MoL : Chapitre 18

MoL : Chapitre 17
MoL : Chapitre 19

Et en bonus, il y a bien sûr le chapitre 19 sur uTip pour les éventuels généreux donateurs 🙂


Chapitre 18 – Le pacte est scellé

 

Il aurait dû le savoir, vraiment – à chaque fois qu’une réponse s’approchait un peu, des complications émergeaient pour tempérer ses progrès. C’était étrange. Il était à moitié tenté d’en conclure que le potentiel troisième voyageur lui mettait des bâtons dans les roues mais il se serait alors attendu à quelque chose de plus décisif qu’une horde de trolls de guerre si ç’avait été le cas.

…et maintenant qu’il y pensait, il trouvait plutôt effrayant la radicalité avec laquelle sa façon de penser avait changé durant l’année passée s’il commençait à considérer les trolls de guerre comme une nuisance plutôt qu’une menace mortelle.

[Pas ça, encore,] se plaignit la matriarche Aranea. [Comment est-ce qu’ils font pour continuer à nous trouver ? J’ai fait garder la Toile entière contre la divination et tout le reste…]

Zorian relégua au fin fond de son esprit que ce n’était pas la première fois que la matriarche rencontrait les trolls de guerre mais à ce moment, il n’avait vraiment pas le temps de considérer cette petite anecdote dans le détail. Il échangea un regard entendu avec Kael et ils se retournèrent tous deux pour se mettre à courir dans la direction de laquelle ils étaient venus. Zorian fit signe aux trois Aranea de les suivre et reçut un agrément mental en retour.

[Nous ne pouvons pas les distancer,] fit remarquer la matriarche tandis qu’ils couraient. [Spécialement nous autres Aranea – à part quelques explosions de vitesse, nous sommes en réalité bien plus lentes que des humains.]

[Ça ira,] pensa Zorian, certain que l’Aranea allait capter le message. [Nous avons préparé quelques surprises derrière nous. Elles devraient ralentir les trolls assez longtemps pour nous permettre de rejoindre la surface.]

[Ah, une assurance au cas où notre discussion aurait mal tourné ?] résuma la matriarche. [Vous l’avez bien caché de mes scanners de surface. J’aurais été prise au dépourvu si j’avais vraiment prévu de vous doubler. Mais encore, je ne pense pas que j’aurais pu vous rattraper si vous aviez décidé de fuir quoi qu’il arrive alors c’était un effort vain. Enfin, ça l’aurait été, s’il n’y avait pas eu de trolls.]

[Les informations sur la vitesse de course des Aranea sont un peu compliquées à trouver dans les livres humains,] rétorqua Zorian de manière irritée en ralentissant pour laisser la matriarche le rattraper.

Ils étaient sur le point de passer devant le premier piège et il ne voulait pas sceller l’Aranea de l’autre côté du champ de force en compagnie des trolls.

[Ne peux-tu pas utiliser ta magie mentale pour pacifier ces machins ?]

Les trolls de guerre prirent un virage en une masse informe de chair verte, hurlant comme des lunatiques et balançant leurs énormes épées à la ronde mais Zorian était prêt. Il envoya une pulsation de mana dans deux cubes proches couverts de symboles et une pellicule de force couvrit le couloir. Il ne faudrait pas longtemps à une bande de trolls acharnés pour en venir à bout mais il n’avait jamais compté dessus comme un bouclier insurmontable.

[Malheureusement, quiconque les contrôle a appris à protéger leurs esprits contre nous après les quelques premiers conflits,] révéla la matriarche. [Ce n’est pas impassable mais nous ne serons pas capables de pénétrer leurs défenses avant qu’ils ne nous réduisent en bouillie.]

Il y eut un terrible ramdam sur leurs talons et Zorian osa un coup d’œil rapide vers la barrière pour voir ce qu’il se passait. La vue qui s’offrit à lui provoqua un petit sourire – les trolls avaient apparemment échoué à stopper leur élan et s’étaient écrasés la tête la première dans la barrière. Probablement parce que le couloir relativement étroit ne leur permettait d’avancer qu’en une file indienne serrée et ceux à l’arrière n’avaient pas compris que ceux devant voulaient s’arrêter. Ou peut-être qu’ils n’ont simplement pas reconnu l’obstacle pour ce qu’il était ? Peu importait, ils étaient tous pêlemêle au sol dans une grande masse confuse et il leur faudrait du temps pour se réorganiser, précieuses minutes qu’il faudrait à Zorian et ses compagnons pour rejoindre la surface, même avec la traînarde à leurs côtés.

Juste pour être sûr, il activa la prochaine série de barrière également mais passa outre les deux cubes contenant des formules explosives et se contenta de les ramasser. Il s’agissait d’arme de désespoir, pour être franc et il n’était même pas sûr de pouvoir les activer sans se faire exploser lui-même au passage. D’ailleurs, il était certain qu’ils n’étaient pas assez puissants pour réellement endommager un troll.

Zorian était inquiet quant à la façon dont ils allaient devoir faire passer un trio d’Aranea au nez et à la barbe des gardes mais il n’avait pas besoin de s’en faire – elles semblaient être capable d’éditer les sens des autres personnes en temps réel, effaçant leur présence avec efficacité. Zorian dut admettre qu’il n’avait pas pensé que leur magie mentale était si… subtile. Il apparaissait qu’il les prenait toujours trop à la légère.

Mais quoi qu’il en fut, tous furent bientôt de retour à la surface et parfaitement saufs. Il n’avait pas imaginé que tout ça se terminerait si… favorablement. Lorsqu’il avait réalisé qu’une horde de trolls leur fonçait dessus, il s’était attendu à une réinitialisation imminente. Il semblait que de bonnes choses arrivaient au bonnes personnes de temps en temps. Pourtant, tout content qu’il était face à sa fortune, sa discussion avec l’Aranea n’était pas terminée et tous les quatre filèrent vers une allée déserte pour continuer.

— Nous devrions être assez en sécurité pour parler ici, dit la matriarche de sa voix assistée par magie. Je ne sens pas la présence d’esprits qui n’appartiennent pas à notre groupe. Pas même ces rats au crânes explosés.

— Les quoi ? demanda Zorian.

— Une autre créature psychique récemment arrivé pour partager la ville, grogna la matriarche. Ils ont l’air de rats normaux, à l’exception du sommet de leur crâne qui donne l’impression qu’il a été scié pour laisser apparaître leur cerveau.

— Oh, réalisa Zorian. J’ai vu quelque chose de semblable une fois, la première fois que j’ai vécu ce mois. Je ne suis plus jamais retourné dans cette rue les fois suivantes, cela dit.

— Probablement pour le mieux, lui souffla la matriarche. Il est probable qu’ils travaillent pour les forces de l’envahisseur. Ils se sont apparus que récemment et les trolls ont commencé à nous harceler quand nous avons tenté de les exterminer.

— Ces rats sont intelligents ? demanda Kael. Tu as l’air de les traiter comme des espions, non ?

— Ce sont des psychiques, comme nous. Leurs esprits sont connectés les uns aux autres pour former une intelligence collective. Individuellement, ce ne sont que des rats sans particularité mais plus ils se groupent, plus ils deviennent malins. Et plus leurs compétences télépathiques deviennent… Ils sont assez petits pour passer partout et la mort d’un individu ne représente rien pour le groupe. Chacun d’eux agit comme un relai pour la puissance globale et l’intelligence de l’essaim entier. Ce sont des espions presque parfaits, meilleurs que nous Aranea. Comme je l’ai dit, nous avons tenté de les exterminer avant qu’ils ne puissent s’imposer sur notre territoir… mais nous avons échoué : ils ne travaillaient pas seuls.

— Merde, lâcha Zorian. Avec ces trucs qui courent dans les rues de la ville, pas étonnant que les envahisseurs soient si bien informés. Ils peuvent tirer les informations directement des esprits des gens sans que quiconque le réalise. Tout ce dont ils ont besoin, c’est une personne en possession de données sensibles et dont l’esprit n’est pas protégé et ils peuvent creuser un trou dans le système entier.

— Oui, confirma la matriarche. Les Aranea peuvent faire des choses similaires mais pas à ce point. Nous sommes trop grosses pour nous déplacer dans la ville avec facilité comme le font les rats et nos membres individuels ne peuvent pas être sacrifiés comme ceux des rats. Ils peuvent se rendre dans de nombreux endroits qui nous sont inaccessibles, notamment en passant des protections magiques. Les Aranea déclenchent des pièges que les rats contournent.

Zorian fronça les sourcils en réalisant quelque chose. Avec ces rats libres dans la ville, il n’y avait pas moyen que les envahisseurs loupent les infos sur la boucle temporelle, à chaque recommencement. Zorian lui-même n’avait pas vraiment fait de publicité à cette situation mais Zach ? Zach l’avait fait. Parfois de façon très visible et explicite, si ce qu’il avait dit n’était pas métaphorique. Alors quiconque contrôlait les rats savait pour Zach, au moins dans plusieurs boucles… et n’avait jamais rien fait pour ça. Zorian trouvait ça difficile à expliquer. Refusaient-ils simplement de croire ce que leurs agents de terrain leur disaient ? C’était inconsidéré si l’on prenant en compte l’organisation méticuleuse dont ils faisaient preuve.

— Un point intéressant, déclara la matriarche en le tirant de sa réflexion. Je commence à comprendre pourquoi tu es si réticent à affronter ouvertement ce Zach. Mais nous nous laissons distraire, à danser autour du vrai problème. Tu as entendu mon offre, Zorian. J’ai été très généreuse niveau information jusqu’à présent mais j’ai peur que je vais devoir demander à ce que tu fasses preuve de bonne foi, toi aussi. Je veux une réponse claire – me laisseras-tu envoyer un paquet mémoriel au travers de ta réinitialisation ou pas ?

Zorian soupira. Quelle question difficile. Il voulait – non, il avait besoin – de ce qu’elle avait à offrir… mais il ne lui faisait vraiment pas des masses confiance avec tout ça. Et vraiment, comment l’aurait-il pu ? La magie mentale était à peine à un cheveu de la magie de l’âme en terme d’abus potentiel et c’était uniquement parce qu’elle possédait des contres établis et connus.

— Tu demandes beaucoup, se plaignit Zorian.

— J’offre beaucoup, contra la matriarche. D’ailleurs, je prends un risque aussi gros que toi. Je n’ai aucune garantie que tu vas réellement me traquer à chaque recommencement et m’alerter des souvenirs stockés dans ton esprit. Qu’est-ce qui t’empêche de jouer le jeu pendant quelques boucles, jusqu’à avoir obtenu tout ce que tu désires de moi, avant de méticuleusement m’éviter ? Rien. J’ai placé ma confiance en toi. Est-ce si mal d’espérer un sentiment similaire de ta part ?

Un silence succinct s’abattit sur la ruelle tandis que Zorian digérait ses mots. Il jugea qu’il y avait un certain mérite dans ce qu’elle disait même s’il n’avalait pas l’idée qu’elle prenait un risque aussi gros qu’elle le prétendait. Son risque à lui était bien plus immédiat et final que le sien, à elle.

Oh, bah. No Pain, No Gain.

— Bien, finit-il par concéder. J’accepte.

 

___

 

— Tu es plus courageux que moi, lui dit Kael tandis qu’il rentraient lentement en direction de la maison.

Zorian se massa machinalement le front au lieu de lui répondre. Il ne se sentait pas notablement différent après ce que lui avait fait la matriarche, pour être honnête. Kael était inquiet à propos de potentiel sorts de commandement dormants qu’elle aurait pu avoir implantés en même temps que se souvenirs mais…

— J’ai une raison de penser que ce n’est pas aussi dangereux que ce qu’il y paraît, dit finalement Zorian.

— Oh ? s’étonna Kael.

— Ouais. J’ai effectué des recherches sur la limitation de la magie mentale avant d’aller lui parler. À la fois les sorts classiques et les capacités télépathiques des créatures magiques. J’ai même demandé à Ilsa et à notre instructeur de magie de combat en les rendant probablement suspicieux mais peu importe. En tout état de fait, tout le monde semble d’accord sur le fait que même les plus grands experts en magie mentale ne peuvent pas simplement réécrire le cerveau d’une personne sur un coup de tête ou furtivement. Il faut beaucoup de temps et la victime doit être inconsciente si l’on ne veut pas qu’elle soir pleinement consciente de ce qu’on fait. Et bien sûr, elle combattrait l’attaque avec tout ce qu’elle a – physiquement et mentalement. Si la matriarche a tenté de me faire quelque chose de vraiment terrible, je serais au courant.

— Je ne suis pas très sûr que j’aurais pu faire grand-chose pour toi-même si j’avais remarqué que quelque chose se passait mal, avoua Kael. Je possède de modestes compétences de combat mais je doute que ça aurait suffi à faire face à trois Aranea à distance d’attaque.

— Pas d’importance, lui confia Zorian en fouillant dans sa poche pour en sortir l’un des deux cubes explosifs, qu’il montra à Kael. Tout ce que j’avais à faire, c’était d’envoyer une pulsation de mana là-dedans et la matriarche et moi-même aurions fini en morceaux. Je doute qu’elle aurait été capable de m’immobiliser plus rapidement que je contrôler mon mana.

— Un suicide ? demanda Kael, apparemment surpris, avant de secouer la tête. Je maintiens ce que j’ai dit. Tu es plus brave que moi.

— Comme Zach me l’a dit un jour, la boucle temporelle change le rapport que l’on a à la mort, clarifia Zorian en rangeant le cube dans sa poche.

Maintenant qu’il y pensait, son système de sécurité impromptu lui rappelait le potentiel système qui avait protégé Zach du sort de la liche. Il devrait songer à porter quelque chose dans le genre à tout moment, juste au cas où. Quelque chose de bien plus léger et facile à cacher qu’un cube, cela dit.

— Il est toujours possible qu’elle ait fait quelque chose de moins évident qu’une réécriture de personnalité, cela dit, prévint Kael après quelques secondes.

— Je sais, dit Zorian. Mais tu as entendu ce qu’elle a dit à la fin. Les paquets mémoriels devraient durer un an au minimum. Je prévois d’éviter les Aranea pendant plusieurs boucles tout en trouvant un moyen d’examiner mon esprit à la recherche d’une telle possibilité. Même si l’expertise magique n’est pas de mon calibre, je suis sûr que je peux payer quelqu’un pour qu’il m’inspecte.

— Ah, bonne idée, acquiesça Kael. Bien entendu, ça veut dire qu’il va se passer du temps avant que tu puisses interroger la matriarche une nouvelle fois. Elle a dit qu’elle ne te dévoilera rien tant que tu ne lui auras pas délivré les souvenirs qu’elle a implantés en toi.

— Un délai acceptable, fit Zorian en haussant les épaules.

Ce n’était pas comme s’il n’avait rien d’autre à faire en attendant et Zach avait laissé deviner qu’il passerait quelques boucles temporelles à Cyoria. Merde, il devait même voir ce qu’Haslush ferait à propos de l’invasion et ce que Zorian pourrait faire pour l’aider dans le processus. S’il finissait par rester en ville tout court pendant le festival, bien sûr… Il n’était pas sûr de vouloir, toutes choses prises en compte.

— Alors… Tu vas m’expliquer ton plan de maître pour t’introduire dans la boucle ?

— Plus tard, grommela Kael. Je n’ai même pas encore tout mis au point dans ma tête. Stupide araignée et sa grande… ses grandes mandibules.

— Je suis presque sûr que son dialogue n’avait rien à voir avec ses mandibules, en fait. Ce n’était qu’une pure illusion sonique.

— Vraiment ? Mon sort de protection mentale n’était pas supposé me protéger des effets comme les illusions, même si celles-ci me sont bénéfiques ? s’étonna Kael en fronçant les sourcils.

— Le sort de la matriarche ne ciblait pas ton esprit. Il a créé des ondes sonores, expliqua Zorian.

— Alors c’est un sort de son, pas une illusion, conclut Kael plus qu’il ne posait la question.

— Officiellement, tout sort qui crée une fausse réalité est une illusion, peu importe la façon dont on l’utilise. De nombreuses illusions sont faites à partir de vraie lumière et de son existant et ce sont toujours des illusions.

— C’est… étonnamment imprécis, fit Kael.

— Sans doute parce que beaucoup de sorts de l’école de l’illusion combinent des illusions mentales avec… Eh bien, appelons-les les illusions physiques. Théoriquement, tu peux les séparer en deux catégories et de nombreux mages ont essayé de le faire mais au bout du compte… la guilde des mages d’Eldemar a décidé de simplement concéder leur défaite et les considérer comme une seule entité.

— C’est… étonnamment pratique, de la part de la guilde. Je suppose que même eux peuvent avoir des éclairs de bon sens, parfois.

Zorian ne répondit pas. Il n’avait pas besoin de son empathie pour déduire que son compagnon Morlock entretenait une rancune envers la guilde pour une raison obscure. Personnellement, Zorian trouvait qu’elle effectuait un travail plutôt correct mais il ne s’en trouvait pas si impressionné, pas au point de les défendre ouvertement.

Le reste de la marche se passa dans un silence relatif.

 

___

 

Comme approchait le début du festival d’été, Zorian devint de plus en plus certain que l’inspecteur n’allait rien faire à propos de l’invasion. Il n’était d’ailleurs pas sûr du niveau de sérieux qu’avaient obtenu ses rumeurs ou si l’ordre d’abandonner ce genre de recherches avait été issu mais Haslush ne semblait plus très intéressé par le problème. Pour Zorian, c’était le signe qu’il devait emmener Kirielle et sortir de la ville avant que ne commence le massacre – il n’avait aucun intérêt à se faire assassiner par l’envahisseur à nouveau et encore moins de voir Kirielle mourir à ses côtés.

Il allait devoir essayer de convaincre Kael et Imaya de l’accompagner.

Cependant, bien que la date approchait, ce n’était pas encore à l’ordre du jour. Actuellement, il désirait juste trouver quelque chose à manger et s’allonge un peu. Kirithishli lui avait mis sur le dos un nombre incroyable de tâches ce jour-là et il n’était pas d’humeur à planifier quoi que ce fut. Tombant à point, une odeur de nourriture assaillit ses narines au moment où il entra dans la maison ; Imaya était ennuyante à insister pour qu’il lui fasse des rapports sur ses allées et venues mais Zorian devait bien admettre que sa façon de faire coller les repas aux emplois du temps de Kael et lui était sacrément pratique.

Il entra dans la cuisine et fut immédiatement alpagué par Kirielle.

— Zorian, je me suis fait mal à la main ! geignit-elle en secouant sa petite main devant son visage. Vite, il faut que tu t’en occupes !

Zorian lui attrapa le poignet pour qu’elle arrête de bouger et inspecta cette blessure grave. Il s’agissait d’une petite coupure superficielle qui guérirait probablement avant la fin de la journée. Du coin de l’œil, il pouvait discerner Imaya qui se retenait de pouffer de rire.

Zorian réprima son besoin urgent de soupirer. Il savait que sa famille se moquerait de lui s’ils savaient qu’il était empathe mais il ne s’attendait honnêtement pas à ce que Kirielle s’abaisse à ce niveau. Elle savait qu’il n’était pas un guérisseur – association entre empathie et arts de la guérison. Bien sûr, en considérant ses excellentes compétences en mise en forme du mana, il ferait un formidable guérisseur avec suffisamment d’entraînement… Quelque chose à retenir.

Travaillant sur son visage une expression sérieuse, il tourna lentement la main « blessée » de Kirielle dans tous les sens en faisant mine de l’étudier dans le détail. Finalement, après un « hum » profond et pensif, il la regarda droit dans les yeux.

— Je crains qu’il n’y ait plus rien à faire, Miss. Nous allons devoir amputer tout ça, conclut-il gravement, avant de se tourner vers Kana, assise à la table et qui observait studieusement la scène pour la regarder d’un air profond et entendu. Apportez-moi une scie, s’il vous plaît.

Kana acquiesça sérieusement et fit mine de quitter la table, stoppée uniquement par Imaya qui éclata de rire en lui assurant qu’il plaisantait juste. Zorian était plutôt sûr que la fillette ne l’avait que trop bien compris et qu’elle ne faisait que jouer le jeu. Possédaient-ils seulement une scie dans cette maison ?

Dans tous les cas, Kirielle arracha son bras de l’étreinte de son frère en l’entendant déclarer la sentence et se mit à faire la moue.

— Crétin, déclara-t-elle en lui tirant la langue.

Le repas se passa de façon relativement calme à l’exception de quelques éclats de Kirielle. Mais c’était Kirielle – bruyante par nature même si Zorian se voyait heureux de savoir qu’elle possédait quelques périodes calmes de temps à autre. Essentiellement quand elle dessinait ou qu’elle lisait, en réalité. Il s’en étonnait encore malgré tout à chaque fois qu’il la voyait faire, comportement totalement hors de caractère pour quelqu’un comme elle. Et encore plus parce qu’il savait par expérience que les parents voyaient mal ce genre de passion et faisaient tout pour décourager de telles tendances autant que possible.

Après le repas, Zorian se retira dans sa chambre, sa sœur sur ses talons. Il ne se sentait pas d’humeur à la chasser et la laissa prendre ses aises mais elle semblait d’excellente composition ce jour-là et le laissa en paix. Il était actuellement assis, jambes croisées, et peaufinait sa mise en forme du mana pendant qu’elle était allongée par terre pour dessiner, sur le ventre, une pile de feuilles éparpillées autour d’elle. Au bout d’un moment, son crayon arrêta de gratter et elle passa plusieurs minutes à en mâchouiller l’extrémité. Zorian était suffisamment versé dans ses pratiques pour savoir que cette paix relative allait être de courte durée.

— Zorian ? demanda-t-elle soudain.

— Ouais ? soupira-t-il.

— Pourquoi est-ce que tu étudies autant ? rajouta-t-elle en le regardant d’un air curieux. Même si rien n’importe vraiment dans cette boucle temporelle dans laquelle tu es coincé, tu continues malgré tout à travailler sans arrêt. Tu ne veux pas t’amuser de temps en temps ?

— Tu as tort, rétorqua Zorian. Tout d’abord, tout possède une importance. Ne connais-tu pas l’adage Tu es ce que tu fais ? Si je me mettais à faire des choses stupides parce qu’elles seraient sans conséquences, ces actes finiraient par me définir. Ensuite… Je trouve le fait d’étudier amusant. Bon, peut-être pas toujours mais tu vois ce que je veux dire.

Après un court silence, Kirielle semblait peu encline à continuer la conversation même si elle brûlait d’envie de dire quelque chose. Zorian décida de l’aider un peu.

— Pourquoi donc ? Tu voudrais faire quelque chose d’autre ?

Les yeux de Kirielle alternèrent entre son frère et sa pile de feuilles à plusieurs reprises et elle finit par prendre une décision. Rassemblant tous ses dessins en une pile bien ordonnée, elle les lâcha sur les cuisses de son frère.

— Peux-tu regarder mes dessins et me dire ce que tu en penses ? s’excita-t-elle.

Oh. Eh bien, ce n’était pas si horrible. Il n’avait jamais vraiment fait attention à ses griffonnages, particulièrement parce qu’elle tendait à les cacher à chaque fois qu’il cherchait à y jeter un coup d’œil mais de ce qu’il pouvait entrapercevoir, ils n’étaient pas si mauvais. Merde, il était de bonne humeur et ne se moquerait même pas d’elle… enfin, pas trop.

Mais merde !

Zorian observa en proie au silence pendant que Kirielle faisait défiler sous ses yeux le fruit de son labeur en lui expliquant ce que ses illustrations représentaient. Non qu’elle eut besoin de le faire parce qu’ils se trouvaient être monstrueusement réalistes. Elle n’était pas simplement bonne – elle était anormalement talentueuse. Zorian pouvait jurer avoir sous les yeux le travail d’artistes professionnels plutôt que quelques dessins enfantins de sa petite sœur. L’un d’eux représentait une vue de Cyoria et les détails étaient si choquants que Zorian fut abasourdi par la patience que Kirielle avait dû avoir pour coucher tout ça sur du papier, sans même parler de les dessiner correctement.

— Kirielle, ce sont de pures merveilles, finit-il par dire honnêtement.

Il avait prévu de lancer quelques petites piques çà et là mais il ne pouvait valablement pas trouver quoi que ce fut qui méritait des moqueries, si petites fussent-elle.

— Pourquoi, par tous les diables, mère ne se vante-t-elle pas partout d’avoir donné naissance à une artiste aussi douée ?

— Maman n’approuve pas mes dessins, répondit Kirielle en se tortillant nerveusement pour se glisser dans l’étreinte de son frère. Elle ne m’achètera jamais la moindre fourniture et elle crie quand elle me surprend en train de dessiner.

Zorian la regarda, perplexe. Quoi ? Mais bordel, pourquoi ferait-elle ça ? Leur mère était fermée d’esprit et obsédée par le statut social mais elle n’agissait jamais de façon malicieuse. Il ramassa la pile de dessins de Kirielle et la parcourut à nouveau des yeux pour s’arrêter sur un portrait charmant de Byrn, l’adolescent qu’ils avaient accompagné à l’académie depuis la gare. Kirielle ne l’avait jamais revu après ce jour-là et elle avait pourtant été capable de recréer un rendu très fidèle en travaillant uniquement de mémoire.

— Attends, comprit-il soudain. C’est pour ça que tu me voles tout le temps mes cahiers et mes crayons ?

— Ah ?! s’exclama-t-elle. Je… Je pensais que tu n’avais jamais remarqué. Comment tu ne t’en es jamais plaint à maman. Merci, d’ailleurs.

Eh bien, il le lui avait bien dit mais n’avait jamais poussé l’histoire plus loin parce qu’il savait qu’elle ne ferait rien à ce sujet de toute façon. Mais eh, tout ça finissait sur une note plutôt bonne et il n’allait certainement pas dire la vérité à sa sœur pour détruire le peu de gratitude qu’il venait de gagner…

— Et les livres, alors ? Je suppose qu’elle est contre, également ? demanda Zorian.

— Ouais, avoua Kirielle en serrant ses dessins contre elle. Elle ne m’en achète pas. Elle dit qu’une lady ne devrait pas perdre son temps avec de telles choses.

Ça, il l’attendait, pour être sincère. Sa mère n’aimait pas qu’il passe son temps à lire alors il imaginait bien qu’elle n’était pas très ravie de voir sa fille suivre le même chemin. Ce qui n’expliquait pas son aversion pour le dessin, cela dit.

— Eh bien, c’est mère, soupira Zorian.

Kirielle semblait irritée et il pouvait totalement comprendre. Il lui apparaissait que la situation dans laquelle se trouvait sa sœur possédait bien plus de similitudes qu’il ne le pensait avec ce que lui-même avait vécu.

— Ne t’inquiète pas. C’était pareil avec moi, au début. Elle va arrêter en réalisant qu’elle ne peut pas soumettre tes passions.

— Ce n’est pas pareil ! le coupa soudain Kirielle.

Eh, quoi ?

— Kiri…

— Tu ne comprends pas ! C’est différent, toi… tu es loin de la maison la majeure partie de l’année et elle ne peut rien te faire ! Toi, et Daimen, et Fortov, vous apprenez la magie et vous faites ce que vous voulez, et je ne pourrai jamais ! sanglota-t-elle en en enfonçant sa tête contre le torse de Zorian, ses petits doigts meurtrissant douloureusement les bras de son frère. Ce n’est pas pareil parce que je suis une fille

Zorian l’enveloppa de ses bras et se mit à la bercer gentiment tout en digérant ce qu’elle venait de lui dire. Finalement, une réalisation le frappa, claire comme de l’eau de roche. Les familles traditionnalistes de Cirin soutenaient souvent une vision biaisée de la femme cultivée comme une perte de temps et d’argent. Merde, certains se mettaient même hors-la-loi en refusant d’envoyer leurs filles à l’école élémentaire, où l’on apprenait à lire et écrire ! Et le fait que les académies de magie fussent coûteuses n’aidait en rien…

— Il ne vont jamais t’envoyer dans une académie… conclut Zorian à voix haute.

Kirielle secoua la tête, le visage toujours invisible contre le torse de son frère.

— Ils ont dit que je n’en avais pas besoin, avoua-t-elle en reniflant. Ils ont déjà arrangé un mariage pour mes 15 ans.

— Eh bien, pas très sympa de leur part, chuchota Zorian froidement, le regard glacé. Tu sais quoi, Kiri ? Tu as raison. Ce n’est pas pareil. J’ai dû défier père et mère seul, sans aide… Toi, tu m’as, moi.

Kirielle décolla enfin le visage d’où il était enfoui et le regarda d’un air incrédule.

— Tu n’as jamais voulu m’aider, l’accusa-t-elle. À chaque fois que je te demande de m’apprendre la magie, tu m’envoies paître.

— J’ignorais ce que tu vivais, répondit Zorian en haussant les épaules. Je pensais que tu étais simplement impatiente et je ne voulais pas perdre mon temps à t’apprendre des choses que tu allais voir en temps et en heure de toute façon. Mais rassure-toi, si nos parents ne changent pas d’avis au fil des ans, tu trouveras toujours un professeur en moi.

Elle le fixa pendant quelques secondes avant de l’attraper brusquement par le poignet pour former avec lui un geste de promesse, petit doigt contre petit doigt, de force.

— Promis ?

Zorian serra son doigt sans hésiter, lui arrachant un petit couinement.

— Promis.

 

___

 

Deux jours avant le festival d’été, Kael exposa finalement son plan. C’était bien moins concret que ce qu’avait demandé la matriarche et impliquait techniquement de parler à un grand nombre d’individus que Kael pensait capables en magie de l’âme et qui pourraient connaître des choses sur le voyage dans le temps. Aucun d’eux ne se trouvait à Cyoria, par contre. Zorian allait devoir ignorer l’école dans sa totalité pour voyager à travers le pays – et parfois même hors de ses frontières. Le Morlock lui fit également comprendre qu’il connaissait quelques individus vivant dans la grande forêt du nord tout en admettant que leur rendre visite avant d’être proprement capable de se défendre était une très mauvaise idée. Zorian mémorisa les noms et les lieux mais n’était pas dupe : il allait se passer du temps avant qu’il ne puisse aller voir toutes ces personnes.

La fin de la boucle fut totalement banale. Lui, Kirielle et Kael montèrent à bord du train qui partait de Cyoria la nuit du festival et passèrent les dernières heures à jouer aux cartes pour ne pas s’ennuyer. Imaya avait refusé de les accompagner – chose peu surprenante – suite au caractère soudain de leur demande et à la nature étrange de leurs avertissements.

Ainsi, comme toujours, Zorian s’éveilla à Cirin, Kirielle sur le ventre. Il ne la prit pas avec lui cette fois-là ; ce qui s’avéra être une bonne idée, Zach étant effectivement venu en classe lors de cette boucle particulière. L’autre voyageur temporel tenta de lui adresser la parole à plusieurs reprises mais Zorian était déterminé à l’éviter et le traitait plutôt froidement. Après quelques jours, Zach semblait avoir admis sa défaite mais Zorian pouvait toujours le voir l’observer du coin de l’œil, plus qu’il ne le faisait avec quiconque dans la classe. La liberté de Zorian d’agir comme bon lui semblait fut en conséquence très limitée et il s’amusa essentiellement à travailler ses compétences de mise en forme du mana, la magie de combat, la divination et la formulation. Taiven ne fut pas informée des rumeurs parlant d’araignées télépathe dans les égouts car il ne désirait pas encore rencontrer la matriarche.

Une boucle entière passa de la sorte. Et la suivante. Et encore. Au total, il fallut six recommencements pour convaincre Zach de totalement cesser de s’intéresser à Zorian. Malgré ça, Zorian était content de ce qu’il avait accompli jusque-là.

Il avait passé trois des six boucles à apprendre de la trop enthousiaste Nora Boole, le reste ayant été consacré à Haslush, et était devenu assez performant pour créer une version plus petite et moins encombrante de son détonateur suicide. C’était toujours un cube mais celui-ci était plus petit et fait de pierre et de bois – il en créait deux au début de chaque boucle et les attachait à ses clés pour qu’ils aient l’air de simples ornements.

Il avait également trouvé un mage spécialisé en magie mentale et lui avait fait inspecter son esprit, cherchant d’éventuels implants de contrôler et autres mauvaises surprises. Malheureusement, le type avait été plutôt ébahi et perplexe face aux paquets mémoriels et ne put affirmer si oui ou non ils contenaient plus que ce qu’ils étaient censés porter. Il confirma, cependant, qu’ils étaient toujours dormants et qu’aucun autre effet n’était actif sur l’esprit de Zorian. S’il y avait un piège quelconque dans le paquet mémoriel, il ne s’était pas encore activé.

Le septième recommencement vit Zach venir en cours une fois de plus mais il avait clairement classé Zorian comme une cause perdue.

Il était temps de s’y remettre sérieusement.

Raka
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