MoL : Chapitre 94
MoL : Chapitre 96

Chapitre 95 —Traître

 

Veyers avait été un mystère frustrant de la boucle temporelle pour Zorian. Le fait qu’il eût été délibérément effacé de la mémoire de Zach, et qu’il commençait toutes les itérations déjà mort faisait de lui un suspect idéal dans l’incarnation de Robe Rouge. Cependant, cela soulevait une autre question : comment Veyers aurait-il réussi à devenir un marqué permanent ? Il ne pouvait pas avoir utilisé la même méthode que Zorian – tout ce que Zach et lui savaient indiquait qu’ils avaient eu une chance de tous les diables et que tenter de le répliquer serait difficile et dangereux. La conversation entre Zorian et Panaxeth l’avait totalement convaincu que Zach était le voyageur originel, le Contrôleur légitime de la boucle temporelle, et Robe Rouge avait dû s’y imposer plus tard. Ce qui signifiait alors qu’il était probablement devenu voyageur temporel à l’aide d’un marqueur temporaire donné par la couronne impériale… et qu’il n’avait donc disposé que de six mois pour comprendre comment le modifier.

Veyers possédait-il réellement les capacités nécessaires ? Il était juste un adolescent sans expérience. Il possédait un handicap qui faisait de lui une personne au mental et au mana instables, n’était pas considéré comme un prodige, même avant son rituel d’ignition foiré. Il n’avait pas pu développer sa magie de manière suffisante pour parvenir à ça en six mois, et organiser la création d’un groupe pour le faire aurait nécessité bien plus de compétences sociales qu’il n’en possédait.

Sans même mentionner le fait que Veyers aurait dû faire tout ça en évitant le regard de Zach. Zach n’était pas quelqu’un de très paranoïaque, et l’avait encore mois été par le passé, mais ça n’avait pas pu être une chose facile…

Pourtant, Zorian pouvait entrevoir la façon dont ça aurait pu marcher. Peut-être que Zach était venu à apprécier Veyers pour une raison quelconque et avait effectué la plus grosse partie du travail lui-même. Peut-être qu’il avait amené l’autre adolescent au sein de la boucle, encore et encore, et qu’ils avaient fini par comprendre comment stabiliser son mana, avant de l’aider à s’améliorer rapidement et efficacement. Peut-être qu’il y avait eu une époque une tentative de recrutement de Quatach-Ichl, parmi d’autres experts en magie de l’âme, afin de comprendre comment craquer les secrets du marqueur temporaire… afin d’amener Veyers dans la boucle de façon permanente.

Afin d’être Robe Rouge, Veyers n’aurait pas eu besoin de devenir un maître en stratégie, pouvant atteindre le niveau que Zach et Zorian avaient eu besoin d’années pour toucher du doigt. Il pouvait très bien être un enfoiré opportuniste, un traitre sans cœur qui avait poignardé Zach dans le dos après que son camarade lui eût donné tout ce qu’il pouvait.

Ce n’était que pure spéculation, bien entendu. Des réponses concrètes à propos de Veyers étaient impossibles à obtenir au sein de la boucle temporelle. Veyers lui-même ne pouvaient évidemment pas être interrogé, les gens proches de lui ne savaient rien de particulier, Zach ne se souvenait de rien à son propos, et Robe Rouge avait quitté la boucle temporelle. S’il existait des réponses, elles se trouvaient dans le monde réel.

Mais une fois dans ce monde réel, tout était resté obscurément flou. Zorian avait découvert que Robe Rouge avait pris la peine d’évacuer Veyers et son ami avocat ; ce qui augmentait grandement les chances de sa double identité. En revanche, il avait alors été informé par Zach que durant les itérations suivant son départ, Zorian et Lac d’Argent avaient été recréés par le système. Vides de tout souvenir, mais en vie. Ce n’était absolument pas comme Veyers, qui était mort et sans âme au début de chaque itération. Est-ce que ça ne confirmait pas simplement que Veyers avait été éjecté de la boucle temporelle par la dague impériale et ne pouvait possiblement être Robe Rouge ?

Désormais, toutes ces questions avaient une chance d’obtenir réponses, puisque Veyers avait finalement fait son apparition devant eux. Ils n’avaient même pas à le chercher – il venait simplement de se pointer en cours, seul et sans défenses.

Zorian devait l’admettre, il avait été pris totalement au dépourvu par son arrivée inopinée. S’il avait été Robe Rouge, aurait-il agi de la sorte ? S’il s’agissait du Veyers original, pourquoi, pour l’amour de toute la création divine, Robe Rouge lui aurait-il permis de venir là ?

En se basant sur les réactions de ses camarades de classe, Zorian put voir que personne, pas même Ilsa, n’avait la réponse à cette question.

Après avoir rapidement observé tout le monde, il choisit un siège libre non loin de Zorian et de Brime, et s’y installa. Il ignora tous les regards braqués sur lui et se mit à déballe ses libres et affaires diverses, les abattant lourdement sur sa table, clairement à la recherche d’une réaction.

— Monsieur Boranova, que pensez-vous être en train de faire ici ? l’interrogea Ilsa.

— Quoi ? la défia-t-il. Je fréquente la classe pour laquelle je paye. Est-ce un problème ?

— Vous n’êtes plus un étudiant de cette Académie, lui rappela-t-elle en retenant clairement un long soupire, la voix tintée d’ennui, la main fermement serrée autour de la baguette qu’elle tenait dans les mains. Vous le savez très bien.

— Je ne sais rien de tel, renchérit immédiatement Veyers en secouant la tête, exagérant son expression de déni. Mes cours ont été payés en totalité, j’ai passé mon examen, reçu mon certificat haut la main, et n’ai reçu aucune notification d’un quelconque changement de mon statut d’élève. Comment pourrais-je ne plus être étudiant ?

— Vous avez attaqué des gens lors de votre entente disciplinaire, monsieur Boranova, continua Ilsa. En conséquence de quoi vous avez été expulsé de l’Académie. Vous le savez, j’en suis certaine. Pourquoi vous infliger ceci à vous-même ?

— C’est un mensonge. Je n’ai attaqué personne, répondit Veyers, têtu. J’ai perdu le contrôle de ma magie et incinéré quelques meubles. Ça arrive, parfois. Vous le savez, j’en suis certain. Votre institution n’a jamais eu de problèmes pour accepter mon argent par le passé, alors même qu’ils avaient été prévenus et avertis lourdement que ça pourrait arriver. J’ai été assuré que tant que je ne blesse personne et que je paye pour les dégâts que je provoque par accident, je serais autorisé à suivre ces cours. Vous n’avez aucun droit de m’expulser suite à cet incident !

— Je ne suis pas responsable de cette décision, monsieur Boranova, et je ne comprends pas pourquoi vous me dites ça, insista Ilsa, qui n’avait pas l’air particulièrement sympathique à son égard, et ne le croyait pas vraiment non plus, sans aucun doute. Déposez une réclamation auprès du département législatif de l’Académie, si vous pensez avoir été déchu de vos droits par erreur.

— Eh bien oui, je vais le faire ! s’exclama-t-il. Et en attendant, je vais continuer à suivre les cours pour lesquels j’ai payés !

Zorian n’en croyait pas ses yeux. Veyers continuait à se disputer avec Ilsa au sujet de son expulsion et de son droit de suivre les cours. Il trouvait la situation totalement surréaliste. Il était évident que Veyers n’avait rien de Robe Rouge. Il n’avait pas prêté attention à Zach et lui, son esprit et son âme étaient largement sans défenses, et son comportement horrible était exactement tel que Zorian s’en souvenait. C’était le Veyers original, intouché par la boucle temporelle… pour le meilleur et pour le pire.

Pourquoi Robe Rouge permettait ceci ? Il avait spécifiquement fait évacuer Veyers au début du mois. Zorian s’était totalement attendu à le voir transporté dans un endroit sécurisé, loin de tout danger. Pourquoi Robe Rouge se serait-il donné tout ce mal, pour simplement le laisser retourner en classe et faire une scène ? Ça n’avait absolument aucun sens !

Zorian pouvait tenter de partir à la pêche aux réponses en creusant l’esprit de Veyeres… mais ce dernier possédait une protection basique obtenue par un bonus mental. Il portait autour du cou un pendentif terminé par une grosse bille verte, qui projetait un bouclier mental basique autour de l’esprit de Veyers et se mettrait à briller et grincer si cette barrière était brisée ou même touchée.

Zorian avait déjà vu ce genre d’amulettes. Le bouclier qu’elles créaient était facile à détruire, mais l’alarme était suffisamment sensible pour ne pas permettre de contourner la défense silencieusement. Il créerait une scène presque aussi grosse que celle provoquée par l’arrivée de Veyers s’il décidait de l’attaquer mentalement alors qu’il portait ce truc.

Non que ça arrêterait Zorian pour très longtemps, bien sûr. Il avait juste besoin de choisir le bon moment, et tout serait terminé en l’espace de quelques secondes. La seule chose qui l’inquiétait, c’était qu’il suspectait Veyers d’être une espèce de piège tendu par Robe Rouge. Y avait-il un piège dans son esprit, qui se déclencherait aussitôt attaqué ? Quelqu’un l’espionnait-il, prêt à rapporter aux autorité ce qui restait une pratique illégale de la magie mentale ?

Il se mit à épier ses environs avec prudence tout en observant Veyers s’énerver de plus en plus tandis qu’il disputait avec Ilsa son droit de se trouver là. Le reste des élèves commençaient eux aussi à s’agiter, murmurant les uns avec les autres de voix de plus en plus élevée. Quelques-uns seulement voyaient les actions de Veyers comme quelque chose de positif, ce qui ne manquait pas, évidemment, de faire monter encore plus sa tension.

— …doit me rendre l’argent que j’ai payé pour ça ! hurla Veyers en frappant la table du plat de la main pour plus d’emphase. C’est écœurant et éhonté à l’extrême de prétendre vouloir mon argent après m’avoir exclu ! C’est donc le niveau d’arrogance et de corruption de cette académie ?!

— Je pourrais en dire de même à votre sujet, monsieur Boranova, répondit Ilsa, nettement plus calme et digne, mais visiblement échaudée malgré tout. À quel point devez-vous être éhonté pour oser vous comporter ainsi et déranger mon cours ? Si vous avez des réclamations à faire à propos de votre argent, je vais vous révéler un secret : je n’ai pas votre argent. Allez donc parler au principal ou au bureau des finances. Je ne suis pas en charge de la gestion de l’argent de l’Académie, et je suis pas familière avec votre cas en particulier. Tout ce que je peux vous dire, c’est que vous faites perdre le temps de tout le monde, y compris le vôtre, en agissant ainsi. Veuillez partir.

— Forcez-moi, la défia-t-il, ses yeux oranges s’illuminant d’une lueur sauvage, le calepin qu’il avait placé sur la table s’embrasant immédiatement.

Bien sûr, Robe Rouge ne s’était pas donné la peine de réparer le rituel d’ignition déféctueux.

— Allez, forcez-moi, répéta-t-il, furieux. Je jure de tout brûler ici !

— Veyers… grogna Ilsa, relevant ses lunettes afin de se masser les yeux, frustrée – c’était la première fois qu’elle l’appelait par son prénom. Pourquoi devez-vous faire ça ? Ne réalisez-vous donc pas que vous ne faites que vous tirer une balle dans le pied ? Si vous prévoyez vraiment de saisir la cour de l’Académie et espérez gagner cette affaire, agir de la sorte vous assurera une défaite cuisante.

— Trogmar, non ! cria soudain Briam.

Inutile. Trogmar, son Drake de feu, était déjà totalement excité et furieux contre Veyers, depuis un moment déjà. Maintenant qu’il avait perdu son calme et commencé à brûler des choses, le familier de Briam avait décidé qu’il avait assez attendu passivement et que la menace devait apparemment être éliminée avant de devenir critique pour lui et son maître.

Dans un cri de guerre téméraire, le Drake s’arracha à l’étreinte de Briam et de ses tentatives désespérées pour le calmer, et bondit de table en table, pour s’écraser sur celle de Veyers Boranova, éparpillant les livres – ceux qui n’avaient pas brûlé – dans toutes les directions, et se mettant à siffler et à cracher dans sa direction.

Jurant lourdement, Veyers se recula rapidement loin de sa table, tomba à la renverse dans sa précipitation à fuir le Drake, et une boule de feu centrée sur lui-même naquit, tout autour de lui.

Impassible, le Drake affronta le feu de front et y ajouta son propre souffle.

La classe entière commença à paniquer, hurler, et trébucher dans tous les sens dans leur fuite. Ils quittaient la salle aussi vite que possible, comme ils auraient pu le faire sur un champ de bataille brûlant. La différence semblait être minime à leurs yeux, dans ce cas-là.

Bon, la classe entière sauf Zach et Zorian, qui restèrent incroyablement calmes, peu concernés par ce qu’il se passait. Ils choisirent chacun un côté de la salle et protégèrent subtilement leurs camarades de tout dégât physique en détournant les flammes à l’aide de vagues de force et de sorts de froid bien placés. Mis à part eux deux, seuls Ilsa et Briam ne tentèrent pas de quitter les lieux. Briam faisait de son mieux pour essayer de replacer une laisse métaphorique sur son familier, tandis qu’Ilsa tentait de contenir le feu tout en voulant restreindre le Drake et Veyers pour mettre un terme au combat.

Elle aurait normalement réalisé que Zorian et Zach avaient quelque chose à voir avec la surprenante tendance qu’eurent les flammes à s’éloigner des élèves et à perdre leur intensité avant de les atteindre, mais Zorian employait une légère forme de magie mentale afin de détourner son attention de ce fait particulier. Ce n’était pas particulièrement difficile à côté d’une bataille flamboyante qui se déroulait juste là, sous leurs yeux, qui l’occupait déjà bien assez.

Naturellement, le fait que ces deux-là balançaient des flammes dans tous les sens et que tout le monde fît un bordel monstre dans l’idée de se sauver le plus vite possible donna à Zorian l’opportunité parfaite pour désactiver le pendentif de Veyers avant d’envahir son esprit.

Il échangea un regard silencieux avec Zach, qui hocha la tête en réponse. Au moment suivant, ils frappèrent de concert. Zach entoura le pendentif d’une illusion le faisant apparaître inerte quoi qu’il se passât pendant que Zorian perçait la barrière mentale créé par celui-ci avant de fouiller dans son esprit et subvertir son esprit par la même occasion.

Ilsa finir par parvenir à séparer les deux combattants, grandement aidée par Zorian qui les força mentalement, tous deux, à stopper. Brima tira immédiatement son familier à lui, prétendant l’inspecter pour vérifier si tout allait bien de son côté. Quant à Veyers, il tomba simplement dans les pommes, d’un seul coup. Zorian trouvait plus facile de progresser dans la mémoire profonde des gens inconscients, dont l’esprit était incapable de lutter sans arrêt, et avait déjà récupéré tout ce qui l’intéressait dans ses pensées de surface.

Il était sur le point de convaincre Ilsa de laisser Zach et lui le transporter à l’hôpital quand elle s’exprima tout à coup.

— Vous deux… Avez-vous été là depuis tout ce temps ? demanda-t-elle en jetant un œil dans leur direction.

— Oui, confirma Zach. Nous connaissons quelques sorts basiques et nous sommes restés pour voir si nous pouvions aider d’une façon ou d’une autre.

— Un peu téméraire, mais honorable, jugea-t-elle. Malheureusement, toute bonne action finit toujours par payer, et j’ai besoin de témoins. Je vais devoir en parler au principal, et vous étiez là du début à la fin… Vous remplissez parfaitement le rôle. Vous allez m’accompagner une fois que j’aurai nettoyé la salle.

Zach et Zorian échangèrent un regard simple avant de hausser les épaules, l’un et l’autre. C’était parfait, en réalité. Ils allaient rester proches de Veyers pendant un moment, donnant à Zorian largement assez de temps pour retourner tout ce qu’il pouvait dans la mémoire à long terme qu’il n’avait pas eu le temps de fouiller totalement, et ils n’avaient même pas besoin de trouver une excuse pour ça.

— Ok, accepta alors Zorian.

Ilsa acquiesça, ravie qu’ils n’eussent pas tenté de faire obstruction à sa demande en cherchant une excuse bidon pour ne pas s’en mêler. Elle conjura un disque de force et y plaça Veyers, avant de se tourner vers Briam.

Zach en profita, alors qu’elle avait le dos tourné, pour réduire le pendentif de Veyers en poussière. Celui-ci laissa échapper un dernier son strident et un flash lumineux, alarme invisible et inaudible à travers l’illusion de Zach, et se tut à jamais.

— Briam, toi et ton familier, vous nous accompagnez également, dit-elle.

— C’est… Professeur, je ne sais pas ce qui lui est arrivé ! Je — tenta Briam en serrant le Drake dans ses bras, familier qui s’était largement calmé maintenant, de plus en plus conscient que son maître était remonté contre lui pour ce qu’il avait fait.

— Je comprends, soupira Ilsa. Je ne pense pas que vous vous fassiez sévèrement punir… Spécialement parce que Veyers est concerné et qu’il a plus ou moins commencé, et s’est montré très provocateur. Cela dit, il faut que vous vous assuriez une meilleure emprise sur votre Drake. Veyers a beau avoir commencé, ça ne vous donne pas une bonne image.

— Oui, répondit-il simplement.

— Allons-y, conclut Isla en faisant un signe en direction de la porte.

Elle se dirigea vers le bureau du principal, suivie par Zach, Zorian, Briam et son Drake ainsi qu’un Veyers inconscient posé sur un disque de force ectoplasmique. Elle trouva Akoja et de nombreux étudiants qui attendaient à l’extérieure de la salle, curieux quant à la résolution de l’incident, et recruta immédiatement certains d’entre eux comme témoins additionnels avant d’annoncer au reste que son cours était annulé pour la journée et qu’ils étaient libres.

Zorian laissa le contrôle de son corps à l’esprit d’un simulacre distant avant de reporter toute son attention sur les souvenirs verrouillés dans la tête de Veyers…

 

___

 

— Donc… C’est toi qui a poussé le Drake à agir ainsi ? lui demanda Zach, plus tard.

— Non, c’était totalement spontané, réfuta Zorian. Je n’ai rien à voir avec ça.

L’interrogatoire avait duré des heures, et Veyers s’était réveillé avant la fin. Sans aucun souvenir d’une quelconque attaque mentale, bien entendu. Il hurla alors toutes sortes de menaces, à tous ceux qui voulaient bien les entendre dans la pièce, et quitta celle-ci comme une tornade, marquant de fait la fin de cette rencontre particulière.

Zach et Zorian avaient décidé de retourner au manoir Noveda pour discuter de ce qu’il s’était passé.

— Tu as obtenu quelque chose de Veyers, finalement ? demanda Zach. Tu n’as pas l’air très excité, alors je suppose qu’il n’y a pas grand-chose.

— Hmmm… On peut dire ça, admit Zorian. Comme tu peux t’y attendre, il ne sait pas qui est Robe Rouge. Il ne se souvient même pas de ce qui est arrivé quand lui et Jornak ont été évacués au début du mois – cette partie de ses souvenirs a été effacée, et je n’ai pas pu trouver quoi que ce soit.

— Évidemment, râla Zach. S’il savait qui est Robe Rouge ou quels sont ses plans, il n’aurait jamais été autorisé à venir en classe comme ça. Quel était même l’intérêt d’essayer, je me le demande ? C’était bien trop ridicule pour faire partie des plans de Robe Rouge

— Je ne pense pas que ce soit une situation que Robe Rouge ait prévue, supposa Zorian. De ce que j’ai pu comprendre de l’esprit de Veyers, notre ancien camarade de classe avait ça dans la tête depuis bien avant le début du mois.

— Attends… Alors c’était son idée ? lâcha Zach, incrédule.

— Si tu peux te souvenir de lui, tu te rappellerais que c’est exactement le genre de truc dont il est capable, ricana Zorian tout bas. Il pense que son expulsion est injuste et a décidé de faire quelque chose pour ça. Je doute qu’il puisse voir la situation se développer comme il l’espérait, mais il est clairement venu en classe dans le but de s’élever contre l’Académie et attirer l’attention sur son cas.

— Alors ça n’a rien à voir avec Robe Rouge…

— Non, c’est juste Veyers qui agit comme Veyers, répondit Zorian. En fait, je suspecte que c’est pour cette raison que Robe Rouge a effacé Veyers de ta mémoire quand il s’est occupé de ton esprit à coups de massue.

— Quoi ? s’étonna Zach, choqué. Je ne comprends pas ce que tu veux dire.

— Veyers a probablement fait ça chaque mois de la boucle, lorsqu’il était en vie, expliqua Zorian.

— Venir le premier jour de classe et se battre avec le Drake de Briam ?

— Ouaip, confirma Zorian. Nous nous sommes toujours demandés pourquoi Robe Rouge s’était embêté à effacer Veyers de ta mémoire, sachant que tu n’interagissais même pas avec lui en temps normal…

— …Mais s’il se montre en classe pour faire une scène, il aurait été très étrange qu’il cesse de venir d’un seul coup, comprit Zach, les yeux brillants. Si Robe Rouge est Veyers, il ne voulait probablement pas rejouer cette scène tous les mois, juste pour préserver les apparences. C’est une perte de temps, et il se cognait probablement la tête contre les murs en réalisant l’idiot qu’il avait été. Cependant, être absent le premier jour aurait immédiatement allumé toutes les lumières rouges dans mon esprit, et j’aurais compris que quelque chose n’allait pas avec lui… Sauf si… Sauf si je l’avais oublié.

— Dix sur dix, inspecteur Zach. Mais cela soulève toujours une question… Pourquoi Robe Rouge permettrait à Veyers de s’exposer de la sorte, après avoir été jusqu’à le sauver et le cacher au début du mois ?

— Nous ne l’avons pas tué, fit remarquer Zach.

— Oui, mais comment Robe Rouge pourrait-il savoir pour sûr que nous le ferions ou pas ? contra Zorian. Il a joué avec la vie de Veyers en le laissant venir ici. En plus, s’il a vidé son esprit de toute information utile, il ne peut être totalement certain de ne pas avoir laissé la moindre trace de quoi que ce soit de critique. Si j’étais à sa place, je n’aurais jamais laissé ce type venir en cours. Je l’aurais enfermé quelque part, dans une cellule, je l’aurais endormi si j’avais eu à le faire. Est-ce que Robe Rouge se préoccupe même du bien-être de Veyers ?

— Je ne sais pas jusqu’où tient cette logique, lui dit Zach sur un ton plein de doutes. Tu as également amené ta petite sœur, tout en sachant que cette ville est un danger permanent pour elle. Tu as voulu céder à ses désirs, plus que tu as voulu la protéger.

Zorian sentit son visage s’aigrir. Il détestait déjà l’inspecteur Zach, qui avait mis le doigt sur une autre vérité.

— Peu importe. Même si Robe Rouge ne savait pas ce que nous allions faire, il me connait… Enfin, on le suppose. Je n’aurais pas simplement tué Veyers sans raison, même s’il a des connexions litigieuses avec notre ennemi. Rien de tout ça n’est vraiment sa faute. A-t-il seulement des liens avec le culte ou les Ibasiens ?

— Non, tout est géré par Jornak, clarifia Zorian. Et Veyers ne le sait pas non plus, d’ailleurs.

— Bien. Alors il n’y a pas de raison de courir après Veyers, conclut Zach. C’est juste un gamin idiot qui ne peut pas nous menacer. Le tuer serait vraiment bas. Nous n’avons même pas tué la sorcière, alors qu’elle pourrait se montrer bien plus menaçante que lui si sa version marquée venait lui parler.

— Je suppose, accepta Zorian, mais pas tout à fait convaincu. Je pense toujours que c’est étrange. Je pensais que son apparition allait être une espèce de piège, mais ça ne semble même pas être le cas…

— J’ai placé un traqueur sur lui avant son départ, nota Zach. S’il retourne vers Robe Rouge…

— Il n’ira pas, dit Zorian en secouant la tête. Robe Rouge a coupé tout contact avec lui et le laisse maintenant se sauver ou couler tout seul. Il retourna vers sa famille ou peut-être vers Jornak. En imaginant qu’il soit de retour chez lui.

Ils discutèrent encore du problème pendant un temps, et Zorian décida qu’il était temps de quitter les lieux. Malheureusement, une autre chose se produisit avant qu’il n’eussent le temps de passer à la suite.

Sur le pas de la porte de la maison Noveda était posée une enveloppe, adressée à Zach Noveda et Zorian Kazinski. Après l’avoir analysée à la recherche de pièges, tous deux l’ouvrirent et y trouvèrent une lettre, qui les y attendait.

C’était un simple morceau de papier banal et dénué de toute trace de magie, sur lequel étaient gribouillés quelques mots dans une écriture formelle.

Merci d’avoir eu pitié.

Peut-être pouvons-nous nous mettre d’accord, tout compte fait.

Discutons.

Vous pouvez choisir la date et le lieu de votre choix.

Vous savez comment me contacter.

Il n’y avait ni adressen ni signature, ni nom. Mais l’expéditeur était d’une évidence folle.

Tout comme il était évident qu’ils ne pouvaient pas refuser cette invitation.

 

___

 

Il était déjà tard dans la soirée et Zorian se rendait lentement vers la maison d’Imaya. Il n’était pas pressé, les pensées toujours bloquées sur la lettre qu’ils venaient de recevoir au manoir Noveda. Une rencontre avec Robe Rouge… Que pouvait bien leur vouloir le troisième voyageur temporel ? De quoi désirait-il leur parler ? Pour autant que Zorian pût savoir, ils étaient totalement et irrémédiablement opposés l’un à l’autre. Il y avait très peu de choses sur lesquelles ils pouvaient s’accorder, et ils ne pourraient pas se faire confiance mutuellement de toute façon.

Spécialement depuis que Zorian suspectait ce type d’avoir réussi à entrer dans le système temporel en trahissant Zach. Une telle personne n’était digne d’aucune confiance.

Et comme il passait dans l’un des nombreux parcs de la ville, il s’arrêta soudain et se tourna en direction de la petite fontaine en son centre. Il avait détecté une signature mental familière, accompagnée de l’âme qui allait avec.

Une jeune femme était assise là, sur le bord de la fontaine. Âgée d’une vingtaine d’années, grande et belle, ses longs cheveux noirs terminant sa féminité alarmante. Le genre de beauté qui aurait fait tourner la tête à n’importe quel homme. Et puis, Zorian ne la reconnaissait pas. Il n’avait jamais vu cette femme, jamais, il en était sûr. Et pourtant…

Elle lui adressa un large sourire et tapotant l’emplacement à ses côtés comme pour l’inviter à la rejoindre. Certains hommes alentour lui jetèrent un regard noir et jaloux en réponse.

Zorian ignora d’abord l’invitation, dirigeant son attention vers le toit d’un bâtiment proche, sur lequel un grand corbeau était nonchalamment perché et observait la scène.

Puis, il approcha la femme avec précaution, son expression s’assombrissant à chaque pas. Une fois assez proche d’elle, il s’arrêta. Il put sentir une barrière naître autour d’eux, mais ne fit rien pour l’en empêcher. Il la reconnut immédiatement comme une protection privée, utilisée pour empêcher les indésirables de les espionner.

— Salut, Lac d’Argent, dit-il. Tu as l’air en bien meilleur état que la dernière fois que nous avons parlé.

— Ha, ha, petit flatteur ! répliqua-t-elle en riant. Je me sens bien mieux ! Mon esprit est plus clair, mes os ne me font plus souffrir, et je ne me fatigue plus aussi rapidement. Se retrouver jeune à nouveau est tout ce que j’espérais, vraiment, et plus encore !

— Est-ce vraiment ce à quoi tu ressemblais à cet âge ? lui demanda Zorian, curieux.

— Je n’en ai aucune idée, admit-elle en haussant les épaules. Je n’ai pas de portrait datant de cette époque, je ne me souviens qu’avoir été une beauté fatale en ce temps-là. Tous ceux qui peuvent me reprocher ce petit point de vanité sont morts depuis des siècles, donc on s’en fiche, non ?

— Petit point de vanité… répéta Zorian lentement.

— Oui, juste un poil, insista la sorcière en faisant mine d’ajuster sa coiffure en lui souriant. Tu sais, tu devrais essayer de ne pas tant froncer les sourcils. Tu vas avoir des rides.

— Tu t’es montrée étonnamment discrète, ces derniers temps, fit remarquer Zorian, changeant tout à coup de sujet. Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Ah… Tu sais… Il y a toujours quelque chose, lâcha-t-elle sur un ton dédaigneux. Une urgence par ici, une autre par là, et tu as tout à coup perdu deux jours à ne rien faire de pertinent. C’est frustrant, mais c’est la vie.

— En effet, confirma Zorian en jetant un œil vers le toit proche, d’où le corbeau les observait calmement. Je vois que tu t’es dégoté un nouveau familier. Qu’est-il arrivé à ton vieux corbeau ?

Elle cessa de sourire.

— Je suppose que Panaxeth n’a pas pu le faire sortir en même temps que toi, continua Zorian. Ouch, ça a dû faire mal. J’ai entendu qu’il n’était pas sain de perdre un familier lié à son âme comme ça. Spécialement pour les sorcières comme toi. Les sorcières sont bien connues pour posséder une magie développée concernant les familiers, ce qui se traduit par un lien encore plus profond d’âme à âme. La tienne doit avoir souffert des dégâts considérables une fois incarnée en ce monde réel…

— Tu sais, tu t’es montré plutôt passif toi-même, pointa-t-elle. J’aurais imaginé que tu sois plus effronté que ça. Je suppose que ton arrivée n’a pas été de toute douceur, elle non plus.

— On peut dire ça, fit Zorian en haussant les épaules. Je suis guéri, maintenant.

— Quelle coïncidence, moi aussi, lui rendit-elle avec un rire heureux, avant de redevenir des plus sérieuses. D’ailleurs, nous savons tous deux que ce qui vous inquiète, ton ami et toi, ce n’est pas ma magie. C’est les connaissances que je possède à propos de vos capacités, ressources, contacts et tactiques.

Zorian fronça légèrement les sourcils – attention aux rides – en entendant l’emphase placée sur le mot ami, mais décida de ne pas poursuivre la conversation dans cette direction pour l’instant.

— Pourquoi es-tu là ? lui demanda-t-il, sérieux au possible. N’as-tu pas peur que je te tue sur place ? Tu sais que j’en suis capable.

— Ha ha ha ! Quoi, tu m’attaquerais au milieu d’un parc peuplé comme ça ? rétorqua-t-elle en balayant l’air de sa main, pour désigner toutes les personnes qui les entouraient, certains les observant même avec une curiosité malsaine, incapables de les entendre mais imaginant ce qu’il se passait entre eux.

— Peut-être bien que ça vaudrait le coup, de tuer une saloperie de traitresse comme toi.

— Hah. Tu sais, je n’ai jamais discuté avec Robe Rouge de la vaste majorité des informations que je possède, dit-elle.

Zorian ne put s’empêcher de froncer les sourcils, pour de bon cette fois.

— Si je meurs ici, par contre, un certain sort va s’activer, et tout ce que je sais va tomber entre ses mains, dit-elle avec un sourire triomphant, avant de croiser ses jambes de façon sexy, en prenant une posture élégante, satisfaite. Me tuer ici ? Ce serait une sacrée erreur. Tu es un garçon sensible et intelligent, et je sais que tu feras le bon choix.

Après quelques secondes, Zorian décida qu’elle disait probablement la vérité. La façon dont Robe Rouge avait agi ces quelques derniers jours montrait clairement qu’il manquait d’une sorte de connaissance profonde sur Zach et Zorian. Si elle lui avait vraiment tout dit, les choses ne se seraient pas passées de la sorte.

— Très bien. Je vais t’accorder le bénéfice du doute sur ce point, admit Zorian. Ce qui laisse en suspens la raison de ta présence ici. Que veux-tu ?

— Quoi ? Même pas un petit remerciement pour cette charmante jeune femme qui garde tes secrets les plus inavouables ? se moqua-t-elle.

— Quelle que soit ta raison, je suis sûr que c’est égoïste, cupide – ou les deux – et que tu vises uniquement la maximisation de tes gains finaux. Je suppose que tu essayes de mettre la pression sur Robe Rouge afin qu’il fasse des compromis, en ne lui donnant pas toutes les informations en ta possession, mais au bout du compte, ça n’importe pas du tout. Tout ce qui compte, c’est que tout bénéfice que j’en tire est purement collatéral en ce qui te concerne. Pourquoi devrais-je te remercier ?

— Quel jugement… soupira la sorcière d’un air dramatique. C’est parce que je suis une sorcière, c’est ça ? C’est toujours comme ça… Nous ne sommes bonnes qu’à préparer des potions et faire le sale travail, et puis n’être bienvenue que dans notre forêt au final…

— Je n’ai pas le temps pour ça, lui annonça Zorian tout de go, se tournant pour partir. Je pense que je vais pratiquer un peu ma magie mentale rouillée sur ce corbeau, là-haut, et puis rentrer chez moi.

— Il est toujours temps pour toi de me rejoindre, tu sais ? lui envoya-t-elle, pas la moindre trace de panique dans la voix.

Zorian ne lui fit pas face pour autant, mais tourna la tête dans sa direction pour la regarder, un sourcil levé.

— Je sais que j’ai l’air un peu stupide de dire ça, mais… commença-t-elle.

— Ouais, carrément, confirma Zorian.

— …mais je pense vraiment que tu devrais m’écouter, continua-t-elle. Tu te souviens, lorsque nous avons parlé de ton ami et la façon dont j’ai accentué ce mot ? Ce n’était pas en vain. Petit homme têtu, tu aurais pu le relever et me poser la question.

— Alors je te la pose maintenant. Qu’y a-t-il ? reprit Zorian en se tournant pour lui faire face proprement.

— Tu en as mis du temps, à aborder le sujet, petit idiot. Dois-je te faire un dessin, ou quoi ? Zach n’est pas l’ami de gens comme nous.

— De gens comme nous ? répéta Zorian. Tu ne peux pas en venir directement au point important ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Hé bien, je suis sûre que tu sais que j’ai passé un contrat avec le Primordial enfermé à Cyoria, lui rappela la jeune et jolie sorcière.

— Un pacte de mort afin de garantir sa libération à la fin du mois… ou mourir en essayant, en effet, répondit Zorian.

— C’est… plus ou moins ça, oui, confirma-t-elle. Mais je ne suis pas la seule à avoir passé un tel pacte. Ton ami en a également un sur la conscience.

Quoi ?

— C’est des conneries, lui lâcha aussitôt Zorian. Zach était le Contrôleur et pouvait sortir à n’importe quel moment. Pourquoi aurait-il eu besoin de faire un pacte avec Panaxeth ?

— Pas avec le Primordial, crâne de piaf, lui renvoya la sorcière en levant les yeux au ciel. Avec les Anges ! Il a passé un pacte avec eux, afin de s’assurer que le Primordial ne soit pas libéré… ainsi qu’empêcher les gens d’apprendre, pour la boucle temporelle. Même s’il empêche la libération de Panaxeth, tant qu’une seule personne autre que lui est consciente de l’existence passée de la boucle temporelle à la fin du mois, il mourra. Aussi simple que ça. Ne parlons même pas des gens originaires de l’une des itérations de la boucle comme toi et moi, mais même les personnes du monde réel. S’il parle de la boucle temporelle à la moindre personne, il devra les tuer, effacer leur mémoire, ou ne pas survivre jusqu’au mois prochain.

Zorian se figea momentanément, son cerveau bégayant, l’espace d’une seconde. Il savait que Zach avait une espèce de compulsion dans l’esprit, mais ça…

— Comment le sais-tu ? lui demanda-t-il calmement. Panaxeth te l’a dit ?

— Le Primordial est incapable de discuter directement de ça, répondit-elle. Il a laissé des incides, et Robe Rouge m’en a expliqué les détails, plus tard. Je ne sais pas pourquoi il en sait autant, mais il est probable que Zach lui en ait parlé personnellement, quand il s’en souvenait encore.

— Il pourrait mentir, nota Zorian.

— Oui, et je ne le pense pas, répliqua-t-elle en lui offrant un regard entendu. Et je suis sûre que tu es de mon avis.

Zorian ne répondit pas, bien que sa posture s’affaissât légèrement.

Rétrospectivement, il y avait de nombreuses choses au sujet de Zach qui corroboraient cette idée. Son insistance lourde et continue de ne jamais utiliser les marqueurs temporaires, par exemple, lui avait toujours semblée déplacée… jusqu’à, un jour, changer d’avis à ce sujet.

Ou le fait que Zach était clairement une personne active et sociale, qu’il l’avait été avant de travailler avec Zorian, et puis qu’il était devenu de plus en plus passif et même légèrement fataliste ensuite.

— Je comprends où tu veux en venir, mais je pense que tu as très mal jugé la situation, lui répondit Zorian. Je ne pense pas que Zach cherche à me tuer. Et je ne pense pas non plus qu’il aurait cherché à te tuer non plus si tu ne nous avais pas trahis. Avec ton aide, nous aurions pu quitter physiquement la boucle temporelle, équipés de connaissances et de ressources incommensurables. Était-il vraiment rentable d’abandonner tout ça juste pour un corps plus jeune que tu aurais fini par obtenir de toute façon ?

— Au bout du compte, Zach et toi n’êtes-vous pas les deux seuls ayant pu quitter cet endroit de malheur ? le défia-t-elle. Comment peux-tu savoir que ma présence aurait pu changer cette conclusion ? Si j’étais restée, j’aurais été gratifiée de chances très basses de réussite, en travaillant pour une personne qui aurait eu besoin de me tuer ensuite. Tu peux me détester autant que tu veux, mais j’ai fait le bon choix.

— Pff, se moqua Zorian en se retournant à nouveau pour quitter les lieux.

— Crois-tu sérieusement pouvoir faire confiance à Zach, maintenant que tu sais tout ça ? lui envoya-t-elle.

— Plus que je peux te faire confiance à toi, répondit Zorian sans la regarder.

Le corbeau prit son envol et disparut vers l’horizon. Derrière Zorian, la sorcière prit l’apparence du même oiseau avant de faire de même, dans la direction opposée.

Bon, Zorian était presque sûr que celle à qui il avait parlé était le corbeau, tandis que celui perché sur le toit était son corps réel. Autant elle avait prétendu ne pas être effrayé par l’opportunité de l’attaque, autant elle ne pouvait pas cacher certaines émotions. Pas à Zorian.

Il accéléra, mettant une certaine distance entre lui et les gens qui commentaient à leur guise ce à quoi ils venaient d’assister. Une femme attirante se changeant soudain en corbeau et prenant son envol ? Ce n’était pas tous les jours qu’on pouvait voir ça. Puis, il entra délibérément dans une ruelle sombre où il serait seul.

Il continua à marcher pendant un moment, et s’arrêta soudain pour se retourner.

— Tu vas vraiment continuer à me suivre jusqu’à chez Imaya comme ça ? demanda-t-il.

Seul le silence lui répondit. L’allée était vraiment obscure, et il n’y avait trace d’aucune présence derrière lui. Mais Zorian était entêté et continua de fixer un coin particulier de ténèbres sans esquisser le moindre mouvement.

Après une bonne minute, il fut sur le point de lancer un missile magique à cet endroit exact. Le sentant sans doute, Zach apparut, sortant des ombres.

— Il était temps, se détendit un peu Zorian – juste un peu. Tu m’as suivi comme ça depuis que j’ai quitté ta maison, hein ?

— Euh… Ouais, admit Zach. Désolé. C’est juste que… Je ne sais pas. J’ai eu un mauvais pressentiment et j’ai décidé de te suivre en secret. Je me disais que si j’avais raison, ça vaudrait le coup, et si j’étais simplement paranoïaque, ce n’était pas grave. Tu n’en aurais rien su. Je suppose que j’ai surestimé mes compétences de camouflage.

— Honnêtement, si la sorcière ne m’avait pas forcé à rester sur mes gardes, il est tout à fait possible que je n’aurais jamais remarqué, avoua Zorian, qui s’arrêta une seconde pour réfléchir. Tu as entendu notre conversation, n’est-ce pas ?

Les épaules de Zach s’affaissèrent légèrement.

— Alors c’est vrai, comprit Zorian, sentant la colère monter de façon silencieuse. Putain, pourquoi tu ne m’as rien dit ?!

— Je ne connaissais pas les détails, se défendit Zach. Je ne savais pas que j’avais fait un pacte avec les Anges, ou même qu’il y avait un pacte tout court. Tout ce que je savais, c’était que je possédais ces… instincts… qui me dictaient une partie de mon comportement. Je ne peux même pas vraiment en parler…

— Tu ne peux pas, ou tu ne veux pas ?

— Je ne peux pas, insista Zach. Ma langue refuse, quand j’essaye.

— Et si je lisais les informations directement dans ton esprit ? proposa Zorian.

— Je sens que je serai obligé de te tuer, lui répondit sérieusement Zach.

— Oh, souffla Zorian en déglutissant.

Il ne pensait pas avoir la moindre chance face à Zach, même maintenant. Il possédait bien sûr un atour ultime que personne ne connaissait – pas même Zach – mais il lui faudrait l’utiliser au bon moment, et Zach l’achèverait probablement avant qu’il fût capable de commencer.

— Euh… balbutia-t-il. C’est une bonne chose que je t’ai demandé, dans ce cas. Ou que je n’ai jamais tenté de lire tes pensées de force, d’ailleurs. Pendant que tu dormais, ou je ne sais pas…

— Oui, soupira Zach, semblant réellement appréciatif. Une très bonne chose. Je n’aurais pas pu m’en empêcher si tu l’avais fait…

Un silence inconfortable s’abattit entre eux, mais pas pour longtemps.

— Tu as déjà décidé de mourir à la fin du mois, n’est-ce pas ? lui demanda Zorian. Et c’est la raison pour laquelle tu es si bizarre, si philosophique, depuis quelques jours…

— Je ne prévois pas de t’assassiner une fois tout ça terminé, si c’est ce que tu demandes, lui répondit Zach. Lac d’Argent est juste une sorcière sans cœur qui ne comprend pas des choses basiques comme la décence humaine ou l’intégrité personnelle. Si je voulais survive à tout prix, je me serais occupé de vous deux pendant que vous étiez toujours dans la boucle temporelle.

— Je ne peux pas y croire, grommela Zorian. Si j’avais su tout ça plus tôt, peut-être aurai-je pu —

— C’est une magie divine, le coupa Zach. Tu aurais été capable de faire de la merde, et rien de plus. Comme la sorcière ne peut pas échapper à la mort si elle échoue, peu importe ce qu’elle tente. Et c’est une sorcière. Les sorcières sont connues pour être douées avec les pactes, et les manipulations de ce genre. Tu sais qu’elle a passé des jours à tenter toutes les astuces de son grimoire pour annuler le contrat. Et tu sais très bien qu’elle a échoué comme une débutante.

— Alors… Ça te convient de juste mourir à la fin du mois ? s’offusqua Zorian.

— Bien sûr que non, je ne suis pas ok avec ça ! protesta Zach. C’est juste… Si je dois massacrer mes amis pour survivre, alors quel est l’intérêt de toute cette puissance, de tout ce savoir ? C’est… Ce n’est pas… Ce n’est pas la façon dont je veux vivre ma vie, ok ? Putain… Mais qu’est-ce qui est passé par la tête de mon ancien moi pour accepter un truc pareil ?

Zach s’adossa contre le mur proche, et laissa sa tête frapper légèrement la surface dure à plusieurs reprises.

Quelle merde. Quelle merde absolue, songea Zorian.

Comme si devoir doubler Robe Rouge et Lac d’Argent n’était pas suffisant, il devait maintenant en plus découvrir comment sauver Zach quand viendrait la fin du mois…

Parfois, il s’imaginait que les dieux étaient toujours là, quelque part, et qu’ils se foutaient de sa gueule à la moindre occasion.

Raka
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