de combat.

Elle saignait profusément, laissant une trace de sang dans son sillage tandis qu’elle se faisait tirer un peu plus loin, sur les bords de la plateforme. Zoiran ne savait pas si elle survivrait, et ne pouvait pas se permettre de vérifier.

Non loin de là, l’une des Aranea tenta de bloquer l’un des petit tentacules couverts d’épines à l’aide d’un bouclier de force, et se trouva trop faible pour y parvenir. Le tentacule perça le bouclier aisément et s’enroula autour de son torse à plusieurs reprises. Ce fut à ce moment qu’ils découvrirent que ces satanées épines n’étaient pas seulement tranchantes, mais également très fines, comme des lames de rasoir. Le cri de l’araignée cessa presque immédiatement, son corps se faisant mutiler au-delà de toute possibilité de récupération.

L’appendice informe ramassa le corps qui avait chu au sol, et s’en servit comme d’une arme improvisée, le balançant de tous les côtés comme une poupée désarticulée, provoquant une pluie de sang et de viscères. Certains des mages paniquèrent et frémirent en se voyant couverts de sang d’Aranea, bien qu’aucun dégât ne fût infligé, et leur contrôle de la brèche commença à faiblir.

— Putain, jura Zorian, hors de lui, plongeant la main dans sa poche et en sortant des sphères d’acier densément couvertes de formules magiques.

Il avait espéré les converser pour plus tard. Il en avait besoin plus tard. Mais s’ils ne les utilisaient pas immédiatement, ils étaient finis.

Il lança les sphères vers la faille dimensionnelle au-dessus de sa tête, et elles s’alignèrent spontanément autour de celle-ci avant de se mettre à tourner et briller. Les tentacules du Primordial se retirèrent rapidement, changeant de direction pour tenter de briser cette nouvelle formation étrange, aussitôt suivies par le reste du groupe qui n’avait pas perdu une seconde à réaliser qu’ils ne pouvaient pas laisser cela se produire. Une quantité phénoménale de rayons multicolores, de balles magiques et de projectiles plus exotiques interceptèrent les tentacules, stoppant leur charge l’espace de quelques secondes.

Et quelques secondes furent suffisantes. Les sphères de Zorian éclatèrent en une lumière blanche aveuglant tout le monde. Puis, la fissure commença à se refermer. Certains des appendices du Primordial, séparé de son corps par la réduction de la brèche, tombèrent simplement au sol, inertes.

Leur soulagement fut de courte durée, cela dit. Lesdits tentacules se mirent à bouillir comme de l’eau bien, bien trop chaude avant de se rassembler en une masse structurelle qui n’était pas sans rappeler une chrysalide ovoïde.

Alanic fut le premier à y réagir. Il envoya des torrents de feu blanc vers le cocon en formation, et tout le monde le suivit. Cependant, la structure sembla avoir développé une espèce de résistance aux sorts qu’ils avaient employés pour se battre jusqu’alors, et leurs efforts pour l’éradiquer ne se voyaient pas couronnés de succès.

En son cœur, une forme horrible commença à se prendre forme.

Et le Portail de l’Empereur se mit à briller d’une lumière vive, de son propre chef, la silhouette du bien connu Gardien se matérialisant à ses côtés.

— Merde… ne put s’empêcher de jurer encore Zorian – chose qu’il faisait beaucoup ces derniers temps.

— Utilise l’orbe, lui dit Xvim calmement.

— Mais – protesta Daimen.

— Nous n’avons pas le choix ! le coupa sèchement Xvim. Nous n’avons pas le temps. C’est maintenant ou jamais !

Après une seconde d’indécision, Daimen lança l’orbe impérial vers la fissure dimensionnelle.  Zach, Daimen, Zorian et Xvim se mirent à rapidement lancer une succession rapide de sort dans sa direction, sans s’arrêter, tentant de l’intégrer à la prison de Panaxeth comme ils l’avaient prévu.

Et ça ne se passait pas très bien, aussi Zorian utilisa encore les objets qu’il avait préparés – une collection de tablettes de métal, plusieurs planches faites de bois traité par alchimie, et une boîte de plusieurs centaines de billes de marbre, chacun contenant une formule à trois dimensions faire de câbles métalliques. Il les sacrifia, les uns après les autres, et utilisa même sa propre force vitale afin de permettre aux sorts de frapper plus fort, plus violemment. Il était presque certain d’avoir vu Zach, Xvim et Daimen faire de même et offrir une partie de leur force vitale pour s’assurer la réussite de l’opération.

Et ce ne fut pas en vain.

L’orbe impérial brilla, et pulsa trois fois d’une lumière multicolore avant d’attirer la faille en son sein, comme un trou noir avide. La fissure dans les airs disparut, mais l’orbe sembla toujours attirer l’espace autour de lui. L’air se contracta et fut parcouru de vagues violentes, et il se forma un vrai trou noir, juste au-dessus de l’orbe, sa surface ondulant comme de l’eau. Autour, un anneau gris et nuageux apparut, craquant d’énergies multiples et aux couleurs variées. Puis un autre, et encore un. Finalement, trois anneaux tournaient autour de ce trou noir comme ils auraient pu le faire autour d’une planète. La sphère était devenue parfaitement lisse et parfaite.

C’était…

La sortie ! Elle était prête !

Malheureusement, ce fut le moment où le Gardien du Seuil termina de se matérialiser. Il ne prononça pas un mot, et leva simplement la main vers le groupe avant de libérer un épais et solide rayon blanc d’énergie dans leur direction.

Rayon qui ne parcourut pas même la moitié de la distance les séparant avant de se séparer en plus d’une centaine de plus petites version de lui-même.

Les simulacres de Zach et de Zorian, spécialement préparés pour l’occasion, agirent. Les golems de combat firent de même. Mais les rayons étaient rapides et chacun d’eux pivotait, tournait et prenait des virages abrupts afin de suivre la cible qui lui était assignée. Ériger rapidement des défenses était inutile, et Zorian fut peiné de voir Ilsa, Nora et deux des Aranea tuées sur le coup.

La sortie était juste là, ouverte et prête, et quatre individus venaient de mourir à deux doigts de leur salut.

Certains lancèrent des contrattaques vers la forme spectrale du Gardien, qui ne s’abaissa ni à se protéger, ni à les esquiver. Chaque attaque qui l’atteignait ne fit que passer à travers sa forme spectrale, avalée par l’être de lumière qu’il était, et disparaissant en son sein. Il ne donnait aucune indication quant aux dégâts qu’il n’avait probablement pas subis de la part d’attaques qu’il n’avait peut-être même pas remarquées.

Putain, ils devaient évacuer immédiatement ! Zorian dirigea ses simulacres afin de les préparer, et ce fut le moment que choisit la chrysalide du Primodrial pour exploser en une bête immense et vaguement humanoïde. Elle possédait quatre bras et une tête squelettique à trois yeux était fixée sur ses épaules à l’aide d’un long cou flexible. Une longue queue courait derrière elle, terminée par une espèce de main étrange. Couverte d’une carapace brillante et luisante, ornée de pointes comme l’avaient été les tentacules, elle ouvrit la gueule.

Et son cri fut tonitruant, long et douloureux. Puis, il tomba immédiatement sur ses six membres, et chargea en direction du centre de la plateforme, où se trouvaient Zorian et les autres. Tous ceux qui tentèrent de se mettre sur son chemin furent simplement ignorés et volèrent sur les côtés comme des poupées de chiffon.

La forme brillante du Gardien leva encore la main, un autre rayon lumineux naissant dans sa paume.

Et, pour ajouter une insulte finale à tout ça, la zone entière fut secouée de violents spasmes, et une série de grosses explosions retentit, quelque part au-dessus de leurs têtes.

Le cœur de Zorian cessa de battre, il put le jurer. C’était clair : quelqu’un attaquait le site du rituel de l’extérieur.

Probablement Quatach-Ichl et les cultistes.

Putain, comment avaient-il —

Non. Non, non, non ! C’était une question totalement stupide ! Il devait se concentrer sur ce qu’il avait à faire ! Il devait —

Le Gardien tira une fois encore son rayon de mort, qui se sépara cette fois à nouveau en une centaine de petites versions, dont ils n’allaient pas être capables de minimiser les effets. Zorian rejoignit ses simulacres dans un mouvement de défense, pour en annihiler autant qu’il le pouvait, mais ce n’était pas suffisant. Il regarda, horrifié, Kael tenter de sauver Kana en se servant de son propre corps comme bouclier. Le rayon se fraya un chemin à travers les deux Morlocks, les tuant tous deux sur le coup.

Kyron parvint à bloquer le rayon, mais ce geste fut une distraction suffisante pour permettre au Primordial enragé pour lui foncer dessus par-derrière. Sa main massive et terminée par de longues griffes balaya l’air, passant à travers un bouclier trop rapidement érigé, et le trancha en deux avant de continuer son avancée implacable.

Une autre série d’explosion retentit juste au-dessus du site, et la lumière émise par certaines des formules qui stabilisaient la sortie vacilla dangereusement. Une imperceptible fissure apparut sur l’orbe qui flottait juste en-dessous de la sortie. L’artefact ne pouvait plus supporter la pression exercée par le lien qu’il avait créé avec le monde réel.

Quelque part sur les bords de la plateforme, Zorian put sentir l’âme de Taiven soudainement disparaître. Elle avait probablement saigné à mort pendant que les autres étaient trop occupés à se battre pour traiter ses blessures.

D’un seul coup, Zorian fut frappé par une réalisation. Ils allaient tous mourir ici. Ils étaient si proches du but, ils avaient pratiquement gagné, et pourtant…

— Pour dire la vérité, je pense que j’ai toujours su que ça allait finir ainsi, avoua soudain Daimen, avant de sortir un couteau et de se trancher les veines.

— Daimen ! Qu’est-ce que tu fais ?! lui grinça Zorian dans un cri.

— Tu dois vivre, lui répondit son grand frère, les mains tremblantes dans une série de geste compliqués, les poignets laissant échapper un torrent de sang. C’est ok si je meurs, mais tu dois vivre. Ne laisse pas tout ça avoir été fait en vain. Tu ne peux pas !

Il lança ses mains ensanglantées en direction de la sortie sur le point de s’effondrer, y insufflant jusqu’à la dernière once de force vitale qu’il avait en lui, afin de renforcer les barrières de stabilisation. Les fissures à la surface de l’orbe cessèrent de s’agrandir, la surface noire de la sortie à ses côtés désormais plus calme, et retournée à son état lisse et profond. Les formules gravées sur le mur du Gouffre clignotèrent, pendant une seconde.

Xvim observa la scène avant de se concentrer sur Zorian.

— Va, dit-il. Zach et moi allons nous assurer que la sortie reste stable pendant que tu la traverses.

— Zach n’a pas besoin de cette sortie, mais tu — protesta Zorian.

— VA ! hurla Xvim. Zach ne peut pas stabiliser ça tout seul ! PARS !

Il… pouvait faire ça, oui. Il pouvait traverser seul, tout de suite, et abandonner tout le monde à leur destin. Mais c’était…

Il observa le site, ses compagnons qui combattaient désespérément avec la bête primordiale afin qu’elle ne s’approchât pas de l’orbe, qui occupaient le Gardien du Seuil en leur offrant d’autres cibles. Ils savaient tous que la sortie était là. Chacun d’eux aurait pu juste tout envoyer bouler et se ruer vers le monde réel, dans une course folle, en nourrissant l’espoir que les autres allaient tenir les deux monstres occupés suffisamment longtemps. Ne serait-ce pas le choix le plus sensé, individuellement ?

Pourtant, pas un seul n’avait fait ce choix.

Se résolvant en son cœur, Zorian cessa de se concentrer sur la stabilisation de la sortie, offrant sa charge de travail à Xvim et Zach, qui luttaient visiblement contre une pression en hausse. Il s’accroupit alors, et bondit, aidé d’un rapide sort de vol. La sortie était juste devant lui.

La bête primordiale hurla de colère et se tourna vers lui, pour courir à une vitesse redoublée. Le Gardien du Seuil se téléporta devant Zorian, bloquant de force sa route vers la sortie et l’obligeant à esquiver une autre série de rayons blancs qui le poursuivirent immédiatement. Il pivota dans les airs, et fit de son mieux pour toujours les garder en vue. Certains de ses compagnons l’aidèrent, ignorant leur propre sécurité afin de bloquer certains rayons pour lui.

Les murs du Gouffre tremblèrent une fois encore, cette fois plus sévèrement, mais le sacrifice de Daimen avait permis de stabiliser les choses plus que nécessaire.

Zorian n’était qu’à quelque centimètres de la sortie. La bête primordiale ouvrit la gueule, cette gueule massive, et il en sortit un espèce d’os pointu et acéré, qui fila droit vers son torse.

Zorian était quasiment à bout de force à ce point, et ne put rien faire pour empêcher le projectile de lui rentrer droit dans le dos, provoquant une explosion de viscères tandis qu’il ressortit par-devant.

Peut-être qu’il perdait simplement ses sensations physiques en mourant, mais tout lui sembla soudain si calme, aussi doux qu’un murmure, là où la bataille faisait rage encore une seconde plus tôt. Son sort de vol prit fin, et son corps entama une chute certaine, suivit par une traînée de sang.

Sa blessure était extrême. Il était mort, pour sûr.

Fermant les yeux, il initia la dernière chose possible, en séparant son âme de son corps. Un sort de l’âme compliqué qu’il avait gardé actif en arrière-plan depuis bien longtemps lui permit de garder sa conscience complète, même sous cette forme. Sans hésitation, il abandonna son corps en ruine avant même qu’il ne touchât le sol, et se précipita vers la sortie en face de lui.

Avant que le Primordial ou le Gardien eussent pu initier le moindre mouvement pour l’arrêter, il était déjà parti, passé de l’autre côté, suivant un chemin invisible et inconnu qui le mènerait de l’autre côté.

En tant qu’âme, sa capacité à percevoir le monde réel était très limitée. Il suivit des lignes invisibles dans l’espace et le temps, courut le long d’un tunnel qu’il pouvait à peine percevoir autour de lui. La plus grande partie de sa capacité à naviguer dans cet endroit lui venait du Crapaud Tunnelier et ses progrès en dimensions durant les cinq derniers mois.

Pourtant, cette même capacité menaçait également de détruire tout ce qu’il avait accompli. Il l’avait liée à ses réserves de mana et son corps, et son corps n’était plus. L’un des piliers principaux supposés ancrer cette capacité en lui s’était effondré, et ses réserves de mana étaient un chaos sans nom, presque vides et totalement perturbées. Si elles devaient se déstabiliser plus que ça, il perdrait sa capacité à lancer des sorts ou même diriger son mana. Tout finirait sur un échec, au final. Il n’avait qu’un choix possible : il fallait tenir bon, juste un peu plus longtemps. Il se concentra durement sur le contrôle de son mana, alors même qu’il tentait de naviguer vers la sortie de ce tunnel étrange.

Au loin, faiblement, il sentit ce tunnel s’effondrer derrière lui à mesure qu’il avançait. Apparemment, Xvim et Zach avait perdu, et le passage se refermait. Personne, mis à part lui, n’était passé, pour autant qu’il sût.

Il se força à avancer plus vite. Toujours plus vite.

Finalement, il émergea. Il put ressentir l’espace s’ouvrir, se créer, autour de lui, à la fin du tunnel. Pendant quelques secondes, il fut désorienté, confus. Il ne sut que faire, son esprit était une nappe de brouillard épaisse. Il n’avait jamais passé autant de temps sous cette forme, en tant qu’âme, spécialement avec des réserves de mana plus très stables. Cependant, il se souvenait encore, de façon lointaine, ce pourquoi il était là. Il devait traquer son ancien corps.

Heureusement, ce ne fut pas difficile. Il n’avait aucune idée de l’endroit où la sortie l’avait fait apparaître exactement, mais il partageait un lien inextricable avec son corps.

Il était compliqué de lancer un sort en étant une âme, mais Zorian pouvait au moins se créer une paire de mains spectrales. À partir de ce moment, tout devint plus simple. Quelques sorts de divination lui permirent de traquer son corps avec précision, et quelques téléportations plus tard, il était de retour dans sa chambre, à Cirin.

Son corps dormait. L’original. Celui qu’il était avant que la boucle temporelle commençât. Le faible, pathétique, asocial et cynique Zorian. Celui qui n’aimait pas les gens, celui qui ne connaissait rien sur ses pouvoirs mentaux. À bien y réfléchir… Quelle pauvre créature il était. Il prit son original en pitié, comme s’il était une toute autre personne.

À vrai dire, il était une toute autre personne. Il était devenu quelqu’un de fondamentalement différent, et sur bien des points. Jamais il ne voudrait revenir à celui qu’il avait été, parce qu’il savait qu’il avait été un être empli de souffrances.

Zorian n’hésita pas. Son original était endormi, et incapable de reconnaître une invasion mentale, sans même parler d’une âme étrangère en lui. Aussi plongea-t-il directement dans ce corps, le faisant convulser, l’espace d’une seconde, à cause de ces deux âmes qu’il contenait.

Peut-être fut-ce rapide. Peut-être pas du tout. Zorian n’avait jamais combattu une âme, ou possédé le corps d’un autre, auparavant. Ce qu’il savait, en revanche, c’était que son original n’avait pas la moindre chance. Son âme n’était même pas consciente qu’elle se battait, son propriétaire parfaitement endormi. Dès le moment où il avait décidé d’entrer, les jeux étaient faits.

Il ouvrit les yeux, et observa le plafond de sa chambre. Sa chambre. Oui. C’était sa chambre.

Il se leva, et s’assit, pour jeter un œil autour de lui. Il faisait nuit. Il s’était imaginé que peut-être, il s’éveillerait quand Kirielle allait lui bondir dessus, mais il se rappela alors que la boucle temporelle démarrait techniquement bien plus tôt cette nuit-là.

Il plaça sa main devant lui. Un orbe spectral de lumière blanche y flottait. L’âme de son original, qui n’était conscient de rien. Qui s’était assoupi un soir, et ne se réveillerait jamais, sans rien en savoir.

Il l’observa pendant quelques minutes, luttant pour décider qu’en faire. Il y avait réfléchi tant de fois… Mais maintenant qu’il était là, à devoir décider…

Il ferma les yeux.

Il ferma la main.

L’âme cessa simplement d’exister, et fut envoyée vers l’au-delà.

Faire quoi que ce fût d’autre aurait semblé… cruel.

Puis, il sauta hors du lit, regarda encore une fois autour de lui, dans cette chambre noire et silencieuse, et fit craquer ses phalanges.

Il était grand temps de se mettre au travail.

Raka
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12 thoughts on “MoL : Chapitre 91

  1. MAMAMIA!!! Mais quel chapitre !!!! Encore merci pour cette trad de qualité et de m’avoir permis de découvrir MoL

  2. Merci pour le chapitre. J’ai hâte de voir la suite, j’avais déjà pressenti l’hécatombe, reste encore à voir si Zach va lui aussi s’en sortir.

    1. Oui. Ca m’a brûlé la langue plus d’une fois.
      Ca fait depuis que la question a été abordé la première fois, il y a 91 chapitres, que j’ai voulu le dire
      Quelle libération (et quel plaisir que quelqu’un l’ait remarqué).

    2. Wha quel perspicacité, merci de l’avoir fait remarquer je pense pas que j’aurais un jour compris…

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