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Chapitre 121 – Les Parias (2)

 

Aussitôt hors de cette chambre cybernétique qui me donnait l’impression de me trouver dans le cœur d’un ordinateur, je pus constater que le décor changeait d’un seul coup : de murs et sols futuristes, tout devenait pierre et torches encastrées, rappel familier de l’éternelle Imperos que je connaissais.

— Nous étions sous le bâtiment administratif ? réalisais-je une fois que mon corps sous l’influence de la persona eut gravi des marches.

Et l’entrée n’était même pas camouflée. Un simple porte par laquelle il suffisait de passer pour se retrouver rapidement dans l’antre de ce qui aurait pu être un boss androïde. Je parlais bien entendu, mais tout se passait dans mon esprit. Mes lèvres ne bougeaient pas et la persona Wuying n’avait pas dit un mot.

Ce fut à ce moment qu’elle s’arrêta et ouvrit la bouche.

— Tu sais, ce n’est pas la peine d’essayer de me parler. Je suis ainsi faite pour n’en avoir rien à faire, avoua-t-elle.

— Quoi ? répliquai-je instinctivement, ainsi faite ? Tu vas m’ignorer si je te parle ?

Je sentis ma tête hocher et un sourire s’esquissa sur le coin de mes lèvres. Cependant, elle ne répondit rien. Son silence était éloquent.

Elle était devenue en si peu de temps la seule personne à qui je pouvais m’adresser. Si elle se mettait à m’ignorer, n’allais-je pas devenir folle ? Mais j’avais réussi à supporter une semaine complète, enfermée dans un cachot sordide, attachée au mur et nue pour qui voulait bien me voir ; je n’avais pas perdu la raison – ou si peu – alors il n’y avait pas de raison qu’il en aille autrement cette fois-là.

En tout cas, les premiers temps. La suite de mon aventure éternelle faisait déjà vibrer mon âme de terreur. Si je supportais la solitude une semaine, je pourrais bien la soutenir un mois. Plus, peut-être. Mais au bout du compte, j’allais péter les plombs. C’était peut-être ce qu’elle attendait de moi… Alors, elle n’aurait plus aucun problème pour acquérir un contrôle encore plus parfait de mon corps mais également de mon esprit.

Après tout, n’était-ce pas l’écrin de mes compétences ? C’était une vérité que je soupçonnais depuis fort longtemps, mais peut-être me trompai-je lourdement. J’allais en tout état de cause en avoir rapidement confirmation ou non.

Ensemble et sans mon consentement, nous nous dirigeâmes vers la sortie sud de la ville. Personne sur mon chemin ne tenta de m’arrêter, pas un seul garde n’essaya même de m’adresser la parole. Certains m’offrirent des sourires entendus – ils savaient parfaitement qui j’étais… Ou plutôt, qui elle était.

Une ruche. Voilà ce qu’ils étaient. C’était le mot qui me venait à l’esprit et je ne pouvais m’empêcher de les comparer aux milliers d’alvéoles interconnectés d’une ruche d’abeilles, le miel coulant de l’une à l’autre. Seulement, ici, les informations tenaient lieu de nectar sucré et les alvéoles étaient incarnées par les PNJ… Les contrôlés, comme Joc les appelait.

Hors de la ville, la persona ne prononça pas un mot. De toute façon, elle avait clairement décidé de m’ignorer alors pourquoi m’aurait-elle offert un brin de causette ? Mais elle prit tout de même la parole, seule.

— Lévitation.

Calmement, posément et avec confiance. Elle venait de lancer un des nombreux sorts dont je pensais posséder les clés. Manque de bol, elle en possédait les doubles ; ou alors n’avait-elle peut-être pas besoin de s’en faire pour ça ? Mon corps était-il le réceptacle de mes compétences, finalement ?

Corps que je sentis se soulever et partir à une vitesse fulgurante vers l’avant. Plus rapide que je ne l’avais jamais été, la persona semblait connaître le moindre des secrets quant au fonctionnement de ce sort que je pensais utiliser à bon escient.

Le vent faisait claquer mes longs cheveux et je pouvais l’entendre siffler entre les arbres tandis que nous dépassions un bosquet au milieu d’une plaine dans laquelle je ne m’étais jamais aventurée.

J’avais la tête qui tournait. De façon grossière, la persona venait d’insulter ma maîtrise, mon savoir-faire et elle ne semblait même pas vouloir se moquer ouvertement de moi. Elle se fichait pas mal de ce que je pensais et se contentait de faire au mieux. C’était pire que tout.

Les vertiges cessèrent rapidement. Peut-être habituée à la grande vitesse, j’observais ce qu’elle regardait, et puisqu’elle avait les yeux rivés sur l’horizon face à elle, je ne pouvais qu’apercevoir du coin de l’œil des décors étranges, montagnes irisées et collines tachetées surmontées de nuages aux formes singulières – des animaux, si j’en croyais ce que j’avais l’impression de distinguer.

Rapidement, je fus prise d’autres vertiges. C’était inconsistant, ils allaient et venaient au gré du temps. Nous avions déjà parcouru une telle distance depuis Imperos que je me demandais si nous allions bientôt arriver à destination.

Où allait-elle, d’ailleurs ? Elle avait annoncé aller chasser des Parias, mais que voulait-elle dire par là ? Les Parias étaient-ils des monstres ? Menaçaient-ils Imperos ? Pourquoi le système avait-il eu besoin de mon corps en particulier pour héberger une persona telle que celle-ci, prétendument plus puissante que les autres ?

Je me posais à nouveau trop de questions et je ne pouvais espérer y trouver de réponses dans l’immédiat. Aussi me contentai-je de me laisser faire puisque je n’avais pas le choix et nous filâmes de plus belle vers l’avant, volant toujours plus d’un mètres au-dessus du sol.

Un moment, je pus sentir des dizaines d’yeux nous observer, tout près. La sensation arriva d’un seul coup, comme un poignard qui se serait planté entre mes côtes. C’était couru d’avance. Nous étions allées trop loin et nous nous trouvions désormais dans une zone de niveau trop élevé pour ce que je pouvais prétendre tuer.

Alors les prédateurs ne se cachaient même pas. Bien entendu.

De gros loups blancs sortirent de fourrés glacés à l’unisson. Il y en avait plus d’une dizaine et de loin, je pouvais distinguer leur niveau.

— Niveau 144 ★ ? Merde… réalisai-je.

Je n’avais aucune chance de les affronter, pas autant de monstres d’un niveau bien plus élevé que ne l’était le mien. Du haut de mon niveau 62, je ne pouvais espérer lutter contre des créatures aussi fortes.

La persona n’avait pas la moindre chance non plus. Elle était trop confiante et avait voulu aller chasser du Paria sans prendre en compte ce qui se trouvait entre elle et eux ? Que ça lui serve de leçon. Elle allait se faire bouffer et moi, j’allais rire.

Les loups exhibèrent leurs dents et le plus gros d’entre eux, un monstre nommé Rejeton de Fenrir et arborant le niveau 165 ★, s’avança rapidement et n’attendit pas plus pour contracter ses muscles afin de se projeter en avant pour nous choper au vol.

La gueule grande ouverte et la bave laissant une traînée dans son sillage, il allait nous intercepter en beauté ; nous allions extrêmement vite et j’étais persuadée que la persona ne pourrait pas s’arrêter ou changer de direction à temps.

Intérieurement, je me moquais déjà d’elle et de son erreur de débutante.

Mais bordel, elle était un enfant du système, un programme ou je ne savais quoi et elle savait parfaitement ce qu’elle faisait ! J’avais beau ne plus faire partie de la liste des Architectes gérés par le système, elle avait pris possession de mon corps et avait eu plusieurs heures déjà pour s’y habituer. Pourquoi étais-je donc si naïve ?!

Ma main se leva et dans un souffle, mes lèvres murmurèrent.

— Entrave.

Le rejeton de Fenrir s’écroula au sol au beau milieu de son saut et nous n’eûmes qu’à passer au-dessus de lui sans nous en soucier. D’un geste, elle avait calmé un putain de monstre avec une telle aisance ! Pourquoi n’avais-je jamais pu faire ça aussi facilement, moi ?

Les autres loups, derrière leur chef, se décidèrent comme un seul cabot. Tous en même temps, ils bondirent et eux aussi essayèrent de m’arrêter là où le gros toutou avait échoué.

Cette fois-ci, elle ne pourrait pas tous les gérer à la fois. Même si elle pouvait en entraver un ou deux, les autres lui boufferaient les cuisses, c’était certain.

— Bénédiction de Force. Empoignement.

À ma grande surprise, elle s’arrêta net, comme si elle venait de se prendre un mur en pleine face. Ce genre de maîtrise dont je n’avais jamais pu me vanter ! Tout en balançant deux noms de compétences l’une derrière l’autre, elle tourna les yeux pour visiblement calculer quel était celui qui lui tomberait le premier dessus.

Mes yeux se figèrent sur l’un d’entre eux, le premier tout à gauche. Je ne voyais pas de différence, pour moi… ils allaient tous nous croquer en même temps dans le chaos le plus total. Mais elle… elle était différente. D’un calme absolu, elle venait de lancer une bénédiction qui fit scintiller mes bras l’espace d’une seconde et avait enchaîné sans attendre et avec une précision chirurgicale sur une autre compétence, typique du combat à mains nues.

Je pouvais avouer à ma grande honte que je ne m’étais jamais vraiment intéressée à ce que ma classe de Paladin me proposait… mais elle, elle y avait immédiatement vu une possibilité, une réponse à donner dans une situation critique, calmement et avec sagesse.

En une fraction de seconde, elle pivota sur le côté, à peine pour que je puisse sentir des crocs effleurer mon cou. Dans le même mouvement, elle attrapa le pauvre loup à la gorge et les effets de l’Empoignement s’activèrent : elle n’allait plus le lâcher pendant quelques secondes, quoi qu’il se passe.

Ainsi, grâce à la force nouvelle dont elle disposait dans mes bras, la persona balança son arme vivante de fortune sur le côté toujours dans le même mouvement, comme si elle n’était qu’une danseuse répétant un mouvement classique des milliers de fois vu et revu.

Je n’avais peut-être pas les statistiques nécessaires pour affronter des loups de ce niveau, mais elle avait vu dans le premier d’entre eux une arme ; une arme d’aussi haut niveau que nécessaire.

— Que croyais-tu ? Débutante, se moqua-t-elle tout en bougeant, le sourire aux lèvres, tu ne sais rien de la puissance de ce qui t’a été offerte. Un véritable gâchis.

Elle se foutait de moi et aimait ça, la salope ! …Et elle avait malgré tout raison. C’était sans doute ce qui me faisait le plus mal.

Le loup dont elle se servait comme arme réagissait étrangement. Grâce à la force herculéenne de mon bras, la persona était capable de lui faire ouvrir la gueule de force, juste en pressant sur son cou ; en frappant les autres dans un immense arc de cercle, crocs en avant, elle me montra une scène qui m’exalta et me fascina, contrairement à tout ce que je me serais attendue à ressentir.

Une gerbe de sang circulaire et des têtes à demi-arrachées ; des cous tranchés et des corps qui tombèrent avant même de pouvoir nous toucher. Finalement, une nuque brisée et une arme vivante qui rendit l’âme après avoir exécuté les autres.

D’un mouvement, elle s’était servie de l’un d’eux et d’une force musculaire effrayante pour exécuter le reste de la meute dans une attaque unique. Je ne savais même plus quoi penser. Je me rendais bien compte qu’elle maîtrisait mon corps et mes compétences mieux que je n’aurais jamais espéré le faire.

Je fus à nouveau prise de vertiges. Violents. Douloureux. Quelque chose semblait vouloir naître dans mon esprit, loin, tout au fond. Un sentiment de culpabilité, peut-être ? Impossible ! Me sentais-je coupable de ne pas avoir su mettre mes capacités à profit ? Qu’il eut fallu qu’un parasite du système m’apprenne comment les utiliser pour que je me rende enfin compte de mon potentiel ?

Et elle s’était adaptée à une vitesse aussi terrifiante que l’était sa façon de combattre.

Non. Ce n’était même pas un combat.

Une punition. Elle avait simplement mis à mort ceux qui voulaient la tuer. Sans réfléchir, sans éprouver de remords, sans se poser de questions. C’était normal, c’était naturel.

Elle était une exécutrice. Je comprenais désormais ce qu’elle voulait dire par là. D’un seul coup, je pris peur et je sentis les vertiges arriver à nouveau. Peut-être était-ce simplement mon esprit qui abandonnait la lutte… qui réalisait que je ne méritais pas tout ce que j’avais eu, l’espace d’un temps précieux, pendant ces courts mois durant lesquels je n’avais même jamais cherché à comprendre ce que je possédais.

Sans même un regard vers le gros loup entravé qui reprenait peu à peu possession de son corps derrière nous, elle repartit de plus belle.

— Lévitation.

Et aussitôt le mot prononcé, nous étions déjà en train de filer tel le vent vers de, sans nul doute, pauvres Parias qui allaient avoir affaire à un monstre de violence et d’efficacité.

Raka
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