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Chapitre 55 – De l’autre côté (2)

 

— Alors ? demandai-je, fière de moi, c’est comment ?

Pythagore n’arrivait pas à articuler. Il venait de descendre un gobelet de vin en prenant tout le temps du monde pour le savourer, le humer, s’en délecter et l’avaler après avoir fait tourner le liquide rouge sang cent et une fois dans sa bouche.

Et il ne savait que dire.

— Allez, tu l’as attendu pendant longtemps, celui-là, non ? insistai-je. Quelles sont tes impressions ?

— Je… finit-il par dire d’une voix éraillée, je n’ai jamais… rien bu de… de tel.

— Hah ! Alors tu aimes ! constatai-je après l’avoir entendu de sa bouche. Maintenant est-on prêts à travailler sur mon sort ?

Si je ne remettais pas les pendules à l’heure assez vite, il serait capable d’aller s’enivrer dans un coin et je ne le reverrai peut-être plus pour des jours.

— A… Attends, encore un gobelet, d’a… d’abord, bafouilla-t-il.

— Heh ? m’étonnai-je, tu n’es pas drogué, tout de même ?

— N… Non, impossible, mon sort, tu sais… expliqua-t-il, mais… c’est si bon que… encore, juste un…

Non, franchement, ces yeux, ce visage, ces doigts que démangeaient tant de choses, il avait clairement le comportement typique d’un junkie de bas étage. Il avait bel et bien lancé son sort, je l’avais vu de mes yeux.

— Tu… es vraiment bien, là ? m’inquiétai-je.

— Ou… Oui ! Haha, je veux juste encore un gobelet de vin !

Résignée face à son air joyeux, je lui servis un deuxième gobelet. D’ailleurs, je lui avais offert cette amphore, pourquoi avais-je l’impression qu’il me demandait mon autorisation pour picoler ?

— Aaaaah, merci, merci, ma brave et bonne Wuying !

Cette fois, il descendit le tout d’une traite, des étoiles plein les yeux et la bouche en cœur.

— Pouah, ça fait du bien ! C’est si bon ! Encore ! cria-t-il en s’essuyant la bouche d’un grand mouvement de la main.

— Eh là, m’offusquai-je, stop. On a dit un de plus ! Tu vas créer ce sort, maintenant ?

Bon sang, il était réellement atteint. Son sort n’était probablement pas assez puissant pour ce vin. Il n’avait pas vu assez costaud ! Il fallait que j’emmène cette amphore hors de sa portée.

Je me levai et m’apprêtai à quitter les lieux en emportant avec moi ce précieux breuvage lorsqu’il m’attrapa par le bras avec la puissance d’un étau. Me retournant, je pus voir des yeux plus froids que jamais, dans lesquels on pouvait lire une passion animale et sauvage.

— Pas touche.

— … !

Il pourrait même m’agresser pour que je ne parte pas avec son vin ?! Il fallait que je la joue fine.

— Et tu comptes faire quoi ? demandai-je d’un air narquois, tout boire ?

— Et pourquoi pas ? Ce vin est si bon, m’expliqua-t-il avec une lueur malsaine au fond des yeux, je n’ai rien bu de tel en toutes ces centaines d’années… Je ne peux pas le laisser passer ! Et s’il se gâtait au contact de l’air ? Tu y as pensé ?!

— Je vois… Pas moyen de te faire changer d’avis, hein ? répliquai-je.

— Non. Laisse-moi boire, fit-il d’un air résolu en hochant la tête.

— Et une fois que tu auras vidé ton amphore ? Tu feras quoi ?

Il ne répondit pas à ma question, l’air hagard, comme si je venais d’annoncer à un diabétique une rupture de stock d’insuline au niveau mondial. Il était complètement perdu ; voilà l’effet que faisait donc ce vin après deux services à peine et malgré un sort anti-dépendance ? FeiLong avait décidément bien raison lorsqu’il me disait que ceux qui en avaient bu étaient tels des fous vivant dans des grottes au-dehors.

Il se mit cependant à légèrement bafouiller :

— Mais je… tu… tu pourras en récupérer encore, n’est-ce pas ? Il le faut… Tu en as été capable, je… je te l’achèterai ! Oui !

Je savais que j’avais déjà gagné la bataille. Je n’avais plus qu’à lui porter le coup de grâce.

— Mon sort, d’abord. Le rab de vin, j’y réfléchirai ensuite.

Il semblait bien que son sort anti-dépendance faisait tout de même son effet, même si ce n’était pas ce qu’il attendait ; il parvenait à réfléchir sur le long terme plutôt que sur son plaisir immédiat et après quelques secondes de réflexion, attrapa l’amphore pour la serrer contre lui comme un nouveau-né en répondant :

— Bien. Bien !! On va le faire ! N’est-ce pas, qu’on va le faire, chuchota-t-il à son amphore, qu’il berçait tel un gros bébé, hein ma précieuse ? Nous allons bientôt avoir beaucoup de vin rien qu’à nous !

Bon sang. Pythagore était devenu fou. Et c’était de ma faute. Je venais de faire perdre la raison à l’un des plus grands mathématiciens du monde ; si on apprenait ça sur Terre, je deviendrais une cible à abattre.

Mais la Terre était loin et je ne pouvais pas y retourner. Alors tout ça n’était qu’une considération secondaire. Pythagore se leva et tout en serrant au mieux de ses capacités l’amphore de son précieux nectar, il m’invita à le suivre de près.

— Nous… Nous allons passer par ici, marmonna-t-il dans sa barbe en regardant autour de lui comme le plus paranoïaque des génies grecs.

— Par ici ? Mais pour aller où ?

— Non ! Ne dis rien ! s’exclama-t-il tout à coup, ne dis rien ! Il ne faut pas qu’on puisse me surprendre lorsque je cacherai ma précieuse ! Je ne fais confiance qu’à toi ! Parce que je sais que tu ne me la voleras pas !!

Il courut dans des séries d’escaliers et prit des détours extraordinaires afin de pas croiser la moindre âme dans les couloirs ; tout ça pour finir par arriver dans une salle sur les murs de laquelle se trouvaient des dizaines et des dizaines de coffres, peut-être des centaines, ou des milliers – plus je regardais, et plus je me rendais compte de la profondeur et de la hauteur de cette pièce.

Pythagore courut jusqu’à un coffre en particulier et fit un signe de la main pour l’ouvrir par magie.

Il se dépêcha d’y fourrer l’amphore de vin, non sans avoir au préalable pris soin de remplir son gobelet à ras bord.

Il referma le coffre comme il l’avait ouvert et revint me voir, humant la fragrance épicée et mielleuse qui se dégageait de son dernier verre avant un moment, semblait-il.

— Hmmm… Quelle odeur divine, murmura-t-il les yeux brillants de mille étoiles. Bon, et maintenant, avant que je ne bave un peu trop devant ce délicieux breuvage, allons nous atteler à la création de ton sort. Suis-moi.

Il me mena à nouveau au travers de couloirs et d’escaliers pour finalement arriver, le gobelet déjà à moitié vide, dans la grande salle, celle dans laquelle je l’avais rencontré la première fois. Dans un coin de celle-ci se trouvait un petit renfoncement au-dessus duquel son nom était gravé en lettres d’or.

— C’est ton espace de travail personnel ? demandai-je après un long silence.

— Oui, confirma-t-il en posant délicatement son gobelet presque à sec sur un coin de table. Maintenant, dis-moi tout ; rappelle-moi ce que tu voulais, je vais m’y mettre avant que la soif ne soit trop grande.

Il était drogué, certes, mais son sort lui avait tout de même permis de conserver une quelconque lucidité. Il avait le regard grave et le visage sérieux et impassible, comme s’il savait qu’il allait être victime d’une crise d’œnophilie à un moment ou à un autre. Peut-être prévoyait-il déjà de créer un sort pour se soigner ; ou s’il ne le pouvait pas, peut-être était-il simplement fataliste.

Mais peu importait : j’avais fourni tant d’efforts, j’étais morte, j’avais patienté… et maintenant, il était temps qu’il se mette au travail.

— Je souhaite me faire passer pour une exploratrice, réexpliquai-je après presque trois semaines d’absence. Je veux qu’on ne puisse pas me confondre ; tout en moi doit être identique. C’est… c’est possible, n’est-ce pas ? Tu m’avais dit que oui.

— Oh ! C’était ça ! se souvint-il. Oui, évidemment, c’est possible ! Laisse-moi deux jours et tu l’auras. Promis.

— Deux jours ? répétai-je, tout ça…

— Hah ! Crois-tu qu’il est si facile de créer un nouveau sort ? s’exclama-t-il, quelque lueur à nouveau au fond du regard.

Je sentais qu’il avait envie de boire. Plus que tout. Pourtant, il s’installa sur sa chaise et se mit à farfouiller dans une pile de documents. Décidant que j’allais le laisser faire et revenir deux jours plus tard, je tournai les talons pour m’en aller.

Il était temps de rattraper un certain retard entre moi et mon donjon.

 

**

Courant à travers les cépages géants, Teacup se fondait dans l’existence même de toute chose. Il sentait qu’il était invisible à la perfection et que même s’il s’aventurait à souffler dans le cou d’un géant, celui-ci en déduirait simplement que le vent s’était levé.

— Wuying… Wuying, où es-tu, ma princesse ? Ton chevalier blanc arrive !

Même lorsqu’il parlait ou criait, les quelques géants qui s’affairaient entre les vignes ne le remarquaient pas.

— Ce sort est vraiment incroyable… Je vais me dépêcher de l’enseigner à Wuying grâce à ce double que m’a donné Pythagore et nous nous enfuirons tels des tourtereaux s’échappant de la caverne du dragon !

Teacup était extatique ; la situation était si parfaite, il allait enfin pouvoir prouver sa valeur à celle sur qui il avait craqué au premier regard et à qui il n’avait jamais su parler comme il aurait dû. Après tout, ces centaines d’années durant lesquelles les seuls contacts qu’il avait eus avec des filles n’étaient que peu intéressants et avaient fait rouiller sa galanterie.

Mais cette fois, c’était différent. Il savait de source sûre que la gente féminine en danger avait cette fameuse tendance, connue et reconnue parmi son peuple, à vous tomber dans les bras lorsque vous vouliez à son secours. Et il avait tout planifié à la perfection.

La carte était parfaite. Wuying était assurément arrivée en un seul morceau malgré son faible niveau ; elle était bien évidemment incapable de ne pas se faire attraper par les géants, et il y avait 100% de chances pour qu’elle soit actuellement attachée à un cep à se faire torturer, début d’un calvaire de plusieurs années. De plus, les géants possédaient ce sort – ou cette compétence – interdisant à un architecte de mourir. C’était quelque chose de tabou, même les érudits ne s’aventuraient pas à créer une telle chimère : les sorts créés possédaient souvent des effets secondaires indésirables, et jouer avec la mort et la vie n’était pas quelque chose de souhaitable lorsqu’on pouvait simplement ressusciter.

— Wuying, où es-tu ?

Il avait presque fait le tour des kilomètres de vignoble et ne l’avait toujours pas trouvée. Il allait de soi qu’elle était forcément quelque part dans les environs, mais ils l’avaient si bien cachée que Teacup se voyait incapable de découvrir où.

— Bon sang ! s’écria-t-il à quelques mètres à peine d’un géant qui patrouillait en observant de près l’état de santé des plantes.

Évidemment, il le dépassa tout naturellement sans se douter qu’un architecte miniature courait et filait entre ses jambes, et continua sa ronde habituelle comme si rien ne se passait – et pour cause, rien ne se passait.

Au bout de plusieurs heures de plus, Teacup termina l’inspection du dernier pied de vigne.

— Nulle part… ? s’interrogea-t-il, perplexe.

Wuying était introuvable. Pourtant, il n’y avait qu’une solution à toute cette histoire. Elle était forcément là, quelque part. Les géants étaient réputés pour ne faire aucune exception, s’ils capturaient un architecte, même un vétéran aux trois étoiles, celui-ci n’avait aucune chance de s’en tirer. Alors Wuying, niveau 7… ?

Il secoua la tête, perturbé.

— Non. Non, j’ai dû louper l’endroit. Ne pas faire attention. Oh, Wuying, je te demande pardon ! Je suis passé près de toi sans t’apercevoir ! J’arrive, patiente encore un peu, je t’en prie ! Tu dois endurer la douleur encore un peu plus longtemps !

Il fit demi-tour et sans perdre ce qui lui restait de concentration, se mit à observer à nouveau chaque plante, chaque tige, chaque cep et chaque feuille, poussant même le zèle jusqu’à inspecter les fruits eux-mêmes sans se laisser distraire le moins du monde.

 

*

 

Le matin se levait déjà. Teacup avait passé la nuit à chercher, encore et encore, en vain. Après trois tours complets des champs et toujours pas de dulcinée à l’horizon, il commença à s’inquiéter.

— Qu’ont-ils fait d’elle… ?

Les larmes aux yeux, il voyait déjà ses plans tomber à l’eau. Mais pourquoi le destin avait-il décidé que pour cette fois en particulier, les géants allaient changer leurs habitudes de torture ? Ils avaient sans doute inventé autre chose et étaient désireux de tester une nouvelle forme de tourment lorsque Wuying s’était présentée… et avait offert l’occasion idéale !

— Arh ! Il faut que je rentre et que je demande à Pythagore un nouveau sort ! se résigna-t-il.

Il lui fallait un sort de localisation. Sans ça, il n’aurait aucune chance de la retrouver. Fort heureusement, Imperos n’était qu’à six ou huit jours de marche. Il n’avait pas besoin d’éviter les monstres faibles. Wuying allait devoir souffrir encore quelque temps avant qu’il ne revienne, capable de la retrouver cette fois.

Teacup s’éloigna donc du camp des géants et une fois à bonne distance, décida de désactiver son sort trop parfait d’invisibilité.

Il claqua des doigts pour mettre un terme au sort, et…

— Huh ? Mes doigts ?

Ses doigts ne réapparurent pas.

— Mon corps ?!

Pas plus que son corps.

Le sort était décidément…

— …trop parfait ! se lamenta-t-il soudain.

Raka
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25 thoughts on “DMS : Chapitre 55

  1. Mouhahaha encore premier a lire le chapitre.
    Encore et toujour merci pour ton travail.
    Si le sort qu elle va copier est celui auquel je pense ça va etre cheater.
    Ducoup rendez vous demain a00h01 pour le prochain x)

  2. apres un slime, l’homme invisible, son bestiaire va vite s’agrandir !

    Merci pour le chapitre !

    1. sans oublier un alcoolique dependant du vin de vigneron x) au moins elle aura de quoi le faire bosser pour elle le pythagore

  3. Quel horrible fin pour teacup… j’espère seulement qu’il est encore possible de se souvenir de lui ou que le sort a un remède, se sera la fin de se perso sinon…Ou le début d’une blague récurrente comme scrat de l’âge de glace ^^

        1. Si c le cas il va pas etre deçu avec elle je croit que sa vaut le cout de rester dans son etat un moment x)

  4. Merci pour ce chapitre 

    Et c’est ainsi que la légende du fantôme du plan des architectes vit le jour.

  5. Ducoup demain on aura la refonte du dj ? Ou peut etre creation d un deuxieme, avec des serpents. Mais ducoup va t elle rester sur les lezard et devenir une sorte de mere des reptiles en tout genre en finissant avec des dragons ou va t elle se diversifier ? Trop de question dans ma tete x), vivement la suite ^^

  6. Il est invisible,pas intangible. La preuve, il court partout. Il devrait pouvoir claquer des doigt

    1. Et en même temps, il hurle et les géants ne le remarquent pas.
      Même sa voix est invisible, donc un simple claquement de doigts…?

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