MoL : Chapitre 95
MoL : Chapitre 97

Chapitre 96 — Contrat

 

Avant la boucle temporelle, Zorian n’avait jamais fréquenté tavernes, restaurants et autres lieux du même genre, si communs à Cyoria. C’était une perte de temps et d’argent selon lui, et ce n’était pas comme s’il avait eu des tas d’amis avec qui aller boire et manger. Et avoir vu plusieurs de ses camarades de classes succomber aux plaisirs de la vie citadine pendant ses deux ans d’Académie ne l’avait pas aidé. Les adolescents de la campagne comme lui étaient spécialement vulnérables, sans supervision parentale et autre restriction forcée, et n’étaient pas habitués aux luxe et aux opportunités de la ville. Zorian ne voulait pas suivre leur exemple, encore moins après avoir constaté que son frère Fortov avait suivi le même exact chemin.

Et de façon amusante, la boucle temporelle avait changé les choses. Il était désormais habitué à virtuellement tous les endroits où l’on servait de l’alcool à Cyoria. Principalement à cause de Zach – son compagnon temporel adorait picoler et avait horreur de la nature statique de la boucle temporelle, combo gagnant qui le faisait plus souvent que de raison traîner Zorian dans l’un ou l’autre lieu de débauche. Presque à chaque fois qu’ils devaient parler, en fait.

La situation était similaire à ce moment. Une fois qu’ils eurent tous deux l’occasion de rassembler leurs pensées, Zorian tenta de poursuivre la conversation sur le contrat de Zach avec les Anges, et les restrictions sous lesquelles il était obligé de travailler, pour entendre Zach lui dire qu’il avait envie de boire un coup. Zorian lui-même n’avait jamais compris ce besoin d’alcool, mais il savait qu’il était futile de chercher à discuter de ça avec Zach. Il avait laissé son ami le traîner dans une petite taverne, où ils s’installèrent autour d’une table avant de lancer les sorts nécessaires pour pouvoir parler en privé. Pas tout à fait l’endroit le plus sûr pour ce genre de choses, mais ça ferait l’affaire.

— Aah… soupira Zach, satisfait, en frappant son verre de bière vide sur la table, après l’avoir descendu d’une traite, avant d’essuyer sa bouche sur sa manche. J’avais vraiment besoin de ça, oh ouais.

— Bon. Puis-je ruiner l’ambiance, maintenant, et creuser un peu plus ce sujet ? Le contrat avec les Anges ? demanda Zorian en rassemblant ses doigts dans un mouvement pensif.

— Je suppose, fit Zach et haussant les épaules. Bien que je ne pense pas être capable de t’en dire beaucoup plus.

— J’ai besoin de confirmer certaines choses, expliqua Zorian. Tu as dit ne pas pouvoir parler du contrat… Qu’il t’arrête, physiquement. Mais cela m’arrêterait-il si je cherchais à attraper tes pensées par télépathie ?

Zach le regarde, mal à l’aise. Clairement, ses compulsions l’empêchaient de vraiment donner son avis sur la question.

— Je pense que non, décida-t-il enfin, d’un air sérieux. Je veux dire, nous avons communiqué par télépathie un bon nombre de fois. Tu as lu mes pensées de surface plus d’une fois, et je n’ai jamais senti le besoin urgent de t’attaquer. On devrait essayer.

Zorian sentit Zach abaisser ses défenses mentales et se mit immédiatement à nager dans ses pensées de surface. Qui… apparaissaient être totalement vides.

Plus que vides. Blanches. Vierges.

— Penses-tu au contrat avec les Anges ? vérifia Zorian.

— Je pense aux règles mystérieuses sous lesquelles je me trouve, lui dit Zach. S’il y a vraiment un pacte de mort avec les Anges comme la sorcière l’a dit, alors oui, j’y pense. Pourquoi ?

— Je ne peux rien lire du tout, admit Zorian. C’est comme si tu n’avais aucune pensée, rien du tout.

Ça ne marchait pas. Peu importait l’astuce ou la méthode utilisée, Zorian n’en apprit pas plus au sujet du contrat dans les pensées superficielles de Zach. Ce n’était pas comme s’il ne pouvait pas lire ses pensées – il pouvait les intercepter parfaitement bien lorsqu’elles avaient rapport à des choses banales – mais tout ce qui avait rapport avec les règles mystérieuses, comme Zach les appelait, était invisible à l’esprit de Zorian.

L’effet était à la fois subtil et sophistiqué. Rien n’indiquait que les pensées de Zach étaient bloquées par magie, et il semblait que Zach les effaçait volontairement, ou ne pensait simplement à rien du tout. Si Zach y pensait au milieu d’une série d’autres choses, la restriction ne choisissait pas simplement de retirer les parties offensantes, mais faisait en sorte de combler les vides pour les rendre totalement inexistants, comme s’il n’y avait jamais rien eu là, et sans aucune évidence de modification. À moins de passer un temps fou à observer l’esprit de Zach et de déjà savoir ce que l’on cherchait, il était totalement impossible de ne pas passer à côté de ces manques.

Comment le contrat faisait-il ça, pour commencer ? Zorian n’avait aucune idée de la façon dont ça pouvait être accompli sans que le contrat lui-même soit intelligent et conscient, d’une certaine façon. Mais ça ne pouvait pas être vrai, n’est-ce pas ?

— Et si je tente de lire tes souvenirs ? proposa Zorian.

— Non ! protesta Zach aussitôt, par instinct et reflexe, avant de le fixer pendant une seconde, se rendant compte qu’il venait de perdre le contrôle. Non. Mauvaise idée.

Zorian acquiesça lentement.

— Bien, dit-il prudemment. Mais tu sais, quelqu’un a déjà fait ça une fois. Et il en a également effacé une bonne partie…

— Robe Rouge, se souvint Zach.

— Robe Rouge, confirma Zorian. Et cela ne te rend pas… d’humeur meurtrière, je suppose ?

— Ben… Ça le faisait, en quelque sorte, dit-il en se grattant la main. Tu te souviens, quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois et que je t’ai dit que j’avais eu une confrontation avec lui pendant les premières itérations qui ont suivi le moment où il m’a… handicapé ? J’ai raconté ça comme s’il m’avait agressé à chaque fois, et que je n’étais qu’une innocente victime, mais… j’ai peut-être un peu simplifié les choses, juste un tout petit peu. J’en ai techniquement fait le but de ma vie. Le détruire. Et ça a duré un moment. Je l’ai chassé sans m’arrêter pendant plus de deux mois, au moins. Peut-être que c’est l’une des raisons qui l’a poussé à quitter la boucle temporelle, d’ailleurs.

— Oh, comprit Zorian, réalisait que… c’était très logique, en fait. Mais vous étiez tous les deux des voyageurs temporels. Que lui aurais-tu fait si tu l’avais attrapé ?

— Il n’y a pas besoin d’être un maître mage mental pour effacer la mémoire de quelqu’un, lui répondit Zach. Ou pour la triturer au-delà de toute réparation. Il existe des sorts pour ça, et tu sais que ma collection de sorts illégaux est extrêmement vaste.

— Un point pour toi, admit Zorian.

Le genre d’effets que décrivait Zach ne réclamait pas un niveau de compétence élevé ; juste de la puissance, ce que Zach avait à revendre.

— Je remarque cependant que tu ne baves pas comme un chien enragé à l’idée de Robe Rouge étant présent une fois de plus, par contre. L’effet s’est estompé ?

— Ouais, je me suis calmé après un moment, puisque je ne pouvais plus le trouver, expliqua Zach en haussant les épaules. Même après avoir quitté la boucle temporelle et avoir vu Robe Rouge à nouveau, ça n’a pas repris. Je suppose que les Anges ne voulaient pas que je devienne inutile si quelqu’un lisait mon esprit et que je pétais les plombs parce qu’il fuyait hors de ma portée.

— Alors… J’aurais dû simplement lire tes souvenirs, et fuir loin de toi pendant quelques mois ? supposa Zorian.

Zach lui fit la grimace.

— Quoi ? Tu dois bien avouer que c’est une interprétation raisonnable de ce qu’il se passe.

Sauf qu’il n’était pas sûr du tout qu’il aurait été capable de fuir Zach pour plusieurs itérations. Son compagnon temporel avait une endurance bien plus vaste que lui, et connaissait la plupart des endroits et des chemins de traverse que Zorian pouvait imaginer. Il aurait bien été capable d’échapper à toute conséquence permanente, néanmoins, en forçant la fin de l’itération à chaque fois qu’il se serait trouvé dans une situation critique, mais faire ça aurait cramé la boucle temporelle à une vitesse extravagante.

— Peu importe. Qu’en est-il de la première fois où Robe Rouge a trafiqué ton esprit ? demanda Zorian. Tu sais, lorsqu’il a effacé Veyers de tes souvenirs, et les dieux savent quoi d’autre ?

— Je ne sais plus, admit Zach en fronçant les sourcils. Je ne me souviens pas avoir été chasser qui que ce soit avant notre rencontre. Je suppose que comme je n’avais aucune idée de qui avait violé mon esprit, et peut-être que j’ignorais même qu’il y avait une personne derrière mon amnésie, l’effet ne s’est jamais déclenché.

— Hmm… songea Zorian. Alors si tu ne découvres jamais que ta mémoire a été observée, ou que tu ne voies pas qui t’a attaqué —

— Ça ne fonctionnera pas, et tu le sais. Je ne suis plus la même personne que j’étais. Je saurai si mon esprit se fait trifouiller, et je saurai que c’est toi, le prévint-il. Et pas parce que tu viens de m’annoncer stupidement que tu viens d’y penser et que tu l’envisages même. Je veux dire, qui d’autre que toi pourrait bien mettre ça en œuvre ? Même si je n’avais absolument aucune preuve, mon instinct irait à cent pourcent dans ta direction.

— Et tu tenterais de me tuer, supposa Zorian.

— Soit ça, soit d’effacer tes souvenirs concernés, dit Zach. Mais nous savons tous les deux comme cette option ne me ressemble pas, et comme elle est de toute façon impossible à mettre en œuvre sur un mage comme toi. En pratique, oui, je devrais alors te tuer.

Donc, le contrat pouvait masquer les pensées de surface de Zach afin d’éliminer toute mention de lui-même, mais il ne pouvait pas faire de même avec ses souvenirs à long terme. Aussi, quiconque lisait dans la mémoire de Zach devait être… neutralisé.

De la manière la plus adéquate.

— Qui détermine qui tu dois tuer, et qui tu dois faire oublier ? interrogea Zorian.

— Que veux-tu dire ?

— Si Ilsa lisait dans tes souvenirs, clarifia Zorian avec un exemple. Tu la rendrais amnésique, ou tu la tuerais ?

— Je lui ferais oublier ce qu’elle sait, répondit immédiatement Zach.

— Vraiment ? Mais elle possède des connaissances avancées en magie mentale, tu sais ? Elle est peut-être meilleure que Xvim à ce sujet, fit remarquer Zorian.

— Hein ? s’étonna Zach. Ah bon. Je n’aurais jamais imaginé. Merde… Je suppose que je devrais la tuer, dans ce cas.

Zorian observa Zach, pendant quelques secondes.

Il avait menti. Ilsa n’avait aucune connaissance en magie mentale. Au mieux, elle savait lancer un sort de télépathie, mais ça s’arrêtait là.

Et ça répondait à la question avec brio. Zach était celui qui prenait la décision. Le contrat le forçait à agir, mais Zach choisissait de quelle façon. Sa perception, précisément.

— Quoi ? demanda Zach.

— Rien, conclut Zorian en secouant la tête. Oublions ça. Il y a autre chose qui me trotte dans la tête. La sorcière dit que tu dois t’assurer que la boucle temporelle reste un secret, sinon tu mourras. C’est ça ?

— C’est ça, soupira Zach. Elle a dit ça. Je ne peux vraiment confirmer ou infirmer cette déclaration…

— Mais c’est sans doute vrai, décida Zorian. Cependant, dans la boucle temporelle, je me souviens que tu as tenté de convaincre à peu près tout le monde. En tout cas, c’est ce que tu m’as dit avoir fait. En plus, tu n’as jamais eu aucun problème à m’aider à convaincre quiconque de son existence.

— Ben… Ouais. Je ne suis pas forcé de garder le secret, fit Zach en haussant les épaules. Je ne peux pas parler des règles mystérieuses qui me lient, mais tout le reste ne dépend que de moi. Je peux parler de la boucle temporelle à n’importe qui, je dois juste garder les conséquences potentielles à l’esprit. Et… Tant que la boucle temporelle fonctionnait, ces conséquences n’existaient pas, tu sais ?

— Oui. Tu ne mourras que si l’existence de la boucle temporelle n’est pas cachée aux individus du monde réel à la fin du mois, quand ça aura une importance. Il importait peu que tu le révèles au sein de la boucle, parce qu’ils allaient tous être détruits à la fin de chaque itération, de toute façon. Enfin, c’était l’idée, je pense.

— Garde en tête que je n’avais aucune idée de la façon dont fonctionnait la boucle temporelle, à cette époque, rappela Zach. Je ne savais pas qu’il existait un monde réel et une boucle temporelle utilisant une série de monde factices, ni aucun des détails que nous avons découverts plus tard. Je ne te mentais pas quand je te disais ne pas me souvenir comment j’étais entré dans tout ça, et comment ça fonctionnait.

C’était vrai. Un plan totalement stupide de la part des Anges. S’ils pouvaient s’assurer que le contrat qu’ils avaient passé avec Zach était impossible à oublier, pourquoi n’y avaient-ils pas inclus quelques informations de base ?

Alanic ne plaisantait vraiment pas quand il disait que les Anges avaient des façons vraiment très étranges de faire les choses.

— Si tu ne savais pas comment fonctionnait la boucle temporelle, comment as-tu su quand dire la vérité aux gens et quand la leur cacher importait ?

Zach ne put lui répondre, bien sûr. Il aurait dû, pour ça, révéler quelques informations secrètes à propos de son contrat, et c’était interdit.

— Bon. Nous n’avons pas vraiment le choix, là, décida Zorian. Si tu ne peux pas discuter de ces règles avec moi, et que tu n’as même pas de vraie idée de leur signification, nous allons devoir invoquer les Anges et avoir une solide discussion avec eux.

Zach le regarda d’un air surpris.

— Mais tu…

— Je ne suis pas supposé être là, hors de la boucle temporelle, ouaip, acquiesça Zorian.

C’était la première raison pour laquelle ils avaient hésité à contacter les Anges, bien qu’ils eussent déjà suspecté leur implication dans tout ça. Il était tout à fait possible qu’invoquer un Ange allait juste attirer leur attention sur l’existence de Zorian et qu’ils finissent ce que le Gardien du Seuil avait commencé.

— Nous prendrions un risque énorme, grimaça Zach.

— Non. Je prendrais un risque énorme, contra Zorian. Et je veux le prendre. Nous avons besoin de savoir si ce contrat peut être renégocié, ou en tout cas trouver ce qu’il y a dessous.

Zach y réfléchit un instant, tapotant ses doigts contre le verre vide dans sa main.

— Bon… Ce n’est pas comme si j’étais pressé de mourir, dit-il finalement. Mais si les Anges te massacrent immédiatement sans te laisser parler, ne viens pas pleurer dans mes jupons ensuite. Je t’aurais prévenu.

— Je ne ferai plus rien à ce moment, je serai mort et je le resterai, lui fit remarquer Zorian. Je ne vais pas me réveiller au début du mois dans ma chambre. Quoiqu’il en soit, la sorcière a dit que tu avais passé un contrat afin d’empêcher Panaxeth de courir librement dehors à la fin du mois. Si c’est vrai, cela suggère que les Anges se préoccupent beaucoup de la finalité, le garder dans sa prison. Me tuer interfèrerait avec ce but. Et puis, réduire tous les témoins annexes au silence est impossible tant que Robe Rouge est en vie. Il faut espérer que ça les fera réfléchir.

Bon, c’était parfaitement logique pour Zorian, mais il était évident que celle des Anges n’était sans doute pas tout à fait la même que celles des humains. Il ne serait même pas surprenant que l’Ange invoqué se mît à ignorer tout le reste et ne désirât que mettre un terme à la vie de Zorian.

Serait-il accusé de manque de respect s’il envoyait un simulacre exécuter le rituel à sa place ?

— Tu penses vraiment qu’il y a une chance de… négocier le contrat ? demanda Zach, peu crédule.

Il y avait peu de chances. Mais hé, il fallait tenter le coup, hein ?

— Le contrat est probablement fait de magie divine, n’est-ce pas ? demanda Zorian, en ignorant la question de Zach.

— Je… ne sais pas vraiment, hésita Zach. Sans doute. Je veux dire, dans le cas contraire, on aurait réussi à le découvrir et faire quelque chose à son sujet, non ? Et la seule partie de magie mortelle que j’ai trouvée scotchée à mon âme, c’est le marqueur.

Zorian secoua la tête. Il était presque certain que le marqueur n’impliquait pas d’énergie divine, ou de règles spéciales… parce qu’il en aurait sans doute hérité, lui aussi.

— C’est peut-être une partie de la structure stabilisatrice qui améliore tes réserves de mana, tenta Zorian. Les bénédictions divines et les contrats divins viennent sans doute ensemble, deux pour le prix d’un, tu sais. Offre de la semaine chez les Anges.

Zach ne put retenir une grimace.

— Oui, c’est ce que j’ai conclu également, admit-il. Mais la structure est tellement compliquée ! Il est compliqué de différencier ce qui pourrait être l’amélioration de ce qui pourrait être le contrat.

Et c’était un peu ce que Zorian avait supposé, oui. Les deux étaient probablement interconnectés et mélangés d’une façon qui faisait qu’on ne pouvait retirer l’un sans l’autre. De la sorte, même si Zach trouvait un moyen de retirer le contrat, il aurait été forcé d’abandonner la réserve de mana qui allait avec.

Une sécurité de plus qui forcerait quiconque à hésiter avant de vouloir tenter de trafiquer le machin. Après tout, qui serait volontaire pour perdre une chose aussi incroyable qu’une bénédiction divine qui double les réserves de mana ?

— Même si les Anges acceptes de renégocier, tu devrais probablement avoir à abandonner ta bénédiction divine, finit par annoncer Zorian.

Zach eut l’air horrifié à cette pensée, mais également résigné. Il semblait avoir attendu une réponse comme celle-là.

— Oh, mec… chouina-t-il, terminant un nouveau verre de bière d’une traite avant d’en commander un troisième auprès d’une serveuse proche.

— C’est mieux qu’être mort, le consola Zorian.

— Ça, j’en sais rien, mec… Tu réagirais comment, si tu devais abandonner la moitié de ton mana demain matin en te levant ? lui rétorqua Zach.

Zorian cligna rapidement des yeux, surpris. C’était vrai… Zach n’avait même pas réalisé que son mana extravagant était le résultat d’une bénédiction divine jusqu’à récemment. La situation… Enfin, ses réserves de mana astronomiques avaient toujours été les siennes, et pas un ajout. En abandonner la moitié revenait, dans son cœur, à laisser tomber la moitié de ce qui était naturellement à lui, bien que son esprit sût que c’était faux. Il ne ressentirait ça que comme une blessure handicapante et injuste…

— Je serais absolument dévasté, mais toujours plus heureux que mort, dit-il finalement, plus calmement.

Zach grogna tout bas, mais n’y ajouta rien.

— Comment comptes-tu invoquer un Ange, d’abord ? demanda alors Zach, après s’être calmé un peu et avoir reçu son verre de bière. Alanic ?

— Alanic ne peut pas invoquer un Ange, réfuta Zorian en secouant la tête. Seuls quelques prêtres en sont capables, et il n’est pas l’un d’eux. Par contre, il se trouve que je connais quelqu’un, dans cette ville, capable de le faire, et ce ne devrait pas être un énorme problème. Bien que nous devrions inviter Alanic, quoi qu’il arrive.

— Oh ? Qui est-ce ? demanda Zach, curieux. Je ne me souviens pas de cette personne.

— Tu ne la connais pas. Je n’ai pas vraiment interagi avec elle depuis que nous faisons équipe, nota Zorian. Elle s’appelle Kylae Kuosi. C’est une prêtresse vivant dans l’un des temples semi-abandonnées à Cyoria. Elle est un peu… obscure, mais capable, et connait quelques sorts très intéressants. Par exemple, elle fait partie des experts lorsqu’il s’agit de prévoir le futur… et elle sait comment établir le contact avec un Ange. Ça n’avait pas d’importance dans la boucle temporelle, puisque l’on ne pouvait leur parler, mais maintenant…

— Parfait, décida Zach après y avoir encore réfléchi. Voyons ce que ces tocards des cieux ont à nos dire.

 

___

 

 

Il leur fallu trois jours pour arranger l’invocation. Ce n’était pas particulièrement difficile, mais Kylae s’était montrée naturellement suspicieuse lorsqu’une paire d’adolescents était venue la voir pour lui demander à voir un Ange afin de pouvoir s’entretenir avec lui. Le fait que Zach et Zorian fussent pressés et l’avaient poussée à préparer le rituel au plus vite n’avaient rien arrangé. Heureusement, après avoir inclus Alanic en tant que garant et expliqué à plusieurs reprises que Zach s’était vu confier une mission divine et qu’il l’avait malencontreusement oubliée, elle avait fini par accepter contre mauvaise fortune.

Pendant ce temps, les Adeptes de la Porte Silencieuse avaient finalement accepté de leur ouvrir le passage vers Koth, et le duo Zoriach en profita pour rapidement récupérer l’orbe impérial. Ils n’entrèrent pas en contact avec Daimen pour l’heure ; le plan original impliquait d’évacuer tout le monde vers Koth aussitôt Koth accessible, mais les choses avaient changé. Faire coopérer tout le monde tout en ne leur révélant rien au sujet de la boucle temporelle était… mission impossible, au minimum.

Zorian était toujours un peu énervé que Zach n’eût jamais tenté de le dissuader lorsqu’ils avaient créé ce plan, alors que l’héritier Noveda était littéralement en train de préparer son suicide. Mais bon… la situation était désespérée. Comment pouvaient-ils être capable de contenir les informations de la boucle temporelle tout en contrôlant Robe Rouge, qui n’avait aucune raison de garder tout ça secret ? Sans même parler du problème de Zorian lui-même…

Princesse fut apprivoisée, et liée à Zorian. Zach estima qu’il était dans une situation trop instable pour que l’hydre dépendît de lui. Ils ne savaient pas de quelle façon elle aurait interagi avec les règles mystérieuses, et si sa présence rendrait les choses plus compliquées afin d’ajuster le contrat. De plus, si Zach était forcé à entrer dans une rage folle et partir pour un carnage de masse à cause de ces règles, il était bien mieux qu’il n’ajoutât pas une hydre divine à l’équation. Ses compétences brutes étaient déjà bien assez casse-tête.

Xvim joignit également le groupe des gens conscients de la boucle temporelle. Ils avaient déjà commencé à lui parler avant que Zorian découvrît l’existence du contrat, et il était ridicule de faire marche arrière maintenant qu’ils lui avaient déjà prouvé leurs dires. Et puis, son aide pouvait vraiment être importante.

Finalement, le jour de l’invocation arriva. Zach, Zorian, Alanic et Xvim arrivèrent ensemble au temple de Kylae, où ils furent accueillis par Batak, le prêtre amical aux cheveux verts que Zorian avait rencontré, si longtemps auparavant. Bien que Zach et Zorian eussent été impolis et impatients les jours passés, le jeune prêtre n’avait jamais perdu son calme et sa bonne humeur autour d’eux, et était resté utile et poli jusqu’à la fin. Il les conduisit vers l’intérieur du temple, qui avait été dramatiquement réarrangé en vue du rituel d’invocation.

Les chaises et les meubles avaient été collés aux murs pour faire de l’espace au centre, et une formula magique compliquée avait été peinte en bleu à même le sol. Kylae n’était pas la seule présente – huit prêtres de moindre rang avaient été convoqués, et vérifiaient l’intégrité et la perfection du cercle magique en y appliquant des correctifs de dernière minute. De plus, il y avait un grand prêtre observant le tout d’un œil calme et détaché. Il portait une robe de haute facture bleue, elle aussi, comme le cercle magique, ce qui faisait de lui quelqu’un de haut placé dans la hiérarchie du Triumvirat. Il leur lança un regard froid et inamical lorsqu’ils entrèrent dans le hall, et les ignora ensuite.

— C’est encore plus grand que ce que j’imaginais, murmura Zorian à l’attention de Batak.

— Ha ha… Je ne pense pas que vous réalisiez l’ampleur de ce que vous avez démarré… lui répondit-il dans un rire bas et nerveux. Même dans la branche principale de l’Église, ce n’est pas tous les jours que l’on voit l’invocation d’un Ange afin de lui parler. C’est vraiment un gros truc, vous savez. Et encore plus lorsque quelqu’un comme vous tire autant de ficelles que vous l’avez fait, et tout ça en si peu de temps. J’ai cru entendre qu’un bon nombre de personnes se sont levées et observent la situation de loin.

Tirer des ficelles ? Zorian ne se souvenait pas avoir fait quoi que ce fût de ce genre…

Il tourna la tête vers Alanic, qui lui rendit un léger haussement d’épaules.

— Tu as dit que c’était important, lui dit-il sans s’excuser. J’ai simplement jugé que tu avais raison.

Ils finirent par se retirer de côté, et laissèrent Kylae et ses prêtres terminer les préparatifs. Longs, plus longs que Zorian l’avait imaginé, et il ne put s’empêcher de se demander si tout ça était vraiment nécessaire. De nombreux chants et incantations prirent place, accompagnés de choses mineures, de l’encens brûlé, et des cloches sonnées… Très peu de tout cela ressemblait à de la magie structurée aux yeux de Zorian. C’était intéressant, parce que pour autant qu’il sût, les Anges pouvaient être invoqués par le biais de n’importe quel ancien sort d’invocation ; ce n’était qu’un souci de savoir qui contacter, leur demander correctement, et avoir la chance qu’ils daignassent répondre.

Tous ces petits rituels servaient-ils à contacter un Ange de la manière correcte, afin qu’il acceptât de répondre ? Ou était-ce juste une fanfaronnade de la part de l’Église ?

Il ne posa pas la question, cela dit. Il s’était déjà assez fait remarquer avec cette requête seule, et il savait de la bouche d’Alanic que le Triumvirat possédait quelques moyens très effrayants à mettre en œuvre lorsque quelqu’un les énervait suffisamment. Et… il n’était plus dans la boucle temporelle. Sa vie était unique.

Après ce qui sembla une bonne heure, le rituel lui-même commença. Ni Zach, ni Zorian n’avaient d’expérience dans ce genre de magie, qui était quasiment impossible à entraîner au sein de la boucle temporelle, et le tout restait relativement mystérieux à leurs yeux. Tout ce qu’ils virent fut un cercle bleu s’illuminer d’une lueur douce et l’air au-dessus de celui-ci vibrer et onduler.

— Nous avons décidé d’invoquer un Ange de bas rang, pour commencer, expliqua Batak à voix basse.

Il n’était pas impliqué dans le rituel, et semblait avoir été assigné à leur garde et escorte au sein du temple.

— Même s’il ne peut pas vous aider, continua-t-il, il informera ses supérieurs du problème et ils décideront qu’en faire à partir de là.

— C’est bon, accepta Zorian, pour qui n’importe quel Ange ferait l’affaire, en réalité.

— …servants des Plus-Hauts, je vous implore de nous faire grâce de votre présence, entonna Kylae solennellement. Nous, enfants misérables de la poussière, avons besoin de votre infinie sagesse et — urk !

Oh, oh. Ça n’avait pas l’air très bon…

— Que se passe-t-il ? s’enquit rapidement Zach, en même temps que Batak, réalisa-t-il.

— L’invocation se fait pirater ! panique le prêtre en robe bleue. Je ne comprends pas ! Nous avons effectué tous les rites de façon correcte ! Les démons ne devraient pas —

— Ce ne sont pas les démons, le coupa Kylae, plus calme que son comparse bleu, la voix tremblant nonobstant. Le rituel se fait pirater par un autre Ange. Quelqu’un de haut placé dans la hiérarchie a utilisé ses droits de séniorité pour se substituer à l’Ange que nous tentions de contacter.

Elle plissa les yeux et tituba sur place. Les autres prêtres l’imitèrent malgré eux une seconde plus tard, certains tombant à genoux.

— C’est… C’est trop, l’un d’eux haleta. Nous ne pouvons… Pas assez de mana…

Au centre du cercle, la silhouette vague et floue se mit à trembloter, apparaissant et disparaissant plusieurs fois. Chaque rituel d’invocation demandait à l’esprit de s’incarner en un réceptacle, un phylactère. Il ne pouvait pas apparaître dans les airs, juste comme ça, pas ancré à quoi que ce fût. Il lui fallait un objet lui permettant d’exister et d’interagir avec le monde. Plus puissant était l’esprit, plus sophistiqué se devait d’être le réceptacle afin de lui permettre de se manifester sans tout anéantir… Et le mana nécessaire à la création de sa forme ectoplasmique augmentait exponentiellement.

L’Ange qui venait de se substituer était apparemment extrêmement gourmand en mana.

Avant que quiconque pût réagir, Zach poussa Batak sur le côté et sortit du cercle d’invocation. Il observa la scène pendant quelques secondes et décida de laisser ses vastes réserves de mana s’écouler hors de lui, afin d’alimenter le rituel. Il n’était peut-être pas familier de ce type de magie, mais se contenter de l’alimenter pendant que d’autres la pratiquait, ça, il savait faire.

Zorian, Alanic et Xvim suivirent immédiatement son exemple. Il leur fallut quelques secondes, suite à quoi Batak reprit ses esprits, lui qui était encore choqué par toute la situation. Il les imita aussitôt, sans poser de question.

Les réserves de mana de Zorian diminuèrent dangereusement, et se retrouvèrent au plus bas presque immédiatement. Ce n’était pas par choix – l’Ange se trouvant de l’autre côté du rituel tirait agressivement sur toute ressource qu’il parvenait à attraper afin d’alimenter son arrivée sur le plan matériel. Pas étonnant que les prêtres eussent réagi comme ils l’avaient fait. Voie ses réserves de mana drainées de force d’une telle façon n’était pas létal, mais l’expérience était loin d’être agréable.

Finalement, une fois que tout le monde fut à court de mana, la silhouette ectoplasmique brouillée se condensa et se changea en une boule de lumière brillante, avant d’exploser de mille feux.

Zorian paniqua brièvement en réalisant qu’un mur de flammes blanches venait à eux, alors qu’il était sans défenses par manque de mana. Heureusement, la débandade de flammes s’inversa au dernier moment et implosa en un concentré brûlant ectoplasmique, duquel poussèrent d’un seul coup des branches noires, sa surface devenant métallique dans le même temps.

La forme de l’Ange finit par se stabiliser, et Zorian put poser les yeux sur une telle créature pour la première fois.

Ce n’était pas humanoïde, pas le moins du monde. La plupart des anciens et puissant esprits ne l’étaient pas, bien sûr, mais Zorian ne s’attendait vraiment pas à ce qu’un Ange eût l’air si… étrange.

Il était sculpté tel un arbre noir à quatre branches sans racines. Ou… peut-être était-il plus juste d’imaginer quatre arbres dont la partie basse aurait été coupée, puis collés les uns aux autres en une forme de croix. Les branches ne possédaient pas de feuilles, et en lieu et place des fruits poussaient des yeux oranges brûlants, animés, se tournant et pivotant sans s’arrêter afin de tout observer autour de l’Ange. Des flammes oranges translucides enveloppaient les branches, se pressant autour d’elles et s’enroulant comme autant de serpents en laissant entendre des craquements semblables à de vrais arbres en train de brûler.

Derrière l’arbre d’yeux flottait gentiment un petit anneau métallique. Cet anneau était densément couvert de caractères que Zorian ne reconnaissait pas et qui lui semblaient parfaitement impossibles à déchiffrer, plus encore que tout style d’écriture étranger qu’il eût vu jusque-là. Derrière lui, quelques rubans spectraux et multicolores faits de lumière s’étendaient dans toutes les directions, épuisant les yeux de Zorian et floutant la forme de l’Ange. Si l’on plissait les yeux et que l’on tournait la tête du bon côté, le tout ressemblait à six paires d’ailes lumineuses.

Zorian sentit certains des yeux se tourner dans sa direction, et cette impression d’être nu et exposé face à des millions de personnes fut la plus désagréable du monde. C’était comme si les yeux de l’Anges voyaient à travers lui, à travers son corps, à travers son âme, et observait, analysait, jugeait…

Il recula instinctivement d’un pas, avant de réaliser soudainement que le hall était surnaturellement calme et immobile.

Seul lui, Zach et l’Ange étaient présents. Tous les autres étaient simplement… partis.

Et Zorian commençait à revoir d’inconfortables images de sa première rencontre avec Panaxeth.

N’aies pas peur, lui annonça l’Ange, la voix explosive, dominante, qui résonna douloureusement dans les oreilles et le torse de Zorian. Je suis venu pour vous aider.

— Quoi… Où sont tous les autres ? bégaya Zach.

Ils ne doivent entendre ceci, expliqua l’Ange.

— Alors, tu les as juste… Tu nous as isolés dans un espace privé ? grimaça Zach. Et puis, peux-tu parler un peu plus doucement ?

Mon temps est limité, continua l’Ange sans même chercher à parler moins fort, d’autres voix pouvant être légèrement entendues, dans le lointain, à chaque fois qu’il parlait, comme un psaume récité par des centaines de bouches. Vous ne devez pas perdre de temps.

Zorian supposa que l’Ange n’avait pas tort, pour le coup. Bien qu’il eût pris tout leur mana, un esprit de ce niveau pouvait probablement rester présent sur le plan matériel pour un temps très court. Ils devaient en profiter au maximum.

— Zach a-t-il passé un contrat avec les Anges ? demanda-t-il immédiatement.

Oui, confirma l’Ange sans attendre, peu enclin à étayer sa réponse plus avant.

Ugh.

— Mes ennemis me l’ont fait totalement oublier, nota Zach en fronçant les sourcils.

Ils n’en ont rien fait, réfuta l’Ange.

Ce à quoi Zach offrit une expression étrange, comme si on se foutait de lui ouvertement.

— Bien sûr qu’ils l’ont fait, répondit-il, riant d’un air frustré. Pourquoi te mentirais-je, en particulier à toi ?

Ils ne t’ont pas fait oublier parce que tu n’as jamais su que tu avais un contrat avec nous, continua l’Ange. S’ils savent que tu as passé un contrat avec nous, c’est parce qu’ils l’ont deviné correctement.

— Zach… n’a jamais su qu’il avait un pacte avec vous ? répéta Zorian, incrédule. Comment est-ce que c’est censé fonctionner ?

Nous avons fourni beaucoup d’efforts pour masquer notre implication, dit l’Ange. Notre interférence actuelle… outrepasse déjà certaines limites que nous ne préfèrerons habituellement pas franchir. Il aurait été dans l’intérêt de tous si personne n’avait réalisé que nous avions joué un rôle dans cette histoire.

— Mais comment passer un contrat sans le réaliser ? insista Zach. C’est tout sauf logique !

Nous t’avons contacté en rêve, lui annonça l’Ange, comme une banalité. Tu n’avais aucune idée de qui te le proposais, lorsque tu l’as accepté.

Le visage de Zach passa par presque toutes les expressions dont il était capable.

Zorian, de son côté, se contenta d’enfoncer son visage dans ses mains, pour prendre une profonde inspiration.

Zach…

— C’est… C’est de la diffamation ! protesta le principal intéressé. Je ne ferais jamais un truc aussi stupide ! Même moi, je sais qu’il faut être le dernier des cons pour accepter des contrats spirituels proposés par des inconnus qui vous contactent dans vos rêves !

Que tu sois assez idiot pour accepter l’offre a été l’une des raisons qui nous ont poussées à te choisir pour devenir notre champion, lui dit l’Ange sans prendre de gants.

— Bon, euh… bégaya Zach. Tu sais quoi ? Oublie ça. Même si ce que tu dis est vrai, j’ai malgré tout fini amnésique des informations critiques à l’intérieur de la boucle temporelle. Je ne savais même pas comment retourner dans le monde réel ! Tu as inclus tant de choses dans ce… contrat, alors pourquoi ne pas y avoir ajouté quelques informations de base ?

Nous l’avons fait, répondit l’Ange. Tu n’as simplement jamais satisfait les conditions nécessaires à l’accès à ces informations.

Quoi ?

— Quoi ? Que veux-tu dire par là ?

Tu avais un but, n’est-ce pas ? lui dit l’Ange, la voix plus défiante. Tu devais arrêter l’invasion sans informer quiconque de l’existence de la boucle temporelle. Tu aurais réussi, le contrat t’aurais donné toutes les informations nécessaires au Contrôle de la boucle temporelle.

— Vous autres ne lui avez jamais expliqué comment fonctionnait la boucle temporelle, réalisa Zorian. Lui donner les clés de la porte de sortie dès le départ signifiait qu’il pouvait la quitter quand il le désirait, même avant d’être capable de stopper Panaxeth.

Le cœur des humains est faible face à la tentation, confirma l’Ange. S’il ne pouvait pas endurer la marée incessante du temps et devenir le sauveur dont nous avions besoin, il aurait été mieux pour lui de ne jamais sortir du Portail de l’Empereur.

— Tu… commença Zach.

Tu l’as choisi, lui rappela l’Ange, totalement calme. Et en ne l’oubliant pas, j’aimerais une explication. Que s’est-il passé là-dedans ?

— Tu ne sais pas ? s’étonna Zorian.

Le demanderais-je sinon ? renvoya l’Ange sur ton rhétorique. Le fonctionnement interne du Portail nous est opaque. Un peu comme ces Chambres Noires que vous connaissez, l’intérieur de cet artefact est totalement isolé du monde extérieur une fois activé. Nous avons déduit certaines choses, mais nous aimerions une réponse sans ambiguïté.

Zach et Zorian lui résumèrent rapidement ce qu’il s’était produit au sein de la boucle temporelle, prenant soin de bien appuyer sur l’interférence du Primordial dans le fonctionnement normal de la chose, et sur la façon dont Robe Rouge et la sorcière avaient rendu l’exécution de la mission extrêmement compliquée. Finalement, ils expliquèrent la situation de Zorian et comment sa présence rendait l’élimination de la connaissance de la boucle temporelle impossible.

Un résultat décevant, conclut l’Ange. La tâche qui t’étais confiée n’était pas si difficile. Pourquoi as-tu permis au choses de se compliquer à ce point ?

Pas si difficile ?! s’exclama Zach, incapable d’y croire. Sais-tu à quel point il est difficile de stopper une armée, seul, sans avoir le droit d’expliquer aux gens d’où viennent ces pouvoirs et cette connaissance ?

Même si nous avons démarré le Portal de l’Empereur prématurément, tu as eu des centaines de chances pour réaliser ce que nous te demandions, dit l’Ange. Je crois que tu as une perspective erronée de la difficulté du problème. Dans le scénario original, tu étais supposé affronter une puissance inconsciente de ton existence. Même sous nos restrictions, il ne devait pas être compliqué de trouver une solution. Tu avais des essais illimités, et ton ennemi n’a jamais appris de tes erreurs, pas plus que des siennes. Au lieu de ça, tu as permis la création d’un rival temporel, que tu as ensuite dû affronter. Peu importe la façon dont cela est arrivé, c’est ton échec, pas le nôtre.

Zach eut l’air de vouloir rétorquer quelque chose, de lui hurler dessus, mais finit par se retenir. Il renifla froidement en direction de l’esprit et croisa ses bras devant lui.

Ils ne savaient pas comment Robe Rouge avait fait pour s’inclure dans la boucle temporelle, alors il était difficile de contredire la conclusion de l’Ange…

— Donc, vous autres Anges avez délibérément activé le Portail un mois avant l’invasion, nota Zorian. Vous pouviez prédire ce qui allait se produire un mois plus tard ?

Le futur est brumeux et change constamment, mais certaines choses sont plus fatidiques que d’autres, expliqua l’Ange. À moins que quelque chose ne fût fait, la libération de Panaxeth était pratiquement assurée.

— Pourquoi ne pas avoir informé le Triumvirat, pour les laisser s’en occuper ? s’étonna Zorian.

Aussi étrange que cela puisse paraître, cela aurait été un choix bien pire que ce que nous avons fini par faire. Nous ne sommes pas supposés interférer dans les conflits entre mortels.

— Pourquoi moi ? demanda soudain Zach. Si tu avais un moyen si radical de prédire le futur, tu savais certainement que ce n’était pas un bon choix.

Au contraire, réfuta l’Ange. Tu étais le meilleur choix. C’est pourquoi tu as été choisi.

— Le meilleur ? Comment ?

C’est un secret, répondit effrontément l’Ange. Il existe des restrictions considérables concernant les candidats. Ils devaient commencer le mois à Cyoria. Ils devaient posséder un certain potentiel, ainsi qu’une certaine mentalité. Ils devaient avoir une liberté de mouvement conséquente, pouvoir s’associer à n’importe qui sans limites. Ils devaient satisfaire une ligne éthique. Et d’autres encore… Je ne peux t’en donner plus de détails.

— Si Zorian avait commencé le mois à Cyoria, aurait-il était un bon candidat ? demanda Zach.

Par tous les dieux, certainement pas ! faillit rire l’Ange. Il manque à absolument chaque critère, spécialement celui concernant sa mentalité. Je suis surpris qu’il ait même décidé de risquer sa vie de la sorte, si je me base sur ses actions précédentes et son attitude depuis toujours.

Zach, ce pauvre con, songea Zorian, sembla ravi de cette réponse. Aussi croisa-t-il les bras devant lui à son tour, mécontent. Enfoirés. Tous les deux.

— Quel est mon statut, dans ce cas ? demanda finalement Zorian. J’ai défié les lois de la boucle temporelle, et je me suis rendu dans le monde réel. Pourtant, je remarque que vous ne cherchez pas à m’agresser. Ma présence ne vous dérange-t-elle donc pas ?

Les yeux brûlants de l’Ange se concentrèrent sur lui avec une ardeur redoublée, l’étudiant en grand détail pendant quelques secondes. Zorian gigota, mal à l’aise sous ce regard, mais tint bon et ne baissa pas les yeux.

Tu es une existence interdite, et tu as commis de graves péchés pour te trouver là où tu es maintenant, jugea l’Ange. Cependant, nous ne sommes pas sans pitié et intolérants. Tant que la libération du Primordial est arrêtée, nous acceptons de laisser passer certaines choses.

— Alors… Je suis à l’abri de la colère des Anges ? conclut Zorian.

Si le Primordial reste enchaîné à la fin du mois, répéta l’Ange sur un ton stressé.  Dans le cas contraire, nous nous verrons forcés d’intervenir directement sur le plan matériel. Si l’on en arrive à cette extrémité, il ne nous coûtera rien de nous montrer un peu plus zélés et d’éliminer toutes les complications possibles. Tu comprends, je pense ?

— Bien entendu, confirma Zorian.

Même s’il n’avait passé aucun contrat avec les Anges de manière officielle, sa vie dépendait également du résultat de l’invasion. Si Zach et lui échouaient, les Anges s’occuperaient de tout le monde, lui compris.

— Si tu n’as pas de problème avec Zorian, ça veut dire que vous pouvez vous montrer tolérant, vous les Anges, nota Zach avec une touche d’espoir dans la voix. Mon contrat peut-il être renégocié ? Parce que comme les choses sont actuellement…

Nous ne pouvons renégocier le contrat, trancha l’Ange. Cela ne peut simplement pas être fait.

— Mais vous l’avez créé, protesta Zach. Pourquoi ne pourriez-vous pas le modifier ?

Il s’agit de magie divine, fit remarquer l’Ange. Il semble évident que nous ne sommes pas ses créateurs.

Évidemment. Personne ne pouvait utiliser de magie divine à l’ère actuelle, pas même les Anges. Seuls les dieux en personne en étaient capables. Qui que ce fût d’autre, y compris leurs servants spirituels, se contentaient d’utiliser les artefacts et les ressources laissés par les dieux derrière eux.

— Et pourquoi ne pas juste le retirer ? tenta Zorian.

Également impossible, répondit l’Ange. Il est délibérément structuré pour être quasiment impossible à retirer une fois placé. Je crains que nous ne puissions rien y faire.

— Vu comme les choses sont, je vais mourir à la fin du mois, même si je stoppe le Primordial, fit remarquer Zach. N’est-ce pas tout bonnement injuste ? Il est évident que la situation a changé depuis le moment où j’ai accepté le contrat… Et même toi, tu as admis que la façon dont vous me l’avez fait accepter était vachement louche et inappropriée.

Nous ne pouvons t’absoudre de la complétion de ta part du contrat, insista l’Ange. Ce n’est pas en notre pouvoir, tout simplement. La seule chose que je peux te promettre, c’est de ne pas chercher à te punir si tu trouvais un moyen de te soustraire au contrat.

Les yeux de Zach s’écarquillèrent.

— Vous ne chercherez pas à me… Tu dis que si j’avais trouvé un moyen de briser le contrat moi-même, vous m’auriez pourchassé ? demanda-t-il, incrédule.

Nous ne sommes pas des Primordiaux, le sermonna l’Ange. Bien que nos actions soient limitées, nous sommes loin d’être impuissants face au monde matériel. Même si tu parvenais à tricher et arnaquer le contrat mis en place par les dieux, cela ne te servirait à rien si nous décidions de ne pas l’accepter. Tu as passé un pacte solennel avec nous, et nous avons rempli notre part du marché, qui a nécessité de grands efforts de notre part. Plus grands que tu ne l’imagines. Nous avons tous les droits de nous montre durs et d’exiger que tu remplisses la tienne à la lettre… Mais comme je l’ai dit à ton ami, nous ne sommes pas sans pitié et intolérants. Tant que la libération du Primordial est arrêtée, nous acceptons de laisser passer certaines choses.

— Alors, ma mission est toujours de réaliser l’impossible, se plaignit Zach. C’est juste que, si j’y arrive, vous ne me collerez pas au cul.

On peut le voir de cette façon, je suppose, jugea l’Ange, avant de se figer pour quelques secondes, les yeux fixant quelque chose au loin, écoutant des mots étrangers que Zach et Zorian ne pouvaient capter. Mon temps arrive à sa fin. Si vous avez quoi que ce soit d’autre à dire, dites-le rapidement.

— Donne-moi le contenu du contrat que Zach a signé, demanda Zorian. Zach ne peut pas m’en parler, et j’ai besoin de savoir.

Pendant un instant, l’Ange ne broncha pas. Puis, ses branches se plièrent comme sous un vent invisible, et un rayon orange brûlant apparut de nulle part, frappant Zach en plein torse sans prévenir. Mais au lieu de le blesser, celui-ci plongea en lui.

Avant que Zach ou Zorian pussent réagir, une série de lettres brûlantes se matérialisèrent dans les airs, devant eux.

Et d’autres…

…et d’autres…

…et d’autres.

Des pages et des pages de texte, encore et encore, parlant de ce qui était attendu de Zach. Zorian s’était attendu du contrat qu’il fût aussi simple que quelques lignes courtes, car c’était ainsi que fonctionnaient ceux passés par les sorcières… et il avait visiblement tort. Le contrat consistait en un document massif et complet, bourré de termes légaux complexes qui rendaient les papiers officiels difficiles à comprendre même dans une langue natale.

Heureusement qu’il était capable de mémoriser tout ça sans erreur, parce qu’il n’aurait jamais pu comprendre ce truc sans y passer plusieurs heures. Et peut-être l’aide d’un juriste.

— Par tous les dieux, Zach… soupira Zorian. Comment as-tu pu accepter un truc pareil ? Je suis sûr et certain que tu n’as pas lu ça jusqu’à la fin, ni compris toutes ses implications…

— Je ne me souviens de rien de tout ça ! protesta Zach. C’était mon stupide et jeune ancêtre, celui que j’étais il y a des dizaines d’années ! Putain, Zorian, tu sais aussi bien que moi que tu étais tout aussi stupide au même âge !

Bon, un point pour lui… Mais quand même. Il y avait quelque chose d’autre.

Il n’a pas lu le contrat, précisa l’Ange. Pourtant, nous avons résumé les points importants. Il doit stopper l’invasion de Cyoria, ou il mourra à la fin du mois. Il ne peut laisser quiconque apprendre l’existence de la boucle temporelle, ou il mourra à la fin du mois. Il ne peut tuer de dirigeant d’une nation, ou provoquer la chute d’une nation, ou il mourra à la fin du mois. Les restrictions ont été placées sur le type de sorts mentaux ou relatifs à l’âme qu’il peut apprendre, parce que le comité éthique n’approuverait pas le projet sinon. Il est également totalement interdit de parler des spécificités du contrat. Quiconque voit de force ce contenu, en analysant la mémoire profonde par exemple, doit être neutralisé de la manière la plus pratique. Finalement, le contrat sera totalement effacé à la fin du mois, lui permettant de vivre sa vie librement à partir de là.

— Peux-tu me dire comment tu définis apprendre l’existence de la boucle temporelle ? demanda Zorian.

Tout est dans le contrat, répondit l’Ange, l’une de ses branches s’agitant vers Zach, ses yeux fixant toujours Zorian. Je sais que tu l’as mémorisé.

Il resta encore immobile, l’espace d’un instant, à l’écoute de quelque chose d’inaudible.

Je dois partir. Vous avez droit à une dernière question.

— Si le Primordial est libéré, est-ce la fin du monde comme nous le connaissons ? demanda immédiatement Zach, ne donnant aucune chance à Zorian de trouver quoi demander d’intelligent.

Probablement pas, admit l’Ange. Quoi qu’il en soit, vous ne voulez pas voir ceci se produire… et pas uniquement à cause des conséquences directes sur vos vies. Les Plus-Hauts ont placé de nombreux… activateurs… dans le cœur des lois qui gouvernent ce monde. Si une condition déclenchant ces activateurs est détectée, des contremesures automatiques seront initiées. Un Primordial gagnant l’accès au plan matériel en activerait plusieurs. Tu ne veux pas voir ceci se produire. Personne ne veut voir ceci se produire. La plupart de nos devoirs impliquent de nous assurer qu’aucun de ces activateurs ne soit jamais déclenché, pour le bien du monde spirituel et du plan matériel. La majorité de ces activateurs cherchent ce que les Plus-Hauts considéraient comme des menaces existentielles… et ils ont toujours eu une politique très apocalyptique lorsqu’il s’agit de gérer ce genre de menaces.

Ceci dit, L’Ange se pencha soudain vers le sol, et l’une de ses branches toucha gentiment la pierre sous elle. Elles avaient l’air fines et fragiles, mais celle-ci arracha un morceau de pierre comme si ce n’était rien d’autre que de l’argile mou, et se mit à la façonner tout aussi aisément.

Les branches noires se tordirent et tapotèrent la pierre comme des milliers de petits doigts dans un mouvement rapide. Le tout ne prit que moins de trois secondes ; la pierre devint un petit cube lisse et brillant, qui vint se placer directement dans les mains de Zorian.

C’était un truc vraiment étrange, parce que ça n’avait pas l’air magique – c’était comme si l’Ange avait sculpté ce cube à l’aide d’une simple puissance physique, une puissance rapide et précise.

Prends ça, dit-il. Utilise-le pour m’invoquer lors du combat final.

— Comment sais-tu qu’il y aura un combat final ? demanda Zorian.

Le futur est brumeux et change constamment, mais certaines choses sont plus fatidiques que d’autres, répondit l’Ange, faisant écho à l’une de ses précédentes phrases.

Et puis il n’était plus là, et le temple fut à nouveau empli de gens et bruyant au possible. Alanic, Xvim, Batak, Kylae et les autres prêtres les entourèrent rapidement en demandant à savoir ce qu’il s’était produit. De leur perspective, ils avaient simplement disparu pendant quelques instants avant de réapparaître.

Zach et Zorian les ignorèrent pendant quelques secondes, se concentrant sur ce cube.

Ce n’était pas aussi lisse que ce qu’il avait imaginé. C’était un objet couvert d’une dense couche d’inscriptions étranges ; le même genre qui couvrait l’anneau qui auréolait l’arrière de l’Ange. Il n’y avait assurément rien de magique à son propos, mais le cube luisait étrangement lorsque la lumière le frappait sous un certain angle. Et finalement, ces inscriptions semblaient se répéter, d’une certaine façon…

Au bout du compte, il l’empocha prudemment et l’oublia. Avant de se plonger dans les spécificités du contrat de Zach, ils avaient une chose importante à faire.

Robe rouge les avait invités à discuter…

 

___

 

 

Comme Rouge Rouge l’avait noté dans sa lettre à leur attention, Zach et Zorian savait déjà comment le contacter. Leurs simulacres s’affrontaient à tout bout de champ, et il n’était pas problématique de simplement jeter une lettre au sol pendant l’une de ces altercations et simplement s’en aller.

Grâce à cette méthode, ils arrangèrent finalement une rencontre sur le toit de l’un des bâtiments de l’Académie. L’endroit était suffisamment public pour qu’aucun des deux camps ne pût réellement préparer un guet-apens, et les barrières de l’Académie étaient plutôt bonnes, maintenant que Zach et Zorian s’étaient arrangés en privé pour faire changer leurs mesures de sécurité. Même eux devaient se montrer légèrement prudent à proximité, les nouvelles mesures d’accès échappant à leur entente tout autant qu’à celle de Robe Rouge.

Ils devaient se voir à minuit, et tout le monde arriva exactement en même temps. D’un côté Zach, Zoriam, Xvim et Alanic. De l’autre, Robe Rouge, Lac d’Argent et Quatach-Ichl.

Robe Rouge portait son habituel vêtement, le visage camouflé derrière un voile de ténèbres. La sorcière était telle que Zorian l’avait dernièrement vue – jeune, belle et vêtue d’une robe à faire tomber tous les mâles. Elle avait l’air très satisfaite d’elle-même, souriant d’une oreille à l’autre… un fait qui énerva visiblement Zach plus que de raison, ce qui ne la fit que ricaner encore plus ouvertement.

Et puis il y avait la liche. Il portait pour ce rendez-vous son déguisement humain, comme un véritable gentleman qui n’était pas présent pour se battre. Zach et Zorian avaient appris par expérience qu’ils pouvaient se permettre de ne pas prévoir de combat imminent, lorsque le monstre n’apparaissait pas sous sa forme noire et osseuse. Quatach-Ichl était calme, composé et confiant. Il les salua poliment d’un léger hochement de la tête avant de retomber dans un mutisme observateur.

Zorian soupira intérieurement. Il savait que ç’avait été un rêve futile, mais il avait nourri l’espoir que Robe Rouge et Lac d’Argent n’eussent pas initié la liche à leurs secrets. D’un seul coup, tout devenait tellement plus difficile…

— Ha ha ha ! caqueta la sorcière. Tu vois, je t’avais dit qu’ils amèneraient ces ceux-là et personne d’autre. Paye !

— Nous n’avons fait aucun pari, protesta Robe Rouge.

— Bah ! Tu es supposé jouer le jeu pour les apparences ! lui grogna-t-elle. Peu importe. Zorian, as-tu reconsidéré mon offre ? C’est toujours valable, tu sais ?

— La ferme, la coupa Robe Rouge. Tout le monde, j’aimerais vous présenter mes excuses pour ses actions récentes. Je sais que vous pensez probablement qu’elle cherchait à semer la zizanie dans votre groupe, mais c’était son entière idée. Elle semble penser qu’il y ait une vraie chance de convaincre monsieur Kazinski de nous rejoindre dans le combat pour la libération du Primordial. Nous savons cependant que ce n’est qu’une fantaisie.

Bah ouais, comme si Zorian allait croire ça. Il était totalement conscient que la sorcière avait tenté de provoquer un combat entre Zach et Zorian. Il suspectait également cette tentative d’être un essai de la part de Robe Rouge de réduire le nombre de leurs ennemis, Zorian bien moins enclin à recruter des alliés en leur parlant de la boucle temporelle s’il savait que Zach en mourrait. Ce qui s’était avéré correct, finalement.

La seule chose dont il était sûr, c’était que son offre n’était pas une proposition honnête d’alliance. L’instinct naturel de la sorcière ne la faisait pas travailler avec les gens. Elle les exploitait.

— Comme si ton plan était meilleur, se plaignit-elle. Pourquoi penses-tu —

— Je croyais que nous nous étions mis d’accord sur qui était le porte-parole ? la coupa Robe Rouge en soupirant.

Elle fit claquer sa langue et invoqua une chaise pour y bouder.

Quatach-Ichl ne réagit pas du tout aux petits jeux de ses camarades, préférant étudier Zorian et son groupe à la place.

Un silence court et malsain s’ensuivit. Tout le monde était tendu et chacun d’entre eux prêt à attaquer à la moindre provocation. Même la sorcière, assise dans un coin et donnant l’impression d’être totalement inattentive, frémissait visiblement à chaque fois que quelqu’un bougeait.

— Donc, ça rime à quoi, tout ça ? finit par s’impatienter Zach. Tu nous as invités à parler, alors pourquoi ne parles-tu pas, maintenant ? Ne nous fais pas perdre notre temps.

— Ah… Même après tout ce temps, tu n’as pas changé. Toujours si impatient… murmura Robe Rouge, comme s’il se souvenait du bon vieux temps.

Zach lui offrit un froncement de sourcils exaspéré, et réfléchit aux mérites de juste démarrer une bataille immédiatement.

— Je vois que vous êtes venus démasqués, commenta Robe Rouge.

— Tu sais déjà qui nous sommes, renchérit Zach en haussant les épaules. Pourquoi nous cacher ?

— C’est vrai, admit Robe Rouge. Bien. Je crois qu’il n’y a pas d’intérêt à continuer à me camoufler moi-même.

Il abaissa sa capuche, et les ténèbres masquant son visage disparurent.

C’était Veyers. Le même visage, les mêmes cheveux blonds, les mêmes yeux oranges fendus. La seule différence se situait dans sa finition. Ses cheveux étaient entretenus, ses yeux calmes, dénués de cette férocité et cette violence qu’ils avaient vus chez Veyers lors de sa crise en salle de classe. Il était plus calme, plus serein.

— Je suppose que ce n’est pas une grosse surprise pour vous, dit-il, de sa voix reconnaissable maintenant que son déguisement était tombé. Pourtant, j’espère que vous prendrez ce geste de bonne foi comme ce qu’il est. Je ne suis pas le monstre que vous imaginez, et je pense vraiment que nous pouvons trouver un compromis, ici et maintenant.

Zorian étudia le type en face de lui, avant de secouer la tête.

— Tu dis que c’est un geste de bonne foi, et tu nous mens sur ton visage et ton identité, dit-il d’un air triste. Comment peux-tu t’attendre à ce que nous acceptions quoi que ce soit quand tu ouvres les négociations par une telle mascarade éhontée ?

Veyers eut l’air sincèrement pris par surprise par cette déclaration.

— Tu réfléchis trop, lança la sorcière en levant les yeux au ciel. C’est vraiment lui. Qui pourrait-ce être d’autre, sérieusement ?

— Non, ce n’est pas Veyers, insista Zorian. Ça n’a jamais été logique, et ça ne l’est toujours pas. Ça l’est encore moins.

Zach fronça les sourcils d’une manière presque imperceptible en direction de Zorian. Il ne comprenait clairement pas d’où Zorian tirait sa confiance, mais ne voulait pas le contredire.

Zorian ne lui en voulait pas. Il avait des doutes depuis fort longtemps, mais ce ne fut qu’au moment où il avait vu la forme angélique du contrat qu’il en fut certain.

— Tu me demandes de prouver que je suis moi ? s’amusa Robe Rouge. Et que pourrais-je faire pour te satisfaire ?

— Chaque étudiant doit donner la signature de son mana à l’Académie pour des raisons d’identification, expliqua soudain Xvim en tirant de sa poche une petite boule de verre, qu’il présenta à tout le monde. Prouver que tu es Veyers ou non… est extrêmement simple.

Robe Rouge observa l’objet pendant quelques secondes avant d’éclater d’un rire presque dément.

— Oh, merde… dit-il après s’être calmé, en finissant de glousser. Je ne peux pas croire que j’ai oublié un truc aussi évident…

La sorcière le regarda d’un air choqué.

— On se sent idiote, maintenant ? lui dit-il, en la regardant d’un air supérieur. Tu as passé des jours et des jours à interagir avec moi, et tu n’as jamais rien vu. Monsieur Kazinski est arrivé et a directement discerné l’arnaque. Peut-être que c’est lui que tu aurais dû rejoindre.

Sans attendre de réponse, il l’ignora et se tourna vers Zorian.

— Je suppose que tu sais qui je suis, dans ce cas ? lui demanda-t-il en penchant légèrement la tête, lui offrant un sourire semi-sympathique.

— Bien sûr. Tu es Jornak, l’avocat et ami de Veyers, lâcha directement Zorian. Je suppose que Veyers t’a présenté Zach, et vous vous êtes immédiatement trouvés des points communs, ayant tous deux été déchus et volés de votre héritage. Il n’a pas réalisé que tu avais des liens avec le culte. Et puis, c’était trop tard ensuite.

— Le culte ne représente rien pour moi, renchérit Robe Rouge, portant toujours le visage de Veyers. Je n’ai jamais été vraiment loyal à leur cause, même avant la boucle temporelle.

— Alors pourquoi… commença Zach, confus. Si Zorian a pu tricher et quitter la boucle, alors tu —

— Tu ne comprends pas, le coupa Robe Rouge. Tu ne comprenais simplement pas, peu importait les efforts que j’y mettais. Cette connaissance… Ce pouvoir… Tout ça ne fait que demander à être utilisé. Shutur-Tarana a changé la face du monde quand il a quitté le Portail. Pourquoi ne le pourrais-je pas ? Pourquoi ne le pourrions-nous pas ?

Zach sembla ne pas savoir que répondre.

— Vous deux, avez-vous déjà tenté de découvrir ce qu’a fait notre pays, ces quelques dernières années ? Au début, je voulais juste trouver comment obtenir justice pour Zach et moi. Mais je n’ai pas pu m’empêcher de fouiller… et plus j’en voyais, plus ce que trouvais était affreux. La prospérité dont nous jouissons est bâtie sur une montagne de mensonges, de vols, d’une corruption sans nom et de meurtres. Même si j’obtenais justice pour nous deux, ce n’était qu’une goutte d’eau dans l’océan.

— Les autres pays ne valent pas mieux, nota Alanic.

— Oui ! Oui, je le sais ! reprit Robe Rouge, acquiesçant vigoureusement. J’ai également effectué des recherches les concernant, et c’était tout aussi… dégoûtant. Et même si l’on voulait bien fermer les yeux et ignorer toutes ces atrocités, la paix actuelle n’est qu’une illusion fragile. Une autre volée de Guerres de Fractionnement va partir bientôt, avec toutes les souffrances qui va avec. Quelqu’un doit faire quelque chose. JE dois faire quelque chose. Mais Zach ne voulait rien entendre. Il voulait arrêter l’invasion, récupérer l’argent de son tuteur légal, et détourner le regard des horreurs de ce monde. Nous avions cette opportunité incroyable de changer les choses, et il était parfaitement serein en la regardant lui filer entre les doigts.

— J’ai horreur de devoir t’arrêter là, mais tu comptes raser une ville entière, de plus d’un demi-million d’habitants, avant d’offrir leurs âmes à une machine de création de banshees, lui rétorqua Zach. Si c’est ta vision d’un changement pour un monde meilleur, je ne suis pas surpris que mon ancien moi l’ait refusée.

— Les choses n’auraient pas été si drastiques si tu avais accepté. Bien que oui, quelques choses déplaisantes doivent être faites. Les choses doivent empirer avant d’aller mieux.

Il y eut une légère pause pendant que tout le monde réfléchissait à ce qu’il avait dit. Jornak décida de profiter de ce moment pour laisser tomber son déguisement et reprendre son apparence réelle. Il prit une profonde inspiration et devint soudain plus grand, vit sa structure faciale changer. Quelques secondes plus tard, Veyers n’était plus – à sa place se trouvait l’exact Jornak que Zorian connaissait.

…à l’exception de cette étincelle intense dans son regard, qui n’existait pas la dernière fois qu’ils s’étaient croisés. Le Jornak que Zorian avait connu était un homme nerveux et qui avait horreur des risques, qui ne prétendait aucun désir de changer le monde… Zorian le savait pour avoir lu au fond de sa mémoire à plusieurs reprises, et n’y avait rien vu de particulièrement suspect.

Mais Zorian n’était-il pas dans le même cas ? Il ne s’agissait que d’une preuve supplémentaire que la boucle temporelle était capable de changer profondément les gens. Pour le meilleur ou le pire.

Bien sûr, il aurait pu s’agir d’un autre déguisement… mais Zorian en doutait. Il était sûr que Robe Rouge était Jornak. C’était la raison pour laquelle Veyers avait dû être expulsé de la boucle temporelle et effacé de la mémoire de Zach… parce que Veyers aurait immédiatement compris si Jornak avait agi de manière inhabituelle, et puisqu’il déboulait au début de chaque mois dans la classe d’Ilsa, Zach avait toutes les occasions du monde pour interagir avec lui. Si Zach discutait avec lui d’une itération sur l’autre, celui-ci n’aurait sans doute pas manqué de lui signaler si son ami Jornak avait changé de comportement, s’il était absent de chez lui ou si des choses changeaient radicalement. Afin de disparaître de la perception de Zach, Jorkak avait dû éliminer Veyers.

— Tu sais quoi ? Pourquoi ne nous dis-tu pas tout de suite pourquoi on est là ? s’exclama soudain Zach. Sûrement pas pour nous demander de te rejoindre, hein ?

— Non, je sais que c’est impossible, admit Jornak. À la fin, parmi vous deux, ni l’un ni l’autre n’est volontaire pour se salir les mains avec ça, même si ça permettrait de prévenir bien plus de souffrances à l’avenir. Non, je vous ai invité pour arranger un cessez-le-feu.

— Un cessez-le-feu ? s’étonna Zorian, sans y croire.

— Oui. Je veux qu’on cesse de se battre jusqu’au jour du festival d’été, clarifia Jornak. Nous déciderons d’un gagnant et d’un perdant lors d’une confrontation finale massive à la fin du mois, comme il aurait toujours dû être le cas. Pendant ce temps, vous cessez d’attaquer nos forces, et nous ne vous dérangeons pas.

— On dirait un arrangement qui te favorise unilatéralement, fit remarquer Zorian. Pour quelle raison nous tirerions-nous une balle dans le pied en acceptant ?

Jornak lui adressa un sourire et sortit une pierre brune sur laquelle était gravée une petite flamme brute. Elle n’avait pas l’air le moins du monde magique, et Zorian ne la reconnaissait pas. Zach, en revanche, grimaça immédiatement.

— Parce que j’ai des bombes à spectres éparpillées dans toutes les villes majeures du continent, prêtes à exploser à mon ordre. Parce que je sais exactement qui assassiner et comment déclencher immédiatement une nouvelle guerre continentale. Ah… et parce qu’Oganj et son groupe travaillent avec moi. Votre choix, maintenant.

Raka
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