MoL : Chapitre 71
MoL : Chapitre 73

Chapitre 72 —Croisements

 

Il n’avait jamais vraiment réalisé à quel point Cyoria était belle, le soir venu.

Cette idée frappa Zorian tandis que Taiven et lui arpentaient les rues de la ville, fouinant parmi les devantures et discutant de l’un ou l’autre sujet La plupart des endroits voyaient l’obscurité grandir à mesure que la nuit approchait et offraient ce sentiment habituel d’insécurité sinistre, mais Cyoria était une métropole majeure et le festival d’été allait avoir lieu la semaine suivant. Les rues étaient vivantes, illuminées, des tas de gens allant et venant entre les stands ambulants dont les vendeurs vantaient les mérites.

Zorian n’aurais jamais imaginé qu’il apprécierait ce genre d’atmosphère. Par le passé, il avait toujours trouvé ces rassemblements stressants et avait tenté de les éviter à tout prix. Bien sûr, Zorian avait toujours eu la migraine et jamais une jolie fille à son bras, ce qui changeait la donne.

Il jeta un œil vers Taiven, qui marchait à ses côtés. Même s’il s’agissait juste d’un rendez-vous amical n’ayant pas vocation romantique, il ne pouvait s’empêcher de le considérer de façon sérieuse. Il avait choisi de porter des vêtements classes pour la soirée, l’avait amenée manger dans un restaurant hors de prix et même invitée à danser. Il s’était inquiété qu’elle trouvât qu’il poussait les choses trop loin, mais comme elle était elle-même hautement vêtue et avait souri toute la soirée durant, il jugea avoir probablement fait les bons choix.

— Je dois dire, ça se passe bien mieux que je m’en inquiétais, lui annonça soudain Taiven. Attends, c’est sorti un peu différemment de ce que j’essayais de dire. Je veux dire… Nous sommes tous deux assez nuls quand on en vient aux relations sociales… Hmm…

Zorian leva un sourcil avant de lui offrir un léger sourire, et décida de la sauver de la situation dans laquelle elle venait de se fourrer.

— Je sais, répondit-il. Je comprends ce que tu veux dire. Je suis moi-même plutôt surpris par la façon dont les choses ont tourné. Je suppose qu’on est plus doués qu’on le pensait.

— Eh bien, dans mon cas, c’est principalement suite à des échecs et apprentissages, alors je ne peux pas me sentir trop fière, se mit à rire Taiven sur un ton gentillet. Des tas de garçons ont toujours été attirés par mon physique, et j’ai eu quelques rendez-vous par le passé… Souvent, je ne comprends pas où ils veulent en venir avant de mettre les pieds dans le plat. Crois-moi, mon premier rendez-vous était un désastre.

— Oh ? Tu devras me raconter cette histoire, un jour, la taquina Zorian.

— Absolument pas moyen, lui rétorqua-t-elle en lui donnant du coude, ce qui le fit tituber un peu – et presque tomber vers un couple de personnes âgées qui passait non loin. Moins de gens connaîtront cette histoire, mieux ce sera. Merde, parfois, je souhaite pouvoir effacer ça de ma mémoire moi-même. Mais alors, je referai probablement ces erreurs encore et encore, alors je suppose que c’est bien ainsi.

Elle fronça soudain les sourcils, leva la tête vers le ciel étoilé avant de la tourner vers Zorian, d’un air curieux.

— Quoi ?

— Et toi ? Tu fais ça souvent ? s’enquit-elle.

— Je fais quoi souvent ? sortir avec toi ? s’amusa Zorian.

— Pas avec moi spécialement, non, dit-elle en levant les yeux au ciel. Je veux dire en général. Tu es dans cette boucle temporelle depuis des années. Tu as sûrement eu ton lot de rendez-vous galants.

— Quelques-uns, avoua-t-il.

— Ha ! s’exclama-t-elle en le pointant du doigt d’un air triomphant. Je le savais !

Zorian ouvrit la bouche mais Taiven l’arrêta immédiatement.

— Ne tente même pas de m’ensorceler avec tes mots mielleux, le prévint-elle d’un air faussement outragé. Je parie que tu dis ça à toutes les filles que tu poursuis.

— Mais je n’ai rien dit, fit remarquer Zorian. Vraiment, je n’ai aucunement l’intention de me justifier. Si je me fie à ce que tu as dit, tu as beaucoup plus d’expérience dans le domaine que moi. Briseuse de cœurs.

Ils continuèrent à discuter nonchalamment en se baladant dans les rues de la ville, jusqu’à ce que les mots vinrent à leur manquer. Ils semblèrent tous deux accepter silencieusement le fait qu’il se faisait tard et qu’il était temps que ce rendez-vous se terminât. Zorian ne put s’empêcher de se montrer de plus en plus distant, perdu dans ses pensées, à mesure que la fin approchait.

Au bout de plusieurs minutes d’un lourd mutisme, Taiven se décida.

— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle. Pourquoi est-ce que tu as l’air si déprimé, d’un coup ? J’ai dit quelque chose de mal ?

— Hm ? réagit Zorian, arraché de sa rêverie. Non, non. Ce n’est pas toi. Je réfléchissais. C’est… Bon, c’est probablement mieux si je ne te le dis pas.

— Zorian, lui lança-t-elle en s’arrêtant de marcher. Ne me force pas à te frapper.

— Bon, si tu insistes… céda-t-il rapidement dans un gloussement gêné. Je me disais juste que c’était vraiment déprimant de savoir que tu ne vas rien retenir de tout ça. Nous avons fait la paix avec notre passé, toi et moi, avons profité d’une merveilleuse soirée… et rien de tout ça n’aura d’importance quand le mois recommencera. Tu redeviendras la même Taiven suspicieuse, presque hostile, que je rencontre à chaque fois. Il me faut la moitié du mois pour te convaincre que la boucle temporelle est une réalité, et que je ne te mens pas… que je ne suis pas remplacé par un imposteur… ou que sais-je d’autre.

Taiven grimaça ouvertement et détourna le regard, l’air coupable.

— Non, ne te sens pas responsable, tenta de la rassurer Zorian en secouant la tête. C’est une réaction parfaitement raisonnable. C’est une chose pour des mages expérimentés comme Xvim et Alanix, ou même Daimen, de croire en cette réalité. Ils ont vécu bon nombre de situations compliquées, et ont touché à beaucoup de magies étranges. Mais des gens comme toi et moi ? Eh bien… Savais-tu que j’ai passé six mois à fréquenter les cours, espérant que tout allait finalement bien se terminer et que les choses rentreraient dans l’ordre si je gardais la tête haute et refusais de me laisser emporter par ce truc ?

Taiven le regarda, l’air totalement ébahi.

— Oui, je sais, acquiesça-t-il. C’est un peu stupide, mais c’est ce que j’ai fait. Ta réaction est plutôt bonne, toutes choses considérées. C’est juste que j’aime vraiment beaucoup la façon dont les choses ont tourné, et pourtant… je réalise que ça restera sans doute un souvenir dans ma tête, une chose qui ne s’est jamais produite. Je ne peux pas répliquer tous les évènements qui ont mené à ça, dans le monde réel. Je ne suis même pas sûr de pouvoir le refaire au sein de la boucle. Alors je suppose que je suis juste en train de me demander ce que je devrais faire de tout ça, à l’avenir.

Un silence, court, mais gênant, s’abattit entre eux. Zorian regretta d’avoir choisi ce moment pour lui dire de telles choses. Pourquoi avait-il insisté pour le lui avouer à ce moment précis ? Il ne pouvait vraiment jamais laisser les choses se terminer sur une note positive, hein ?!

— Désolé, chuchota-t-il enfin.

Il sentait qu’il commençait soudain à comprendre certaines des actions de Zach envers les personnes qui les entouraient. C’était pour ça qu’il ne se préoccupait plus de faire ami-ami avec le moindre de leurs camarades de classe, ou d’autres étrangers amicaux, même s’il l’avait clairement fait par le passé ? La façon dont Zorian vivait cette soirée… dont il ressentait cette soirée… peut-être que Zach avait vécu ça pendant toutes ces années ? Se faire des amis, et se rendre compte que des moments inoubliables seraient invariablement effacés de leurs mémoires, encore et encore…

— Ne le sois pas, le rassura Taiven. Dis-moi, à quoi servent les amis, s’ils ne peuvent même pas s’écouter chouiner de temps en temps ? D’ailleurs, c’était une chouette soirée. Un moment de sérieux, même triste, ne va certainement pas la ruiner.

Ils finirent par atteindre le croisement qui verrait leurs routes se séparer, et s’arrêtèrent. Zorian se creusa les méninges pendant un moment, tentant de trouver la meilleure et plus sincère façon de terminer ce rendez-vous somme toute des plus agréables. Ils ne sortaient pas vraiment ensemble, après tout.

— Alors… Je suppose que ça y est ? déballa-t-il lamentablement.

— Je suppose que oui, confirma-t-elle, tout aussi pitoyablement.

Après une seconde d’hésitation, alors que Zorian n’avait pas l’air de vouloir se lancer, Taiven prit les devants.

— Eh, dit-elle soudain. Alors, je sais que tu as dit que tu n’en avais plus après moi… et je respecte totalement ça. Mais juste au cas où tu voudrais changer d’avis à l’avenir, tu devrais vraiment travailler un peu ton corps.

— Hein ? s’étonna Zorian.

— Tu sais. Courir, faire de l’exercice, te trouver un hobby extérieur te demandant des efforts intensifs. Gagner un peu de muscle, expliqua-t-elle. Je ne dis pas que tu n’as aucune chance dans le cas contraire, mais…

Zorian pouffa, à mi-chemin entre exaspération et amusement.

— Mais il faudrait un miracle pour que tu me voies comme un partenaire potentiel, hein ? termina-t-il, ce qui lui valut un hochement de tête silencieux. C’est de bonne guerre. Je garderai ça à l’esprit.

Bon.

Les préférences de Taiven en matière d’hommes mises à part, il fallait avouer qu’il s’était vraiment trouvé contrarié par son manque d’endurance, récemment. Ça rendait les choses plus difficiles qu’elles n’auraient dû l’être, et l’obligeait à consommer des potions en permanence, ce qui était inadmissible sur le long terme. Une fois hors de la boucle, il allait probablement travailler ça quoi qu’il arrive, rien que pour pouvoir maintenir l’allure des évènements récents…

Dans tous les cas, c’était la fin de la soirée. Après s’être fait leurs adieux, tous deux se séparèrent.

Zorian emprunta délibérément la route la plus longue, pittoresque et touristique, vers la maison d’Imaya, perdu dans ses pensées.

 

___

Simulacre numéro deux, stationné à Koth, était plutôt ravi de la façon dont les choses se déroulaient.

Se voir confiné là-bas était habituellement une tâche ennuyeuse, lui demandant de vivre dans un endroit étrange où était parlée une langue étrangère. Il ne pouvait pas lire le moindre des livres locaux, ne pouvait pas entamer de discussion avec les gens et ne pouvait pas lancer de sort sans avoir une bonne raison pour le faire.

Cette fois, cependant, il vivait sur le domaine Taramatula. Ils savaient très bien qu’il n’était qu’un simulacre, mais cela ne semblait pas les déranger outre mesure. Ils le traitaient aussi bien qu’ils auraient pu le faire avec l’original – lui donnèrent une chambre où dormir, un professeur pour lui apprendre à maîtriser la langue locale, et accès à des choses comme du papier et des matériaux de construction pour ses recherches.

En plus, il y avait Torun et Kirma, les deux équipiers de Daimen, actuellement eux aussi coincés là. Peut-être parce qu’ils n’avaient rien de plus intéressant à faire et qu’ils s’ennuyaient à mourir, ou peut-être parce que l’original avait laissé une forte impression sur ces deux-là, mais tous deux étaient vraiment réceptifs à l’offre d’échange de magies du simulacre.

Kirma était la plus réceptive de la paire. Bien que Zorian n’eût jamais vu les divinations être utilisées à sa façon avant de la rencontrer, elle prétendait que cette forme de magie était plutôt standard, qui pouvait être acquise pratiquement n’importe où. Même le compas en forme de lotus était simplement l’œuvre d’un expert artisan qu’elle avait fait réaliser sur commande, et pas un artefact unique comme il l’avait imaginé. Aussi, elle ne voyait pas l’intérêt de garder ses méthodes secrètes. En échange des sorts rares et exotiques que Zorian avait acquis au sein de la boucle temporelle, elle était totalement encline à lui montrer quelques-uns de ses trucs et le guider sur la meilleure voir à suivre pour parfaire ses capacités de divination.

En plus, elle lui donna une liste de personnes à qui parler si jamais il désirait poursuivre sa carrière dans le domaine, totalement de sa propre initiative. Il la suspectait d’avoir quelques marchés avec ces personnes et qu’elle y gagnait quelque chose en lui envoyant des jeunes prodiges, mais il décida malgré tout de leur rendre une petite visite lors d’une itération future.

Quant à Torun, il étudiait un domaine rare et très exotique de la magie qui impliquait l’extraction et la préservation d’organes de créatures magiques, ainsi que l’utilisation de sorts spécialisés afin de les contrôler comme quelque chose ressemblant à une extension du lanceur de sort. Ce n’était pas quelque chose de populaire, à la fois par sa création plutôt récente et parce qu’il constituait une pratique illégale dans bon nombre d’endroits, et Torun s’en trouvait extatique : que le simulacre montrât autant d’intérêt pour son art était formidable, là où la plupart des gens le trouvaient glauque et sinistre.

Le simulacre doutait que l’original ne songeât à se plonger dans ce domaine. Il lui faudrait un temps considérable pour arriver à un niveau pertinent, et ça ne lui apportait rien qu’il ne convoitât particulièrement ou dont il eût besoin. Cependant, certains des sorts utilisés par Torun pour contrôler l’ensemble de ses yeux pouvaient potentiellement aider Zorian à améliorer sa coordination avec ses golems, ou même ses simulacres.

Bien entendu, ces développements étaient trop généraux pour être la cause de la joie actuelle du simulacre. En vérité, il venait d’éviter une énorme catastrophe !

Ses parents venaient à Koth, et quelqu’un devait les récupérer pour les introduire dans le domaine Taramatula. Ce quelqu’un était, naturellement, Daimen… mais Daimen avait insisté pour que Zorian l’accompagnât dans cette tâche. Il n’avait pas sourcillé et presque exigé qu’il le fît, prétendant qu’il était du devoir de la famille de ce faire.

Parfois, il était bon de n’être qu’un simulacre. Tandis que l’original aurait dû expliquer aux parents ce qu’il faisait à Koth, lui fut caché, et on lui ordonna de ne surtout pas se faire voir, afin de minimiser la quantité d’explications nécessaire. Un ordre auquel il était heureux d’obéir.

Il était actuellement séquestré en toute sécurité dans un coin de la bibliothèque Taramatula – bien sûr, le domaine possédait sa propre bibliothèque – chantonnant une petite mélodie pour lui-même tout en lisant un livre pour enfants afin de tenter de parfaire sa maîtrise de la langue. Malheureusement, les compétences en langues étaient l’une des choses qu’il ne pouvait transmettre à l’original d’une manière efficace, aussi ne le faisait-il vraiment que pour passer le temps en s’amusant.

À un moment, Orissa entra également dans la pièce, et il y prêta peu d’attention, se contentant de la saluer légèrement et poliment avant de retourner à son livre. Il avait monopolisé l’une des trois tables de la salle, la remplissant de tous les livres qu’il avait jugés faciles à comprendre, et elle avait encore largement assez d’espace pour son propre travail. Il ne réagit pas même lorsqu’elle jeta un œil par-dessus son épaule pour voir ce qu’il lisait. Il n’était pas le moins honteux du monde de son choix.

Tout le monde devait commencer quelque part. En plus le livre arborait de jolies images.

Mais Orissa ne se contenta pas de prendre un livre et de partir avec, comme le simulacre s’y était attendu. Elle attrapa l’une des chaises accolées à une table proche et s’installa à côté de lui.

— Oui ? s’enquit-il, curieux – il était inhabituel pour Orissa de délibérément le chercher ainsi, pour ne pas en dire plus, et elle ne l’avait jamais refait depuis la fois où Daimen avait invité Zorian à discuter avec elle.

— Je suis inquiet, dit-elle simplement. Daimen et ton… autre toi devraient être de retour dans quelques heures.

— Ah, compris soudainement le simulacre. Tu ne sais que penser de mes parents qui vont arriver.

— Oui, confirma-t-elle. Je sais que je suis un peu malpolie, mais je me demandais si tu pouvais me parler de tes parents, juste un peu.

— Moi ? s’étonna le simulacre, l’air incrédule.

— J’ai entendu que les simulacres conservaient la plupart des souvenirs de l’original, dit-elle franchement.

— Tu sais que ce n’était pas ce que je voulais dire, se plaignit-il en retour, arrachant un léger sourire à Orissa. Je veux dire, l’original n’a pas la meilleure des relations avec le reste de la famille. Que pourrais-je te dire que Daimen n’ait pas déjà raconté ?

— Daimen reste très évasif au sujet de vos parents, et il l’est depuis le moment où il est devenu évident qu’ils n’approuvent pas notre mariage. Il dit que je ne devrais pas m’inquiéter, qu’il va gérer la situation, mais comment le pourrais-je ? Il les considère totalement comme des êtres supérieurs, et les voilà, traversant le monde vers un autre continent pour le convaincre de ne pas m’épouser.

— Ça va sans doute te paraître un peu inutile, mais il n’y a vraiment pas besoin de s’en faire, lui répondit le simulacre en secouant la tête. Il est leur génie de fils. Ce qu’il veut, il l’obtient d’une manière ou d’une autre. C’est ainsi depuis toujours.

— Cela me rassurerait malgré tout énormément si tu pouvais me parler d’eux avant qu’ils n’arrivent, insista Orissa.

Simulacre numéro deux la regarda, pensif. Pour dire vrai, il n’était pas certain que ce fût une excellente idée de lui parler de papa et maman. Sa description serait absolument négative, et pourrait juste aggraver les tensions qui pouvaient déjà exister entre Orissa et eux. Ce n’était dans l’intérêt de personne, et surtout pas celui de la future femme de son frère.

— Tu me demandes de me brûler les doigts, là, finit-il par lui dire.

— Je suppose que oui, admit-elle, l’air coupable.

— Alors laisse-moi te demander quelque chose en premier lieu, ajouta-t-il. Es-tu intéressée par mon frère simplement à cause de sa lignée touchant à la magie mentale ?

Il s’attendait à ce qu’elle fût choquée par la question directe, ou qu’elle explosât, outragée par ce qu’il venait oser d’insinuer. Il ne s’attendait pas à ça.

Elle explosa d’un rire sincère et cristallin.

— Quoi, tu as peur que je profite de ton grand frère ? demanda-t-elle après avoir essuyé une larme involontaire.

— On dirait bien, juste un peu, murmura le simulacre, ne sachant sur quel ton réagir. C’est un empathe, alors il est probablement compliqué de le mener en bateau… mais tu es toi-même talentueuse en magie mentale, et descends d’une famille spécialisée dans ce domaine. Tout est possible.

— Et dire que Daimen est persuadé que tu le détestes, soupira-t-elle. Pour répondre à ta question… Ce n’est clairement pas sans importance. Je l’aime, mais s’il ne possédait pas cette affinité naturelle pour la magie mentale, je n’aurais probablement pas choisi de l’épouser. J’aime ma famille également, et j’ai besoin de garder leurs intérêts à l’esprit. En revanche, penses-tu que ton frère m’épouse purement par amour ?

Le simulacre la regarda, l’air étonné. Il n’avait jamais songé à ce versant du problème.

— En se liant à moi, il se lie à la noblesse et à la richesse. Ce n’est pas son seul intérêt, mais c’est difficilement anodin. Si j’étais une pauvre orpheline, ou même une représentante d’une classe moyenne sans rien de notable, il n’aurait jamais accepté. Alors non, je ne pense pas tirer profit de lui, en tout cas pas à sens unique. Nous avons tous deux nos ambitions, et il est simplement heureux que nous puissions y prétendre chacun avec une personne que nous aimons.

— Hmm…

Après quelques secondes de silence, Orissa reprit.

— Alors, puis-je avoir une réponse à ma question, maintenant ?

— Bien sûr, approuva le simulacre en haussant les épaules, satisfait. La première chose que tu dois savoir à propos de mes parents, c’est que ce sont des personnes très ambitieuses, et prêtes à tout. Notre père, Andir Kazinski, était le quatrième fils d’une famille de riches fermiers. Notre mère, Cikan Kazinski, était la seule fille d’une l’une des dernières sorcières de l’Histoire, qui l’a élevée seule après que son mari l’ait quittée. Notre père savait qu’il était le quatrième fils et qu’il n’aurait jamais hérité de rien. Aussi, lorsqu’il a eu quinze ans, il est parvenu à emprunter une petite somme d’argent à son père, a quitté la maison, et a ouvert son commerce. Il a épousé ma mère moins d’un an plus tard. Au fil des années, ce petit commerce est devenu l’un des piliers commerciaux de la région, le transformant en quelqu’un de riche et respecté. Bon, par selon les standards de ta famille, sans doute, mais…

— C’est impressionnant, nota Orissa. Ils ont atteint des sommets pour de si simples personnes. Ils ont dû beaucoup travailler pour ça.

— Effectivement, ils ont fourni une quantité d’efforts considérable pour arriver là où ils sont, confirma le simulacre.

Il n’était pas toujours d’accord avec les choix de ses parents, mais ils avaient clairement gagné leur position par leur travail. Bien sûr, leur succès impliquait autant de manipulations et de plans secrets que de travail, mais il était certain qu’Orissa en savait long sur cette partie sans qu’il eût besoin de la relever.

— Mais tandis que leur comportement les a menés au sommet, continua-t-il, ce n’est pas sans conséquences. Pour être direct, ils voient le monde qui les entoure uniquement de la façon dont il va affecter leur réputation et leurs finances. Ce mariage entre toi et Daimen… même si les parents pensaient qu’il s’agissait d’une bonne chose pour lui…

— C’est ça ! le coupa-t-elle. C’est ce qu’il me manquait depuis tout ce temps ! Ils ne voient pas quel bénéfice leur famille pourrait en tirer ! Bien sûr, je suis si bête ! Après avoir investi tant de temps, d’efforts et d’argent dans leur fils prodigue, ils s’attendent naturellement à un retour positif. Ah… On continuera cette discussion plus tard, ok ? Je dois me préparer.

Le simulacre observa Orissa quitter la bibliothèque en tout hâte, amusé et surpris. Il n’était pas très sûr de ce qui venait de se passer, mais il semblait qu’elle ne considérait pas l’attitude des parents comme mauvaise… ? En considérant ses racines et le milieu duquel elle venait, ainsi que son explication au sujet de son mariage, il n’aurait sans doute pas dû s’étonner.

— Bon, soupira calmement simulacre numéro deux pour lui-même. Au moins, maintenant je sais pourquoi Daimen l’aime tant. Elle est une version miniature de maman. Parfois, la vie est une vraie comédie.

 

___

Dans des circonstances normales, récupérer les parents à Jasuka et les amener au domaine Taramatula n’aurait été qu’une formalité. Maintenant que Daimen était scruté de toutes parts, néanmoins, cette simple tâche était devenue une débâcle des plus compliquées. Les Taramatula mobilisèrent une grande partie de leurs hommes pour surveiller et défaire la surveillance autour de Daimen, comme une parfaite équipe de contrespionnage. Lorsque Daimen et Zorian quittèrent finalement la propriété, cinq autre équipes de diversion, déguisés à la perfection, brouillèrent les pistes. Puis, les six paires se mirent à se téléporter aux quatre coins de la ville de façon aléatoire avant de se rendre chacune dans une ville différente.

Malgré toutes leurs préparations, le plan aurait sans doute échoué si Daimen était vraiment allé à la rencontre des parents. En réalité, toute l’opération n’était qu’une vaste supercherie, destinée à masquer le fait que Zorian avait créé un troisième simulacre pendant qu’ils se téléportaient et l’avait envoyé se cacher pendant qu’ils attiraient l’attention de leurs poursuivants. Lorsque Daimen et Zorian retournèrent au domaine Taramatula, le tout nouveau simulacre traça sa route jusqu’à Jasuka et ouvrit un portail dimensionnel permettant à Daimen d’entrer et de quitter la ville sans que personne n’eût l’occasion de le voir ou de l’intercepter.

Naturellement, cela signifiait que Zorian était absolument essentiel, crucial, pour le succès de l’opération. Si ce n’était pas de ce fait, il n’aurait jamais accepté d’en faire partie, peu importât à quel point Daimen aurait pu le supplier ou le menacer. Comment diable aurait-il pu expliquer sa présence à Koth à ses parents ?! Ils n’étaient pas les plus doués, mais ils auraient clairement réagi en le voyant capable de lancer deux sorts parfaitement au-dessus de son niveau.

— Même si tu n’étais pas venu avec moi, ils auraient rapidement réalisé que tu étais à Koth, lui dit Daimen. Tu es trop connu chez les Taramatula, désormais. Quelqu’un aurait certainement vendu la mèche, même sans le vouloir.

— Peut-être, mais ça n’aurait pas été mon problème, contra Zorian. J’aurais été de retour à Cyoria, et expliquer comment donner un sens à ce que vous dites aurait été votre problème.

Daimen grimaça, mais ne trouva rien à y redire.

Dans tous les cas, la rencontre initiale fut bien plus calme et plus douce que ce à quoi Zorian s’était attendu. Le bateau à vapeur qui transportait les parents entra doucement dans le port et vomit toute une foule de passagers une fois la passerelle déployée, créant un chaos sans nom sur les quais. Lorsque Daimen et Zorian trouvèrent finalement ceux qu’ils cherchaient, ces derniers avaient l’air totalement exténués et n’étaient pas d’humeur à se battre, encore moins verbalement. Ils furent surpris de voir Zorian à Koth, bien entendu, mais ils étaient encore plus heureux d’avoir une paire de bras supplémentaires pour porter leurs bagages.

— N’es-tu pas supposé surveiller Kirielle ? demanda sa mère en fronçant les soucils.

— Ne t’en fais pas pour ça, répondit Zorian. Je suis juste venu pour vous récupérer. Je serai de retour à Cyoria avant la tombée de la nuit.

— Comment ? demanda son père, surpris. Je pensais que personne ne pouvait se téléporter sur de telles distances. D’ailleurs, la téléportation en elle-même est une magie plutôt avancée.

— C’est un secret, trancha simplement Zorian, conscient que ceux deux-là n’étaient pas d’humeur à insister plus que de raison.

Et effectivement, son père soupira de façon indescriptible et n’en dit pas plus.

— Quoi que ce soit, j’espère que tu pourras utiliser le même moyen pour nous ramener à la maison lorsque ce sera l’heure, ajouta sa mère, passablement épuisée. Les voyages en bateau et moi, ça fait deux. Je pense que j’ai perdu une année entière de ma vie, rien que pour venir ici. Ce serait bien de pouvoir éviter un autre de ces voyages.

Et ce fut tout. Rien de plus ne fut dit au sujet de la présence de Zorian. En particulier parce qu’une fois qu’ils eurent passé le portail dimensionnel et pénétré le domaine Taramatula, ils furent accueillis par Orissa et le reste de la famille. À ce moment, la présence de Zorian n’était plus qu’un lointain mystère au fond de leurs esprits.

Naturellement, les parents eurent droit à leur lot de sourires et de compliments. La fatigue qu’ils exhibaient sembla disparaître instantanément tandis qu’ils se retrouvèrent occupés à serrer des mains et recevoir l’un ou l’autre cadeau hors de prix tout en complimentant la qualité et la générosité de leurs hôtes. Si Zorian ne les avait pas connus, il aurait juré qu’ils n’étaient pas contre de mariage, pas du tout.

Deux jours passèrent, et les parents se sentirent de plus en plus à l’aise dans le domaine. Zorian tenta de rester loin d’eux le plus possible, ne désirant pas se retrouver trop pris à partie dans les problèmes de Daimen, et le simulacre qu’il avait laissé là fit de même. Ainsi, ils ne surent pas comment progressaient leurs tentatives pour convaincre Daimen de ne pas se marier, et il avait de toute façon ses propres affaires à régler. Maintenant qu’il avait un simulacre hors des murs des Taramatula, il prépara rapidement un groupe d’Adeptes de la Porte Silencieuse et les transporta à Koth, près de l’une des Portes Bakora locales.

Heureusement, l’acquisition de la clé de sécurité de la Porte fur un succès. Zorian et les Adeptes étaient extatiques à ce propos. Pour les Aranea, cela représentait l’accès à un territoire vierge, exempt de toute rivalité Aranea. Pour Zorian, c’était un moyen de s’assurer un accès rapide à Koth sans avoir besoin du concours de Daimen. De plus, il était sûr que posséder cette clé d’accès allait rendre bien, bien plus facile les futures négociations avec les Aranea.

Maintenant, en revanche, il était de retour côté Taramatula. Ses parents l’avaient appelé et il devait aller les voir. En toute honnêteté, Zorian s’était attendu à ce moment. Ils avaient repoussé le problème de sa présence à Koth jusqu’à présent, mais il était certain de ressurgir un jour ou l’autre… et ce jour était arrivé. Quelque chose n’allait pas avec lui, c’était clair, et ils entendaient sans doute en avoir le cœur net.

Il se tenait actuellement dans l’une des salles réservées au invités. Père et mère face à lui, il ne pouvait leur échapper. Daimen avait voulu être présent, mais ils l’avaient tout simplement refusé, insistant qu’il s’agissait d’une discussion privée. C’était amusant, en y pensant. Ils ne traitaient pas bien souvent leur fils préféré de la sorte. Apparemment, quelque fussent les préparatifs qu’Orissa avait arrangés, ils s’étaient avérés insuffisants, et ils étaient toujours opposés au mariage. Et comme Daimen refusait parfaitement d’entendre leur choix, ils ne l’appréciaient guère.

— Nous avons parlé de toi avec Daimen, lui annonça soudain sa mère.

Son visage arborait une expression complexe et inquiète, comme si elle avait des problèmes pour décider par quel côté aborder le problème. Son père, d’un autre côté, était aussi silencieux et de marbre qu’à son habitude, ses émotions parfaitement indéchiffrables.

— Oui ? répondit simplement Zorian, sur un ton neutre et plat.

— Il nous a dit que tu étais incroyablement puissant et capable. Bien plus que ce que tu le laisses paraître, un véritable génie comme on en rencontre une fois par siècle, continua-t-elle.

— Il… a raison, dut admettre Zorian, qui ne voyait pas l’intérêt de le cacher – même s’il était encore loin d’accepter ce sobriquet de génie du siècle ; après tout, ils savaient déjà qu’il pouvait se déplacer d’un continent à l’autre par caprice.

— Mais pourquoi nous as-tu caché ça ? lui demanda sa mère, l’implorant presque. Avoir un autre génie dans la famille serait notre plus grande joie. Tu ne penses certainement pas que nous nous serions mis sur ton chemin ?

— Ah, tu veux dire… Comme vous le faites pour le mariage de Daimen ? demanda innocemment Zorian.

— C’est complètement différent ! protesta sa mère en grimaçant. D’ailleurs, nous ne nous opposons pas à Daimen, d’aucune façon. Nous essayons simplement… de l’empêcher de prendre une mauvaise décision irrémédiable. S’il refuse d’écouter nos conseils, nous allons devoir l’accepter à contrecœur, penses-tu que nous saboterions sa vie ?

— Ce qu’elle dit, intervint le père en chef, c’est que nous ne sommes déjà pas d’accord avec ce que tu fais de ta vie, alors que représente donc un désaccord de plus ? Tu peux simplement faire un caprice de gosse, comme tu le fais à chaque fois, nous serrerons les dents et passerons l’éponge parce qu’au bout du compte, tu es notre fils et nous t’aimons. Comme nous le faisons à chaque fois.

Zorian serra les lèvres et plissa les paupières, envoyant à son père un regard plein de suspicion. Regard que lui rendit calmement ce dernier en levant les sourcils, comme s’il le mettait au défi d’y répondre.

— Andir, chéri, je pensais que nous étions d’accord, c’est moi qui parle, soupira sa mère.

Le coupable leva les mains en signe d’abandon. Il lui offrit un regard exaspéré, mais elle se tourna rapidement vers son fils, l’ignorant.

— Que comptes-tu faire, Zorian ? lui demanda-t-elle brutalement.

— Pas grand-chose. Je vais quitter la maison une fois diplômé. Peut-être avant. Ouvrir mon propre commerce, m’acheter une maison, ce genre de choses.

— Penses-tu que gérer un commerce est chose facile ? le défia son père – bon, ça n’avait pas duré longtemps.

— Je suis un mage incroyable, admit modestement Zorian. Meilleur que Daimen. Même si je possédais le pire sens des affaires du monde, je serais toujours capable de gagner ma vie mieux que toi.

— Mais l’entreprise familiale – commença sa mère.

— Pas pour tout l’argent du monde, la coupa Zorian.

Un bref silence s’abattit sur la pièce, les parents échangeant un long regard silencieux.

— Oh ! s’exclama Zorian, se souvenant d’un seul coup de quelque chose. Je m’occuperai également de Kirielle.

Cette déclaration, naturellement, choqua les parents.

— Que veux-tu dire, t’occuper d’elle ? osa lentement demander la mère incrédule. Pourquoi devrait-elle avoir besoin qu’on s’occupe d’elle ?

— Eh bien, quelqu’un doit lui apprendre la magie, et annuler ce stupide mariage arrangé que vous lui préparez, annonça Zorian nonchalamment, en haussant les épaules.

Cette fois, le visage de sa mère ne montra qu’outrage et choc. Pendant un moment, elle sembla incapable de mettre les pièces du puzzle de ses pensées en place. D’un seul coup, elle explosa.

— Espèce de petit con ! claqua-t-elle, agitée. Tu ne sais pas de quoi tu parles !

Étrangement, son père se contenta de rire, en secouant la tête, impuissant. Zoiran fut mystifié par cette réaction, mais décida de l’ignorer pour l’heure.

— La situation semble suffisamment simple à mes yeux, contra Zorian, totalement imperturbable.

— Au sujet de la vie que tu veux vivre, nous pouvons le tolérer, mais tu n’as aucun droit, aucun, de me dire comment élever ma fille ! hurla une mère maintenant hors d’elle, piétinant et ne sachant que faire de ses poings. Tu es totalement hors-sujet ! Andir, dis-lui !

— Quoi, moi ? rétorqua Andir, feignant exagérément la surprise. Je pensais que nous étions d’accord et que c’est toi qui parlerais.

Ce qui lui valut un regard venimeux et colérique à la fois, du genre à promettre vengeance.

— Tu n’as aucune idée des meilleurs intérêts de Kirielle, Zorian, dit alors la mère de façon menaçante. Ne fourre pas ton nez là où il n’a pas lieu d’être.

— J’ai peur que, si je ne reçois pas une explication correcte, je vais malgré tout le fourrer là où tu ne m’empêcheras pas de le fourrer.

— Tu ne peux pas retirer un enfant à ses parents, même si tu es son frère, s’énerva-t-elle. Nous pouvons appeler la police !

— Mais le ferais-tu ? la défia Zorian, ce qui la fit reculer un peu ; ils savaient tous deux qu’elle n’en ferait rien. D’ailleurs, je parie que ce mariage arrangé est limite, question légalité.

— Le mariage est… négociable, lui dit-elle aussitôt, en faisant les cent pas atour de la pièce, incapable de se contenir. Tu fais une montagne de rien du tout. C’est juste un marché informel, pas un document légal. Ce n’est pas comme si nous allions forcer Kirielle à y passer à tout prix. Mais la magie est absolument hors de question ! elle ne peut jamais, en aucune circonstance, apprendre la magie !

— Pourquoi ? réagit Zorian en fronçant les sourcils.

— J’essaye de lui faire une faveur ! cria la mère en se tournant une fois de plus vers lui. Tu ne sais donc pas quelles sont ses racines ? Ce qu’était ma mère ?

Zorian porta sur elle un regard parfaitement inconscient de ce qu’elle disait. Sa mère ? Qu’est-ce que ça mère avait à voir avec quoi que ce fût ? Il savait qu’elles ne s’étaient pas très bien entendues, mais il n’avait jamais rien entendu de spécialement choquant à son sujet. D’ailleurs, elle était morte depuis longtemps.

— Attends, réalisa-t-il. Tu parles de –

— Elle était une sorcière ! le coupa sa mère, précédent sa conclusion. Elle était une sorcière, et elle en était fière, en plus ! Elle ne laissait jamais personne l’oublier ! Une fois, elle a même menacé d’empoisonner la ville entière lorsqu’une poignée de clients a tenté de partir sans payer pour quelques potions qu’elle avait préparées ! Tu sais, juste comme les sorcières des temps anciens étaient réputé le faire quand quiconque les contrariait !

Zorian fronça légèrement les sourcils.

— Tu n’as aucune idée de ce que c’est, d’être la fille d’une sorcière, continua-t-elle sans lui laisser de répit. Un fils, ça va. Les sorcières se fichent de leurs héritiers mâles. Tout le monde le sait. Elles sont intimement persuadées que leur magie est transmise uniquement aux filles, et seule une fille peut la recevoir.

L’un des sourcils froncés de Zorian se leva. Pourquoi croyaient-elle –

— Je ne sais pas pourquoi ! lui rétorqua encore sa mère, comme si elle lisait dans chacune de ses pensées. Je n’ai jamais voulu le savoir. J’ai toujours juste souhaité qu’elle la ferme à propos de toutes ces histoires de sorcières et qu’elle me donne un semblant de vie normale ! Mais elle ne l’a jamais fait, et tout le monde me voyait comme une sorcière en devenir, voleuse d’âme, ensorceleuse d’esprit et manipulatrice de poison. Et si Kirielle apprend la magie, elle va souffrir du même destin.

— Maman… soupira Zorian.

— J’ai été vraiment très chanceuse d’épouser ton père, le coupa-t-elle encore.

— Eh bien, tu étais toi-même un plutôt beau morceau, ricana le père en question, les pieds dans le plat – il sentait sans doute qu’il était désormais sûr pour lui d’oser quelques mots.

Elle l’ignora, naturellement. Elle était sans doute toujours en colère de sa façon de lui avoir refilé le point à débattre.

— Ma fille n’aura pas à avoir peur pour son futur, et n’aura pas à se reposer sur la chance pour se trouver un bon mari. Elle ne verra pas les gens traverser la rue pour éviter de la croiser, tout en répandant de viles rumeurs à son sujet, alors qu’elle ne provoque personne. Contrairement à ma mère, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour m’éloigner de la lignée qui est nôtre. Tant qu’elle suivra mon exemple et restera loin de tout ce qui a trait à la magie, quiconque la traitera comme une sorcière sera vu comme mesquin et paranoïaque. Mais si elle apprend… alors tout sera ruiné.

— Tu ne le sais pas, fit remarquer Zorian.

— Pourquoi prendre le risque ? le défia sa mère. Peut-être que si elle se marie tôt, qu’elle se lie à un mari respecté, riche, influent… Mais tu as déjà dit y être opposé, n’est-ce pas ? Alors que cela nous laisse-t-il ?

Zorian lui lança un regard froid. C’était le côté de sa génitrice qu’il n’avait jamais connu jusqu’alors. Était-ce pour ça qu’elle était si obsédée par la réputation de la famille et leur position sociale ?

Puis, il regarda vers son père, mais celui-ci était, comme à son habitude, indéchiffrable. Il se contentait de regarder ailleurs afin de ne pas croiser son regard.

Bien qu’il ne dît rien, Zorian comprenait le message : il était seul sur le coup, là. Kirielle était le projet personnel de la mère de famille, et il ne comptait en aucun cas y fourrer ses poils de nez à moins d’y être obligé.

— Et si Kirielle refuse de se plier à ton plan ? finit par demander Zorian, lentement.

— Elle a neuf ans, rappela sa mère. Elle ne sait pas ce qu’elle veut.

— Elle ne va pas avoir neuf ans pour toujours, tu sais ? pointa Zorian.

— Oui, eh bien, nous continuerons cette discussion lorsqu’elle sera plus âgée, dit-elle fermement. Tu n’as pas non plus commencé à apprendre la magie à neuf ans.

Elle marquait un point, là. Honnêtement, il ne désirait pas insister sur le sujet plus que ça. Il avait simplement abordé le sujet afin de jauger sa réaction. Il ne s’était pas attendu à une telle réponse. En plus de ça, alors que Kirielle disait qu’elle voulait apprendre la magie, elle était également impatiente et volage. Qui savait si elle était capable de faire preuve de la discipline nécessaire pour devenir un mage, en premier lieu ?

D’ailleurs, la chose la plus importante, le mariage arrangé, était apparemment juste une chose informelle, et non un projet que les parents allaient presser coûte que coûte. Il ne pouvait pas prétendre avec assurance qu’enseigner la magie à Kirielle était une bonne idée, mais il savait qu’elle détestait cette idée de mariage.

— Bien, dit-il finalement. Je ne suis pas suffisamment informé pour prendre une décision immédiatement, alors je vais retirer ma voix pour le moment.

— Et tu peux me croire que tu retires ta voix ! balança sa mère effrontément, toujours outragée et colérique, plus visiblement maintenant qu’il ne la défiait plus ouvertement. Par tous les diables, qu’est-ce qui t’a fait croire que tu avais le droit de me conseiller en matière d’éducation ? Même ton père n’ose pas me dire comment élever ma fille, et toi, toi ! Un gosse immature qui n’a jamais été avec une fille, tu t’imagines que tu peux me dire quoi faire ?! Pourquoi ne pas faire une fille toi-même, si tu penses –

Ça allait prendre un sacré bout de temps, hein ?

Du coin de l’œil, il aperçut son père qui observait la scène, un sourire narquois et entendu sur le visage, mais n’osant pas en placer une.

Zorian soupira. Ouais. Ça allait définitivement prendre un sacré bout de temps.

 

___

 

 

— Alors, j’ai découvert une nouvelle fonction de l’orbe, annonça Zach.

Zorian s’arrêta de travailler sur la construction métallique en forme de fleur posée sur son plan et leva les yeux vers Zach.

— Que veux-tu dire, une nouvelle fonction ? lui demanda-t-il.

— Je veux dire, quelque chose de totalement étranger au palais mobile, essaya d’expliquer Zach en agitant l’objet devant lui. Regarde. Prends l’orbe et essaye de…

Il fallut un moment à Zach pour faire totalement comprendre à Zorian ce qu’il fallait faire pour activer cette nouvelle fonction. Après tout, la façon dont Zorian interagissait avec l’artefact était différent de celle dont Zach le faisait. Zach… n’avait pas à réfléchir. Il agissait d’instinct. Zorian devait prendre l’initiative et activer lui-même la chose pour obtenir une réaction.

Mais au bout d’un moment, il y parvint. Il se connecta à l’orbe exactement tel que Zach le lui instruisait, et se trouva immédiatement lié à… quelque chose. Une espèce d’espace vide, peut-être ?

— Bizarre, finit-il par conclure, à défaut d’autre chose.

— Ouais, confirma Zach. Je n’ai aucune idée de ce que ça fait, par contre.

— Moi non plus, ajouta Zorian inutilement, après quelques essais vains.

Il rendit l’orbe à Zach.

— Continue de jouer avec, dit-il. Tu auras sans doute plus de chance que moi.

D’ailleurs, Zach avait bien plus de temps libre pour ce faire. L’itération arrivait sur sa fin et il y avait encore tant de choses à faire…

 

___

 

 

La fin du mois approchait. En tout état de fait, Zorian le considérait comme l’un des plus productifs qu’il eût vécus.

L’étude du portail stabilisé volé aux Ibasiens fournit bien plus de résultats qu’il s’était attendu à en recevoir. Il savait maintenant que des méthodes absolument pas conventionnelles avaient été usitées pour créer cet objet – au lieu de graver les formules nécessaires dans le cadre, les Ibasiens avaient littéralement sculpté le cadre, qui se trouvait être un amalgame de filins formant des formules. Ils durent éplucher la structure, couche après couche, afin de pouvoir archiver leur formation avant de l’étudier. Malheureusement, bien que de nombreux chercheurs talentueux eussent été invités, ils ne parvinrent pas à comprendre le fonctionnement du tout. Peut-être que si la structure dimensionnelle avait toujours été active… mais dans cet état, pas une chance.

Pourtant, c’était un début. Une quantité de travail fondamental avait été achevée, et les analyses futures de l’artefact ne pourraient que s’en trouver facilitées. Il était sans doute de bon ton qu’ils n’eussent pas pu arracher le portail actif durant cet essai. S’ils l’avaient pu, ils se seraient sans doute trouvés trop timides pour le peler comme ils l’avaient fait, et quelques avancées cruciales n’auraient pas été faites.

L’interrogatoire de Sudomir fut également un succès. Bien sûr, il savait tant de choses qu’Alanic avait accepté de le kidnapper dans de futures itérations également, mais même leurs gains actuels étaient considérables. Par exemple, Zorian découvrit enfin ce qui se cachait sous ces étranges transformations.

Tandis que Sudomir était un mage très talentueux en matières de barrières et d’âme, et qu’il touchait également de près ou de loin à de nombreux autres domaines, il n’était pas très convaincant en tant que combattant. Il en était parfaitement conscient, et avait décidé de pallier à cette vulnérabilité en devenant un métamorphe.

 

Mais il s’était montré trop confiant et avait atteint un niveau qu’il ne pouvait maîtriser. Plutôt que de choisir une créature spécifique avec laquelle fusionner son âme, il avait décidé de rassembler plusieurs créatures magiques en une espèce d’abomination qui combinait théoriquement les traits de tout ce beau monde… et il avait fusionné avec ça.

Selon Alanic, il était déjà incroyable que le rituel n’eût pas transformé Sudomir en quelque chose de complètement débile ou fou furieux, dément ou sénile, une masse de chair qui ne comprendrait plus rien à ce qui l’entourait ou ce qu’elle était. Mais le rituel qu’il avait créé n’était qu’un échec partiel – la transformation était presque incontrôlable, l’obligeant à la réprimer de force à tout instant. Mais lorsqu’il se trouvait dans des situations très stressantes ou chargées en émotions, son contrôle commençait à dévier inévitablement, et l’abomination engloutissait son âme…

Pourtant, tandis que le rituel de métamorphose était incomplet sur beaucoup de points, il lui donna sa résistance type, signature du personnage. L’une des créatures qu’il avait utilisées était un troll, une autre un dragon. Trois de plus étaient similairement difficile à tuer. Zorian frémit à l’idée de ce qui pourrait arriver si Sudomir parvenait à se transformer totalement en sa forme composite.

Ils apprirent autre chose : il existait des personnes liées au Culte du Dragon du Dessous qu’ils avaient manquées jusqu’alors, malgré toutes leurs enquêtes. Techniquement, parce qu’ils n’étaient pas des cultistes ; en fait, ils se séparaient volontairement et autant que possible du culte, afin de paraître aussi clairs que possible si quelqu’un devait un jour s’intéresser à eux. Cette liste incluait un certain nombre de juristes et avocats, politiciens de bas niveau et même un juge respecté. Le temps manquait pour se pencher sur leurs cas, et Zorian était sûr qu’ils n’étaient pas assez importants pour comprendre l’invasion aussi bien que lui, mais il se laissa une note mentale afin d’enquêter sur ces gens quoi qu’il en fût. Juste pour le principe.

Et le jour du festival d’été finit par arriver… et l’invasion ne se produisit pas. Les Ibasiens continuèrent d’évacuer les lieux, le Culte du Dragon du Dessous n’osa pas entamer le moindre mouvement hostile, et le Primordial piégé dans sa prison dimensionnelle n’en sortit jamais.

L’itération prit fin malgré tout, et Zorian s’éveilla à Cirin, Kirielle lui souhaitant son sempiternel bonjour…

Raka
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