Chapitre 60
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Shi Kun ne comprit pas pourquoi le doyen tentait de négocier ce qu’il avait promis un peu plus tôt. Après tout, que représentait un voyage pareil pour un cultivateur au stade de l’Établissement des Fondations ?
Shi Kun voulut s’assurer que son interlocuteur avait bien compris de quoi il retournait et tapota sa sacoche spirituelle, d’où sortit un rayon de lumière qui se matérialisa en une carte entre ses mains. Il tapota sur la province de Jiaoju avec insistance en la tendant vers le doyen.
« Ici. Là, ici ! C’est là, que je veux rentrer. » Hochant la tête à plusieurs reprises, il s’assura que le doyen avait bien vu l’endroit qu’il désignait. Ce dernier secoua légèrement la tête, incapable de comprendre de quoi il retournait.
« O… Oui » Il finit par balbutier quelques mots, totalement perdu. « Oui, c’est bien la province de JiaoJu, je le sais. Mais… »
Finalement, Shi Kun fronça les sourcils par réflexe en entendant ce dernier mot et le doyen pâlit aussitôt.
C’était une chose que d’offenser ce jeune héritier sans le vouloir, ailleurs. C’en était une autre que de le contredire en ces lieux, directement sur la Montagne Impériale, endroit où il possédait sans doute un pouvoir politique incommensurable en tant que fils d’un puissant patriarche.
« Je vous y mènerai, votre splendeur ! Je l’ai juré sur les cieux et la Terre ! » Le doyen tenta de se rattraper comme il le pouvait ; et puis, il fallait qu’il rentre pour continuer à servir le culte du grand ancien. Rien n’était plus important que son retour.
Cela dit, autre chose faisait tourner ses méninges.
« Combien de temps s’est écoulé lorsque nous étions dans ce monde intermédiaire ? »
Shi Kun leva les sourcils. À vrai dire, il avait déjà oublié ce détail mais maintenant que le doyen le mentionnait, c’était effectivement important. Shi Kun esquissa un sourire.
« Incarnation de la Paresse… Où es-tu ? »
Cette fois, l’air se déchira instantanément et la tortue démoniaque sortit en entier sans se faire désirer. Elle jeta rapidement un regard perplexe à Shi Kun.
« Bien, Shi Kun, je vois que tu as réussi à tomber sans provoquer de catastrophe. Maintenant que nous avons le loisir d’en discuter, où donc étais-tu ? »
« Dans un endroit étrange, tout blanc. Mais peu importe, nous sommes de retour. » Shi Kun haussa les épaules d’un air décontracté. « J’avais bien essayé de t’appeler lorsque j’étais là-bas mais… »
« J’ai entendu ton appel et j’ai bien tenté d’y répondre mais une force obscure m’en empêchait. Tu imagines bien que je n’ai pas insisté. J’avais d’autres choses à faire. »
« D’autres choses ? » Shi Kun ne comprenait pas. Quelles étaient les occupations d’un démon sur son plan de démons ? Mais l’intéressé garda le silence.
« Sommes-nous restés longtemps absents ? » Shi Kun posa la question tandis que le doyen n’osait plus faire le moindre geste face à ce gamin qui venait à nouveau d’invoquer un grand ancien avec une facilité déconcertante.
La Paresse porta sa patte pleine de griffes à son menton avant de répondre.
« Vingt jours. Depuis que j’ai vu mon frère dans cette grotte, vingt jours se sont écoulés. »
« C’est tout ? Par les cieux, je suis rassuré. » Le doyen ne put s’empêcher de s’exclamer, avant d’écarquiller les yeux en se rendant compte qu’il s’immisçait dans une conversation de laquelle il ferait bien de rester extérieur.
« Où te trouvais-tu, Shi Kun ? » La Paresse l’ignora royalement pour ne fixer que son invocateur.
« Où… ? Dans un… monde intermédiaire, il me semble ? Une mer de qi toute blanche et… »
« Le monde interm… Quoi ? Mais il est impossible de s’y rendre. C’est purement impossible. C’est un monde entre les mondes. C’est comme vouloir… passer entre des gouttes de pluie sans se faire mouiller. Les ouvertures vers ce monde sont identiques : on ne peut pas passer, c’est trop étroit. »
« … » Shi Kun ne comprit pas totalement l’analogie et après y avoir réfléchi pendant un instant, il hocha finalement les épaules. « Peu importe. Si nous sommes partis vingt jours, tout va bien. »
Shi Kun, qui comprenait de mieux en mieux comment malaxer son qi, tenta alors une chose qu’il avait imaginée depuis un moment et qu’il voulait tester à la première occasion. Il fit un geste d’incantation de la main droite et la Paresse ouvrit d’immenses yeux tandis que l’ouverture dans la réalité s’ouvrait à nouveau pour la happer sans lui demander son consentement.
« M… Qu’est-c… » La tortue disparut sans finir sa question et tout redevint calme, comme si elle n’était jamais apparue.
« Merde, ça fonctionne. Je commence à comprendre comment marche cette technique d’invocation. » Shi Kun explosa de joie en son for intérieur mais pour donner le change et ne pas paraître stupide, se contenta de lever le menton tel un expert attendant des félicitations.
Le doyen secoua la tête.
« Mais… Quel manque de resp… » Il se souvint une fois de plus à qui il avait affaire et choisit de ne rien dire, sur le fil. Que ce gamin manque de respect à un grand ancien n’avait aucune espèce d’importance : s’il agissait ainsi, il avait probablement une puissance extraordinaire à disposition pour le soutenir dans l’ombre et spécialement là où ils se trouvaient, sur la Montagne Impériale.
Comme le doyen ne prit finalement pas la parole Shi Kun se tourna vers lui.
« Il va être temps de rentrer, n’est-ce pas ? Tu as promis. »
« O… Oui, votre splendeur… Nous allons partir immédiatement ! Je… Je possède une technique de manipulation de l’espace et nous pourrons ainsi voyager rapidement ! »
« Oh ? La même que tu as utilisée pour nous faire sortir de ce monde tout blanc, n’est-ce pas ? Je m’y attendais. » Shi Kun se félicita d’avoir pensé à cette possibilité et attendit que le doyen tienne parole et l’emmène chez lui.
Ce dernier ne se fit pas prier et fit un geste d’incantation des deux mains avant de plaquer ses paumes sur le torse de Shi Kun ; un halo les entoura et ils disparurent.
Shi Kun put constater qu’ils venaient de s’envoler comme un rayon de lumière, tous deux accrochés l’un à l’autre ; la Montagne Impériale se dessina à mesure qu’ils prenaient de l’altitude.
Quelques instants plus tard, à l’endroit exact où ils se trouvaient un peu plus tôt apparut une troupe de cultivateurs habillés de toges luxueuses, rouges, blanches et noires. Tous arrivèrent en volant et posèrent le pied au sol dans un même mouvement.
Après avoir observé les environs, l’un d’eux, un cultivateur âgé et à la longue barbe grise, prit la parole en tirant sur l’un des côtés de son immense moustache.
« Hmmm… Où est-il ? »
Un autre vieillard rassembla ses mains devant lui et s’inclina.
« Il y avait quelqu’un, c’est certain. La porte cosmique s’est ouverte. Je suis formel. »
« Oui… » Le premier cultivateur leva les yeux au ciel. « Je l’ai senti aussi. Mais alors, où est-il ? Habituellement, il nous attend. Et… il était à peine là il y a quelques lunes, pourquoi serait-il revenu si tôt ? »
Plusieurs cultivateurs du groupe haussèrent les épaules en secouant la tête, impuissants à répondre. Finalement, le premier reprit la parole.
« Je ne ressens pas son aura. Ce n’était pas lui. »
Les autres, choqués, ne surent que dire. Celui qui s’était excusé un peu plus tôt finit par balbutier son incompréhension.
« M… Mais qui p… Qui pourrait-ce être si ce n’était lui ? »
Sans un mot de plus, le vieux cultivateur ferma les yeux et ses sens spirituels s’étendirent tel une explosion, dans toutes les directions. Au bout de quelques instants, il reprit la parole, paupières toujours closes.
« Quelqu’un a utilisé une technique de manipulation de l’espace ici, j’en suis presque certain. C’est ce qui lui a permis de passer la formation de protection entourant toute cette zone. »
Un de ceux qui ne s’étaient pas encore exprimés ouvrit la bouche à son tour.
« Si ce n’est pas lui, qui est-ce ? Il est le seul capable de traverser le voile blanc. Et… une technique de manipulation de l’espace ? Pourquoi quelqu’un possédant une telle technique serait-il venu ici avant de repartir ? »
Le plus vieux secoua la tête avant de rouvrir les yeux pour l’observer longuement. Finalement, il choisit ses mots avec précaution.
« Ce n’est pas lui. C’est certain. Pourtant, il est le seul à pouvoir traverser le voile blanc, c’est certain également. Il est le seul à en posséder la clé et les moyens. Et quelqu’un est bien arrivé par le même chemin qu’il emprunte… avant d’employer une technique de distorsion de l’espace. Il n’y a qu’une seule possibilité et je vous l’annonce : c’est une personne extrêmement puissante. »
« Quoi ? Mais qui pourrait… » Choqué, l’un des anciens du groupe recula d’un pas. « Même l’Empereur Céleste ne peut traverser le voile blanc ! Il n’en a pas la force ! Qui pourrait être assez puis… Oh… »
Le plus vieux hocha la tête dans sa direction.
« Oui, tu vois où je veux en venir. Nous avons peut-être affaire à une personne du même niveau que lui, le seul capable de traverser le voile blanc. Et si tel est le cas, une conclusion s’impose à moi, et elle soulève une question de plus : nous avons affaire à des forces qui nous dépassent et dont nous ne savons rien ; et… pourquoi a-t-il choisi de venir ici, dans notre monde, pour s’enfuir ensuite ? »
Tous hochèrent la tête. La réflexion de l’ancien était sans faute. Si la seule personne capable d’emprunter le passage vers le voile blanc n’était pas là, qui était-ce ?
Peu après, tous disparurent, s’envolant rapidement vers d’autres cieux.
De son côté, Shi Kun voyagea à une vitesse indescriptible ; pendant l’espace de quelques instants tout du moins. Il ne leur fallut pas longtemps pour se retrouver bloqués par une formation incroyablement puissante qui empêcha même la magie du doyen de faire son œuvre. Pendant plusieurs fois le temps qu’il faut à un bâton d’encens pour brûler, ils suivirent ce mur invisible qui les empêchait d’avancer plus loin. Au bout de deux jours, ils eurent fait le tour de ce qui semblait être des milliers et des milliers de kilomètres d’un dôme de protection invisible.
Finalement, ils revinrent à l’endroit exact d’où ils avaient décollé.
Tous deux apparurent et le doyen secoua la tête, l’air navré.
« Je ne peux pas traverser cette formation. Je ne sais pas comment elle fonctionne mais elle est extrêmement puissante ! Même ma technique de déplacement déformé n’a pas réussi à la traverser. »
« Hmm… Qu’allons-nous faire, dans ce cas ? Sommes-nous coincés ici ? » Shi Kun, loin de paniquer, se mit immédiatement à se demander si en tant que cultivateur du stade des Fondations, le doyen possédait une autre technique utile qui leur permettrait de sortir de là malgré tout.
Mais ce dernier continua à secouer la tête avec vigueur.
« Je ne sais pas. Mais si cette formation existe sur cette partie de la Montagne Impériale, il doit y avoir une bonne raison. Signalons notre présence et l’on viendra nous chercher. » Le doyen ne trouva d’autre solution que de compter sur la notoriété de Shi Kun, fils de patriarche, pour s’en sortir. Si quelqu’un ressentait leur présence et venait les chercher, il reconnaitrait sans doute ce jeune génie et leur permettrait de sortir de ce lieu étrangement bien scellé.
« Qui sait… Peut-être même me félicitera-t-on d’avoir ramené ce jeune prodige chez lui. » Le doyen souriait intérieurement. Shi Kun, de son côté, hocha la tête : si un cultivateur puissant comme le doyen affirmait qu’il fallait attendre les secours, c’est qu’il savait comment négocier avec eux. Sans doute se comprenait-on bien entre cultivateurs puissants.
« Ok. Attendons leur arrivée. » Shi Kun s’installa jambes croisées et se mit à observer le ciel et les nuages. « Oh… Celui-là, je ne l’avais pas remarqué, il a une forme de théière spirituelle. J’espère qu’il ne va pas devenir une vraie théière spirituelle qui va me tomber dessus, cette fois. »
Le doyen étendit ses sens spirituels dans toutes les directions afin de signaler sa présence. Il arriva bientôt au bout de ses capacités et n’avait toujours pas atteint le bord de la formation. Elle était décidément gigantesque.
« J’espère que ça suffira… » Il avait peur que personne ne soit suffisamment proche pour le sentir et répondre à sa présence. Mais sa crainte fut de courte durée : au bout du temps qu’il faut à un demi-bâton d’encens pour brûler arriva un groupe de vieillards en toges blanches, rouges et noires. Aussitôt, le plus vieux d’entre eux, après avoir posé le pied au sol, s’avança et garda un œil sévère et indécis lorsqu’il ouvrit la bouche, les mains rassemblées devant lui en signe de bienvenue.
« Salutations, co-taoïstes. Pouvons-nous savoir à qui nous avons l’honneur ? » Il releva la tête et n’osa pas sonder les nouveaux arrivants, de peur de les offenser. Après tout, des cultivateurs de la puissance qu’il leur prêtait pouvaient les balayer et les tuer d’un revers de la manche. Tout était possible lorsqu’on venait d’au-delà du voile blanc.
Le doyen lui rendit son salut respectueux et finit par choisir lui aussi ses mots.
« Salutations, co-taoïste, vénérable cultivateur de la Montagne Impériale. Je suis ici accompagné de sa splendeur, fils prodige d’une éminence mystérieuse. Je pense que vous devez le connaître. »
L’ancien tourna les yeux vers Shi Kun, toujours confortablement installé, jambes croisées. Ce dernier sentit qu’on s’intéressait à lui et tourna légèrement la tête, sans comprendre de quoi il s’agissait. Après tout, n’avait-il pas laissé le soin au doyen de négocier leur sortie ? Shi Kun était loin d’avoir le niveau nécessaire pour s’adresser à eux d’égal à égal ou même pour leur demander la moindre faveur. Son passé de mendiant le lui avait bien appris : il fallait rester à sa place.
Le vieillard plissa les yeux en faisant tourner sa moustache entre ses doigts tandis qu’il analysait la situation.
« Le fils d’un cultivateur mystérieux ? Ce cultivateur qui s’adresse à moi est donc son servant ? » Pour toute réponse à son interrogation, il se permit finalement de sonder la base de cultivation de ce dernier. Après tout, n’étaient-ils pas sur la Montagne Impériale ? L’erreur n’était pas permise.
« Un cultivateur au stade de l’Établissement des Fondations ? »
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Magnifique quiproquo >o<
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