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Chapitre 76 — Une gaffe critique

 

Ce soir-là était agréable, des vents frais soufflant dans les rues de Cyoria sous une lune qui brillait intensément dans les cieux. Zorian se sentait revigoré, quand bien même in frissonnait un peu, et songeait à la vie. C’était intéressant, se disait-il, que même après toutes ces années passées à l’intérieur de la boucle temporelle, quelques expériences si simples lui avaient jusqu’alors échappées.

Se faire jeter hors d’un salon de thé parce qu’il dérangeait les autres clients, par exemple, était une nouveauté inattendue.

Il jeta un coup d’œil sur le côté où Daimen et Fortov se faisaient actuellement face de manière sauvage, chacun regardant l’autre avec intensité et sérieux. Il n’était pas en colère, pour tout dire. Oui, se faire mettre à la porte avait été quelque peu embarrassant, mais ce n’était pas si dérangeant. Ce qui le dérangeait vraiment, c’était que même après créé cette commotion, ces deux-là n’avaient toujours pas compris d’où venait le problème. Honnêtement, ces frangins…

— Écoute, Fortov… commença Zorian avec précaution. Je comprends que tu sois furieux contre Daimen, mais tu ne fais que tu tirer dans le pied, là. Daimen est venu te voir parce qu’il veut savoir pourquoi tu es dans cet état. Si tu veux te débarrasser de lui, déballe-lui le problème et il s’en ira. Enfin, probablement.

— Ne commence pas, le prévint Fortov en lui lançant un regard de travers. Tu l’as aidé à monter ce plan foireux, hein ?

— Je ne t’ai pas demandé de venir me chercher, il me semble, remarqua tranquillement Zorian. Tu as décidé ça tout seul, et personne ne t’as forcé à rester et hausser le ton avec ton frère, d’ailleurs. Tu aurais très bien pu faire demi-tour au moment où Daimen est apparu. C’est ce que j’aurais fait, à ta place. Le fait que tu sois toujours là montre bien que tu veux que Daimen comprenne pourquoi tu en as après lui.

Pendant une seconde, Fortov observa Zorian, une expression de marbre sur le visage ; C’était un air parfaitement étranger à l’habituel social Fortov.

— Je veux tellement t’en coller une dans la gueule ici et maintenant, espèce de trou du cul arrogant, finit-il par cracher. Mais je suppose qu’il y a une logique certaine dans ce que tu dis, alors je vais me retenir… pour l’instant.

— Enfin, marmonna Daimen, juste assez fort. Tout cette mascarade, refuser de me dire ce qui ne va pas, je me disais presque que tu étais devenu une femme pendant mon absence.

Fortov lui envoya un autre regard hors de lui, auquel Daimen réagit en levant les yeux au ciel. Heureusement, ils ne se remirent pas à hurler. Il semblait que Fortov eût réussi à juguler sa rage.

— Ok, donc, juste avant que la gentille serveuse nous demande de quitter les lieux, je crois me souvenir que tu expliquais que tous tes problèmes à l’Académie étaient la faute de Daimen ? entama Zorian tant que le fer était chaud – il était dans son intérêt d’aider Daimen et d’obtenir sa réponse maintenant, où il allait très certainement devoir recommencer ce jeu pendant les itérations à venir.

— Ce qui est ridicule, intervint ce dernier. Nous n’avons que si peu interagi l’un avec l’autre au moment où tu as rejoint l’Académie à Cyoria.

— Oui ! s’écria Fortov en pointant son index vers Daimen, comme s’il cherchait à le poignarder à distance, avant de répéter son geste pour plus d’emphase. Oui, c’est exactement ça, mon problème !

— Quoi ? bafouilla Daimen, qui ne comprenait pas.

— Tu ne sais même pas de quoi je parle, constata Fortov en secouant la tête. Je pense que c’est ce qui m’énerve le plus dans tout ça. Tu ne te souviens même pas ! Tu as complètement oublié ta promesse !

— Qu… Quelle promesse ? bégaya Daimen.

— Tu étais supposé m’aider ! explosa Fortov, pointant cette fois son doigt directement contre le torse de son frère, avant de le frapper du poing. Tu t’en rappelles ? Je suis venu te voir avant de m’inscrire, et tu m’as dit que je pouvais compter sur ton support si je rencontrais la moindre difficulté à l’Académie, et tu me l’as confirmé… Tu as dit que je pourrais toujours venir te voir si j’avais besoin d’aide, et c’est ça, le problème !

Daimen fit la grimace.

— Oh, lâcha-t-il faiblement. Ça.

— Oui, ça, répéta Fortov d’un air exagéré. J’étais si idiot de t’avoir fait confiance. À quoi sert une promesse comme celle-là quand on est toujours occupé avec quelque chose d’autre, injoignable et qu’on se dit trop épuisé quand ce n’est pas le cas ? Tu as probablement oublié cette promesse au moment même où tu l’as faite… Si tu l’as faite avec le moindre grain de sérieux, pour commencer.

— J’ai fait cette promesse de bonne foi, protesta Daimen. Il s’est simplement avéré que j’ai eu des opportunités professionnelles, trop juteuses pour être refusées. Tu ne penses pas qu’il est déraisonnable de ta part de t’attendre à ce que je sabote ma carrière pour t’aider avec des devoirs de classe ? Je veux dire, tu aurais pu tout aussi bien demander à Zorian et…

Ses deux frères lui envoyèrent un regard meurtrier, qui le coupèrent net. Daimen réfléchit pendant quelques secondes avant de grommeler quelque chose d’inaudible, soit une prière rapide à un quelconque dieu, soit une insulte colorée, mais abandonna rapidement l’idée.

— Quoi qu’il en soit, reprit-il en toussant dans son poing. Je suppose que je t’ai fait faux-bord, en effet, je dois bien l’admettre. Cependant, dire que ça me rend responsable pour tes problèmes, c’est des conneries. Soyons honnêtes, Fortov… Que je t’aide de temps en temps n’aurait pas changé grand-chose, au final…

— Ce n’était pas censé être de temps en temps, espèce d’enflure…

Zorian recula sur le côté en secouant la tête. Tandis que les minutes s’écoulaient, il devint évident que cette promesse incarnait un sens tout différent pour Daimen et Fortov. Fortov, avait compris que Daimen l’aiderait de façon bien plus soutenue, à la manière d’un professeur privé. Bien qu’il ne l’eût pas dit ainsi, Zorian comprit ses explications pour ce qu’elles étaient : il s’attendait à monter dans le bus « Daimen » pendant toute la durée de son éducation. Daimen, d’un autre côté, avait probablement fait cette promesse sans trop y penser, pensant qu’il allait s’agir d’une simple formalité. Il s’était évidemment attendu à ce que son frère vînt le voir une fois tous les quelques mois pour lui poser l’une ou l’autre question, ou parler des filles, ce genre de choses.

De façon assez amusante, il avait fini par ne même pas avoir ça…

— Tu ne vois pas que tu es totalement abusif ? reprit Daimen en gesticulant grandement. Est-ce que tu entends seulement ce que tu dis ? Tu t’attendais à ce que je fasse les trois quarts de ton travail à ta place, voilà ce que tu me dis ! C’est complètement ridicule !

— Il a raison, ça l’est, commenta Zorian en hochant sagement la tête.

— Je décrivais juste un cas idéal, j’aurais été heureux avec rien qu’une fraction de ça ! renvoya Fortov. Et ça n’a pas d’importance, parce qu’au bout du compte, je n’ai rien eu du tout ! Tu m’as fait une promesse vide que tu as aussitôt oubliée ! C’est une chose que seul un connard ferait, peu importe la façon dont tu tentes de te justifier.

— Il a raison, ça l’est, commenta Zorian en hochant sagement la tête.

— La ferme, Zorian ! s’écrièrent-ils tous deux d’une seule voix en se tournant vers lui, des éclairs dans les yeux.

Zorian prétendit reculer d’un pas sous le coup du choc, mimant un bon coup dans le coin du menton, avant de mimer une bouche cousue.

Quant aux deux autres frères, ils échangèrent un regard avant de décider de se calmer. Zorian aurait aimé prétendre qu’il s’était agi de son plan dès le départ, mais pour dire vrai, il se contentait de se foutre d’eux, et c’était diablement amusant.

— Mais sérieusement, tu deviens fou, là, conclut Daimen, un peu plus calmement cette fois. J’ai compris que tu as des problèmes avec tes études, mais –

— Mec, tu ne comprends juste pas, se plaignit Fortov, le coupant net. Cette ville, cette Académie… C’est au-dessus de mon niveau. Je le sais. Je l’ai toujours su. Je connais mes limites. Je ne suis pas aussi malin que toi ou Zorian…

— Tu es largement assez intelligent, Fortov, trancha Zorian. Tu es juste paresseux.

Fortov ne tenta même pas de le contredire, mais Daimen lui offrit un long regard réprobateur.

— Je pensais que tu allais garder le silence ? lui lança-t-il.

— J’ai menti, renvoya Zorian dans un haussement d’épaules.

— Peu importe, renchérit Fortov en soupirant profondément. Je ne suis pas aussi doué que vous deux. Contents ?

Zorian lui fit signe de la main, l’incitant à continuer.

— Ce que je veux dire, c’est que j’ai uniquement accepté de m’inscrire parce que Daimen a dit qu’il m’aiderait. Si j’avais su que j’allais devoir faire ça seul, j’aurais dit à maman et papa de m’envoyer ailleurs. Dans un endroit moins… prestigieux. Mais ils ont tant poussé pour ça, en me disant quelle belle opportunité c’était, et je pensais… Eh bien, au moins, mon génie de grand frère sera là pour m’aider à m’en sortir…

Zorian ne répondit pas, attendant patiemment que l’un des deux continue la conversation. Il ne ressentait pas vraiment de compassion pour les malheurs de Fortov. Daimen pouvait bien sûr se sentir un peu coupable pour la façon dont les choses avaient tourné, mais tout ce que Zorian voyait était ce qu’il avait toujours vu en Fortov – une paresse de merde venant de quelqu’un qui cherchait à refiler ses responsabilités à un autre à la moindre occasion. Il s’amusa d’un humour noir lorsque tous deux décidèrent de prendre un peu de recul pour se revoir d’ici une semaine… Ce qui n’arriverait jamais, Daiment le savait très bien.

Enfin, ce n’était pas le problème de Zorian. Bien sûr, jusqu’à ce que Fortov eût quitté les lieux et que Daimen tenta d’en fait son problème.

— Non, Daimen, je ne vais pas enquêter sur le pourquoi et le comment des échecs de Fortov afin d’assembler un programme de tutorat pour lui, annonça clairement Zorian.

— Pourquoi pas ? Tu l’as fait pour Kirielle, et pour ton amie, rétorqua Daimen. C’est ton frère, Zorian.

— Et il est le tien aussi. Désolé, mais tu ne peux pas me refiler le bébé comme ça. Les habitudes de maman m’ont totalement immunisé à ce genre de culpabilité frauduleuse, annonça Zorian sans aucune passion. J’en ai marre, et je suis épuisé de devoir passer derrière lui de temps à autre. Le faire tout le temps ? Hah, et pourquoi tu ne le ferais pas, une fois dans ta vie ? C’est toi qui as fait cette promesse, non ? Tu ne penses pas qu’il est de mauvais goût d’essayer de me faire porter le chapeau, maintenant ?

— Le mois est sur le point de se terminer, quand donc dois-je t’en parler, si ce n’est maintenant ? protesta Daimen. Et je ne conserve pas les souvenirs des temps perdus comme toi, voilà pourquoi je ne peux pas le faire.

— Mais tu peux te laisser des notes à la fin de chaque mois et travailler sur le problème de la sorte, contra Zorian. Tu le fais déjà pour tenter de trouver comment contraindre les parents à accepter ton mariage avec Orissa, alors je ne vois pas pourquoi ça ne s’appliquerait pas pour ça également.

Daimen fronça les sourcils, soit parce qu’il n’aimait pas l’idée ou parce que ça lui rappellerait à quel point il avait échoué dans son rôle de grand frère et à les convaincre.

— C’est ton frère, Daimen, siffla Zorian, lui renvoyant ses mots d’un revers.

— Ugh, grogna Daimen. Tu peux être tellement dégueulasse, parfois… Bon, tu as gagné. Je suppose que ça doit être moi. Mais je vais avoir besoin que tu m’accordes une petite faveur.

 

___

Une itération se termina, une autre lui succéda. Zach et Zorian se rendirent immédiatement au domicile de Jornak, l’assommèrent, l’enlevèrent et fouillèrent la maison. Ils trouvèrent Veyers raide dans la chambre d’amis, exactement comme Jornak l’avait prétendu précédemment.  En utilisant sa perception des âmes et quelques techniques qu’il avait empruntées à Sudomir – il était peu surprenant que les nécromanciens eussent possédé une connaissance approfondie des sorts analytiques supposés être utilisés sur les corps – Zorian détermina que le corps était dans une situation identique aux Aranea sous Cyoria.

Normalement, lorsqu’une âme était extraite de son corps, il restait des signes subtils dans la chair du décédé, et on pouvait s’en servir pour identifier la méthode employée. Mais ni les araignées ni Veyers ne présentaient le moindre indice du genre. C’était comme s’ils n’avaient jamais été que des poupées de chair dénuées d’âmes.

Ils s’étaient attendu à ce résultat, mais en avoir le cœur net était une agréable confirmation.

Après avoir examiné le corps, ils retournèrent auprès de l’avocat. Zorian s’était attendu à ce que le jeune homme se montrât ferme et ne répondît pas aux questions, mais la façon dont ils avaient fait irruption chez lui, l’avaient massacré avant de le ligoter et revenaient maintenant vers lui après avoir fouillé la maison sans aucun document officiel lui laissait quand même bien entendre qu’ils n’étaient pas vraiment du côté ordonné et prévisible de la loi. Ou peut-être était-ce son âge, également. Ces derniers temps, Zorian se sentait vieux dans son corps, et avait tendance à oublier qu’il ressemblait toujours à un adolescent. Jornak se montra bien plus soumis cette fois, trop terrifié à l’idée de ce qu’ils pourraient lui faire pour oser résister. Malheureusement, l’interroger à l’aide de potions de vérité et de la magie mentale ne révéla rien de plus. Tout était grosso modo comme il l’avait déjà expliqué, en plus du fait que Veyers était un informateur du jeune avocat en plus d’être un ami – il lui rapportait tout ce qui pouvait être intéressant concernant sa Maison, et ces informations allaient ensuite directement au Culte. Aussi, Veyers était, en quelque sorte, un espion de bas étage.

Finalement, Zach et Zorian s’assirent pour discuter de ce qu’ils avaient découvert et ce que ça signifiait sur l’identité de Robe Rouge.

— Alors, commença Zach. Nous avons confirmé que Veyers était soit Robe Rouge, soit directement connecté à lui. Son corps est une marionnette de chair qui ne possède pas d’âme, comme les Aeanea sous nos pieds. Soit Robe rouge a décidé de le tuer également, soit il est Robe Rouge et c’est ce qui arrive quand le corps du Contrôleur quitte la boucle temporelle. C’est juste ?

— C’est juste, confirma Zorian. De plus, le fait que Robe Rouge a trouvé judicieux d’effacer tes souvenirs de Veyers renforce son importance. Nous n’avons pas été capables de trouver quiconque d’autre dont la présence entière avait été parfaitement éradiquée de ta mémoire, alors quel que soit ce qui le lie à Robe Rouge, c’est énorme.

— Il a également une raison d’en vouloir à la ville, et d’aider l’envahisseur, même si c’est léger, ajouta Zach. Ouais, il peut totalement être Robe Rouge. Même sa taille et sa carrure correspondent à ce dont je me souviens, et on ne peut pas radicalement changer ces attributs physiques.

— Malheureusement, ce n’est pas une vraie preuve, fit Zorian en secouant la tête. Au niveau de compétence auquel on a affaire, ce genre de détail est facile à falsifier. Il ne faut qu’un sort de transformation.

— Eh bien, il m’a attaqué au tout début d’un mois, quand il était pressé et n’avait pas eu le temps de se préparer comme il fallait. Peut-être que ça lui est sorti de la tête ? Tu as une meilleure mémoire que moi, et tu l’as vu de très près… Est-ce qu’il correspond à Veyers ?

Zorian y réfléchit profondément. Après un instant, il décida que Zach avait raison – Veyers avait la bonne taille, et pouvait parfaitement être ce qu’était Robe Rouge dans ses souvenirs.

— C’est comme tu dis, répondit-il lentement. Il correspond. Mais vraiment, pour en avoir le cœur net, nous devons découvrir ce qui arrive au Contrôleur une fois qu’il quitte la boucle temporelle. Ça nous en dira plus sur l’état de Veyers.

— Et comment est-on supposés faire ça ? gémit Zach. Ce stupide Gardien du Seuil refuse d’entretenir des hypothèses de la sorte. Nous avons déjà demandé ce qui se passait dans ce scénario, tu te rappelles ? Il a simplement insisté qu’une telle chose était impossible. D’ailleurs, nous ne savons toujours pas quelle méthode a été employée par Robe Rouge pour se barrer d’ici. S’il est une addition retardataire à la boucle, comme tu le prétends, il ne peut pas l’avoir fait de manière classique. Il aurait fait face au problème de son original possédant déjà une âme, et le Gardien aurait refusé de coopérer. Selon la méthode, la réponse à la question pourrait radicalement changer…

— Pas nécessairement, renchérit Zorian. Il y a une chose qui m’a toujours frappée, c’est l’honnêteté avec laquelle Robe Rouge semblait inquiété par le fait qu’il pût y avoir un grand nombre de voyageurs temporels. Ce qui veut dire qu’il connaissait une manière simple et rapide de faire entrer quelqu’un dans la boucle, et pensait qu’il était tout à fait plausible qu’une tierce personne l’eût utilisée à grande échelle.

— Il avait l’air certain que plusieurs voyageurs se trouvaient dans la boucle, en effet, répéta Zach en fonçant les sourcils. Je ne m’en souviens pas très bien, mais ce qui m’a frappé, moi, c’était que cette question était sa priorité absolue, lorsqu’il a fouillé ma mémoire, ce soir-là…

— C’est vrai, répondit Zorian. Et cette méthode ne peut pas être la même que celle par laquelle je suis passé, parce que c’est hautement dangereux pour le donneur du marqueur, et ça ne donne probablement pas des résultats constats, puisque ce n’est pas prévu. Et ça ne pouvait pas être quelque chose de trop compliqué à mettre en œuvre également, ou Robe Rouge n’aurait pas été si enclin à accepter que ç’eût pu arriver à tant d’individus…

— Alors, quoi ? s’impatienta Zach. Je suppose que tu as une sorte de réponse dans un coin de la tête, ou tu n’en ferais pas mention. N’essaye pas de rejouer ces bouquins de détectives avec moi, s’il te plaît. J’ai toujours trouvé les longues révélations finales tellement chiantes…

— Bon, alors je vais être direct, soupira Zorian face à ce casseur d’ambiance. Je pense que Robe Rouge utilisait un marqueur temporaire modifié afin de persister dans la boucle temporelle. Bien sûr, ils ne sont supposés durer que six mois, mais c’est probablement une restriction supplémentaire, plutôt qu’une condition inhérente au marqueur lui-même. Mon propre marqueur démontre plutôt clairement qu’ils peuvent être endommagés, voire modifiés. Peut-être qu’en l’endommageant de façon sélective, il a pu retirer cette fonction…

— Il doit y avoir des protections contre ce cas de figure, réagit Zach en fronçant les sourcils. Je doute que les créateurs de tout ce système auraient simplement permis aux gens de s’amuser à trafiquer leur marqueur.

— Peut-être… concéda Zorian. N’ayant vu aucun marqueur temporaire, je ne peux offrir qu’une simple spéculation. Mais pourtant, ça semble être la manière la plus probable et directe pour entrer dans la boucle temporelle.

Zach chercha ses mots pendant quelques secondes, avant de se contenter de hausser les épaules sans conviction.

— Bon… Très bien, soupira-t-il. Disons que tu as raison. Alors, quoi ? Comment est-ce que ça nous aide ?

— Eh bien, les marqueurs temporaires sont supposés être temporaires, appuya Zorian. Il y a probablement une fonction, un sort, n’importe quoi, qui s’active lorsque le temps est écoulé, afin que la personne qu’ils conservent intacte… disparaisse. Et ce qui s’active alors doit se produire même si la personne disparaît prématurément par une autre méthode.

— Oh ! s’écria Zach en se frappant le front. Bien sûr ! S’il est entré dans la boucle à l’aide d’un marqueur temporaire sélectivement endommagé, tout ce que nous avons à faire, c’est découvrir ce qui arriverait après son départ… En plaçant un marqueur temporaire sur quelqu’un et observer ce qu’il se passe lorsqu’il arrive à échéance.

— Exactement, confirma Zorian, dans un hochement de tête qui précéda un bref silence.

— Tu sais, reprit Zach assez rapidement. Je suis presque sûr que nous connaissons la réponse à cette question. La personne sera probablement recréée à partir de son schéma d’origine, comme si le marqueur temporaire n’avait jamais été là. Je n’en ai pas la preuve, mais c’est parfaitement logique.

— Et tu as certainement raison, affirma Zorian. Je n’en ai pas la preuve moi non plus, mais ça correspond au principe de la boucle temporelle servant d’entraînement répétitif au Contrôleur.

— Ce qui signifierait que Robe Rouge n’est pas Veyers, continua Zach. Robe Rouge aurait dû être redevenu une personne normale, avec aucun souvenir de ce qu’il a fait pendant ces années, et non un corps sans âme.

— S’il est vraiment entré dans la boucle temporelle à l’aide d’un marqueur modifié, c’est probablement le cas, opina Zorian.

— Hmm, soupira Zach, perdu dans ses pensées, tapotant ses doigts contre son menton. Alors imaginons une seconde que Veyers est juste un maillon faible. Je pense toujours qu’il est Robe Rouge, mais peu importe – ta théorie semble plausible. À qui est-il lié ? Jornak ? Est-il Robe Rouge ?

— Il pourrait l’être, je suppose, hésita Zorian. Je veux dire, je n’ai aucune preuve, et l’homme n’est pas très impressionnant…

— Nous ne l’étions pas non plus, avant que la boucle nous change, fit remarquer Zach.

— C’est vrai. Je ne dis pas qu’il est impossible qu’il soit Robe Rouge, juste que je vois rien qui puisse appuyer l’idée.

— Veyers avait-il d’autres amis ou associés, mis à part l’avocat ? proposa Zach.

— Je pense bien que oui, mais Jornak ne sait rien de ces éventuelles personnes, expliqua Zorian. Veyers n’aimait pas parler de sa vie privée et Jornak ne l’y a jamais poussé. Le fait qu’il ait choisi de trouver refuge ici peut perturber notre estimation du lien qui les unissait : ils n’étaient pas vriament proches. Jornak s’est en réalité trouvé surpris quand Veyers est venu frapper à sa porte, et avait même imaginé refuser, au début.

Ils discutèrent de choses et d’autres pendant encore une heure, et finir par décider qu’il n’y avait plus rien à dire pour l’heure. Ils interrogeraient Jornak en profondeur dans les jours à venir, afin de peut-être illuminer le problème sous un nouveau jour. Ils prévoyaient d’utiliser des morceaux du corps du Veyers afin de s’adonner à quelques sorts de divination afin de traquer ses mouvements lorsqu’il était encore en vie. Ils allaient devoir faire ça avec la plus grande des prudences, à moins de vouloir se faire pister eux-mêmes par les enquêteurs de la Maison Boranova.

Au bout du compte, ils se rendirent dans l’une des tavernes les plus calmes et les moins fréquentées de la périphérie de la ville afin d’y boire un coup et de discuter de sujets plus sérieux. La serveuse regarda Zorian d’un air effaré lorsqu’il commanda un jus de fruits, et Zach se moqua simplement de lui. Mais Zorian s’en fichait, et décida de profiter de l’opportunité pour se plaindre du drame familial qu’il avait vécu le mois précédent.

— Oh, mec, ta famille est vraiment une catastrophe, ricana Zach. Ce n’est même pas marrant, sauf que ça l’est… Bien que je doive l’admettre, je me sens obligé de défendre Fortov quand tu expliques sa situation ainsi. Tu sais, je comprends pourquoi tu ressens… ce que tu ressens, mais nous autres ratés avons besoin de nous soutenir les uns les autres, tu sais ?

— Qu’est-ce que tu veux d – Oh ouais, tu étais un cancre toi-même, hein ? réalisa soudain Zorian avant de grimacer. Désolé, c’est sorti tout seul.

— Non, c’est bon, fit Zach en secouant la tête. Je ne me sens pas insulté. Un peu comme Fortov, je devais me trouver des excuses pour mes maigres performances. Mais j’ai compris, entre temps, que ce n’était rien de plus que ça : des excuses. Peut-être qu’il va apprendre aussi, un jour, qui sait ?

— Peut-être, accepta diplomatiquement Zorian.

Zach répondit en avalant une large rasade de sa chope de bière et s’affala contre le dossier de sa chaise, ravi.

— Tu sais, à chaque fois que je pense à ce que mon futur aurait été sans cette boucle temporelle, je me sens à la fois furieux et horrifié, lança-t-il en observant le plafond, les yeux perdus dans le vague. Ça fait si longtemps, mais je me souviens comme si c’était hier… La façon dont je vivais dans une maison vide, à moitié abandonnée, entendant constamment à quel point j’étais censé reconstruire ma Maison à partir de ruines, et je me sentais totalement fou. Comment allais-je faire un truc pareil ? J’ai fini par décider que c’était une tâche impossible et je me suis mis à y investir le minimum d’efforts qu’il m’était possible de fournir, tout en tentant d’être heureux. Mais eh, c’était cool ! J’avais plein d’argent ! Je veux dire, c’est pour ça que Tesen a viré tous les servants et vendu nos affaires, tu sais ? Alors peu importe si je n’étais pas bon à l’Académie et si je ne possède aucune compétence professionnelle. Tout ira bien… Tout ira juste très bien !

Zach termina sa bière d’une traite et la frappa violemment contre la table en bois bon marché. Les employés de la taverne se tournèrent tous vers lui, et pendant un instant, Zorian eut la fâcheuse impression qu’ils allaient se faire jeter dehors – il commençait à avoir l’habitude. Au bout du compte, ils secouèrent la tête et retournèrent à leur travail. Ce n’était clairement pas une occurrence rare dans le coin.

— Je m’énerve à nouveau, s’expliqua Zach sans avoir été interrogé à ce sujet. Je ne devrais pas parler de ça pendant que je bois.

Zorian se gratta la joue, ne sachant trop que dire. Il regrettait avoir parlé de Fortov, maintenant…

— Tu sais quel est le problème, quand on fait équipe avec toi ? lui demanda soudain Zach, le fixant droit dans les yeux. Je ne peux pas commencer un mois en fracassant Tesen jusqu’à l’os. Tu sais, je faisais ça, de temps en temps, pour passer mes nerfs.

Zorian s’en souvenait très bien. Et ça arrivait plus souvent que de temps en temps, ce qui menait à chaque fois à un grand nombre de question au sujet de Zach et de ses motivations.

— C’est probablement pour le mieux, lui dit Zorian. Tu pourrais bien développer de mauvaises habitudes à continuer ainsi, et finir fugitif pour une raison de merde, une fois hors de la boucle temporelle. Ce serait une fin plutôt triste de finir tout ça, non ?

— Je suppose, hésita Zach. Mais c’était si satisfsaisant…

Zach baissa les yeux sur la chope vide pendant quelques secondes, comme s’il réfléchissait à la possibilité de s’en faire servir une autre, avant de soupirer et la pousser sur le côté. Bien. Zorian préférait ne pas avoir à gérer un Zach bourré.

— Qu’est-ce que tu comptes faire au sujet de Tesen, de toute façon ? lui demanda Zorian. Une fois tout ça terminé, je veux dire.

— Et quoi d’autre ? Je vais le poursuivre en justice jusqu’à ce qu’il ne lui reste même plus son slip sur le cul, annonça Zach, finalement déjà bourré. Il est peut-être puissant et possèdes des relations, mais j’ai toujours des amis bien placés et il s’est montré plutôt téméraire. Il a outrepassé la loi quand il m’a retiré mon héritage, et je ferai de mon mieux pour le faire payer au travers des voies officielles. Si ça ne fonctionne pas… Eh bien, je n’aimerais pas en arriver là.

— Je vois. Je ne t’ai pas vu effectuer la moindre recherche sur le sujet, cela dit.

— J’ai déjà fait tout ce que je pouvais il y a longtemps. Tout est prêt. J’ai toutes les preuves dont j’ai besoin, je sais comment l’empêcher de remarquer ce que je vais entamer, je ne peux me permettre d’embaucher les putain de meilleurs avocats du pays. Il n’y a rien de plus à faire au sein de la boucle temporelle. Ce genre de cas légal prend des années à se désentortiller, pas quatre semaines. Pourtant, un bon départ compte pour beaucoup et tous les juristes auxquels j’ai parlé m’ont assuré une excellente chance de gagner.

— C’est une bonne chose, acquiesça lentement Zorian. Bien que je suspecte Tesen et sa faction de ne pas se limiter aux simples moyens légaux, lorsqu’ils tenteront de te massacrer.

— Je sais, répondit Zach en déchirant un sourire d’un côté à l’autre. Mais tu me connais. Je cours vers le danger. Laisse-les venir. Ils ne feront que me donner encore plus de motifs, et une bonne raison de leur péter la tronche à tous.

— Je peux faire quelque chose pour t’aider ? proposa Zorian.

— Probablement pas… C’est principalement un boulot pour avocats, pas pour… notre genre. Une fois que j’aurai lancé l’affaire, il faudra juste que je m’assure que l’argent continue à entrer, et que je contrecarre les tentatives d’assassinat qui auront lieu sur ma personne. Mais nous verrons. Rassure-toi, je ne suis pas assez con pour ne pas demander de l’aide si j’en ai vraiment besoin.

La conversation mourut peu à peu après ça, et chacun rentra chez lui. Les jours qui suivraient allaient être bien emplis, et nécessiteraient beaucoup de préparation et de prévision.

Il était temps de rendre une nouvelle visite à la sorcière… et cette fois, ils prévoyaient de la convaincre sérieusement que la boucle temporelle était une réalité.

 

 

___

Lorsque Zach et Zorian se montrèrent à la base secrète de Lac d’Argent, ils le firent en possession du sac d’œufs de Chasseur Gris et de la salamandre géante qu’elle convoitait. Les œufs avaient été acquis de l’exacte même manière que précédemment ; quant à la salamandre, ils se contentèrent de se rendre à l’endroit où Zorian l’avait trouvée par le passé, et la cherchèrent à partir de là. Après deux jours entiers à fouiller le fond de la rivière et les diverses cachettes possibles alentour, ils la trouvèrent, enlisée dans la boue dans l’une des cavernes proches, presque indétectable si l’on ne savait pas ce que l’on cherchait. Sans un bon point de départ, ils ne l’auraient jamais débusquée.

Mais peu importait. Ils avaient amené les deux ingrédients qui faisaient tant saliver la sorcière, et Zorian avait créé la clé qu’elle lui avait appris à fabriquer. Ils chargèrent également un régiment de golems de combat dans l’orbe, prêts à sortir au moindre ordre, juste au cas où viendrait à… mal réagir à leur arrivée. Ce qui était entièrement possible, et inévitable. Ils n’avaient pas le temps de traîner, cette fois.

— Je suis prêt, annonça Zach en faisant tournoyer un bâton de combat entre ses doigts pour passer le temps. Vas-y, sonne, je t’en prie.

Zorian acquiesça et activa la clé entre ses mains. Rien de spécial ne se produisit, mais il était certain qu’il avait effectué l’action correctement. Maintenant, ils n’avaient plus qu’à attendre.

Ils durent patienter un sacré bout de temps, étonnamment, plus que la fois passée. Zorian était sûr qu’elle les étudiait de l’intérieur avant de décider de sortir, et cette fois, ils étaient venus plus armés et visiblement dangereux. Cela dit, elle finit par craquer et décida de les rencontrer. Le fait que les deux visiteurs se mirent à sculpter une statue géante à l’effigie de Zach par pur ennui, juste à l’extérieur de sa maison, pouvait bien avoir été le facteur décisif.

— Comment diable avez-vous activé ce déchet ? demanda-t-elle immédiatement, les yeux plissés. Je n’ai jamais donné à quiconque une clé correspondante. Merde, je n’ai même pas fabriqué une telle clé moi-même. Suspect. Très, très suspect. Qui êtes-vous, tous les deux ?

— Pour répondre à votre dernière question, je suis Zach Noveda, et voici Zorian Kazinski. Nous ne sommes que d’humbles étudiants en magie venus vous présenter nos respects, à vous, légende vivante, la flatta Zach sans honte, ce qui lui valut un reniflement de dédain. Et puis, pour arranger un marché, je suppose. Ou devrais-je dire… renégocier celui qui existe déjà ? Après tout, c’est la deuxième fois que nous nous rencontrons ainsi.

— Je ne crois pas, non, lâcha la sorcière d’un air curieux. Je ne me souviens pas de vous. Je suis vieille, mais je vous garantis que je n’aurais pas oublié une paire de gosses aussi éhontés que vous. Je veux dire, j’aime plutôt bien ce genre d’attitude, mais seulement quand c’est dirigé à n’importe qui sauf moi…

— C’est simplement parce que votre mémoire ne vous permet pas de vous souvenir. Elle a été effacée proprement de votre esprit, expliqua Zorian sur un ton prudent. Rien d’inquiétant. Quoi qu’il en soit, voici un cadeau.

Zorian enfourna la main dans son sac à dos et en sortit une bouteille de brandy ainsi qu’une boîte de douceurs sucrées, qu’il tendit sans attendre à une sorcière surprise. Elle ne bougea pas, et observa les objets avant même de chercher à les attraper, comme s’ils pouvaient être empoisonnés.

— Un cadeau ? répéta-t-elle d’une voix qui ne trahissait pas la moindre émotion.

— C’est une coutume que d’amener des cadeaux lorsque l’on rend visite à quelqu’un, expliqua Zorian sagement. C’est une tradition importante.

Lac d’Argent sentit son visage fondre face à ces mots. Elle passa encore quelques secondes à scruter les biens avant de décider qu’ils étaient probablement sans danger. Elle les attrapa tous les deux et les fourra immédiatement dans l’une des poches de sa veste. Même si la lourde bouteille et l’énorme boîte de bonbons n’auraient jamais pu tenir là, eh bien… ils tinrent là.

Quelle utilisation nonchalante de la création de dimensions… Zorian ne put s’empêcher de se sentir un peu jaloux. Il ne serait pas capable de dupliquer ce tour, et ne savait même pas par où commencer pour… commencer. Il ne pouvait qu’augmenter l’espace de conteneurs rigides, et n’avait aucune idée de la façon d’utiliser une chose souple comme une poche en tant que base pour une dimension miniature. Il savait qu’il était déraisonnable d’espérer devenir aussi bon qu’elle après seulement un mois d’instruction, mais c’était un rappel plutôt brutal de la distance qui lui restait à parcourir pour égaler la maîtrise de la vieille.

Elle lui adressa un sourire auquel manquaient quelques dents, triomphante, savourant cette petite victoire pour ce qu’elle valait.

— Revenons un peu en arrière, voulez-vous ? demanda-t-elle, plus confiante cette fois. Vous avez dit que ma mémoire s’était fait effacer… ?

— Oui, confirma Zach. Vous voyez, il y a à peu près un mois, nous sommes venus vous voir, pour vous proposer…

Et Zach se mit à déballer la version résumée de ce qui était arrivé dans l’itération précédente, bien qu’il fut compliqué d’omettre temporairement l’existence de la boucle temporelle. Ils se disaient en effet que ça rendrait la sorcière méfiante et qu’elle ne goberait plus un mot ce qu’ils pourraient raconter, s’ils avaient commencé par ça. Aussi se contenta-t-il de narrer d’une façon générale ce qu’avait été leur marché, et la façon dont elle les avait instruits dans l’art de la création de dimensions, les envoyant de temps à autre lui dégoter quelques ingrédients totalement sans rapport avec quoi que ce fût.

Et ils ne se privèrent pas de faire les choses en grands. Lorsqu’ils expliquèrent la façon dont ils avaient offert les œufs à la sorcière passée, ils sortirent les précieux de l’orbe pour les lui montrer. Lorsqu’ils lui rappelèrent qu’elle leur avait annoncé avoir besoin de la salamandre géante pour compléter sa potion de jeunesse, ils sortirent le reptile capturé vivant pour qu’elle pût bien le voir.

Ses yeux brillèrent légèrement lorsqu’elle vit, côte à côte, les deux ingrédients qu’elle désirait plus que tout, mais resta silencieuse et immobile en continuant d’écouter leur histoire.

Lorsque l’histoire se déplaça à l’intérieur de la dimension de la maison, cependant, son expression changea clairement, et devint bien plus grave. Zorian avait commencé à utiliser la magie pour lui dépeindre des scènes illusoires directement tirées de sa mémoire afin d’illustrer ce qu’il racontait. Normalement, ce genre d’illusions ne représentait en rien une preuve formelle. Après tout, rien n’empêchait les illusionnistes de fabriquer des choses, et les souvenirs des gens tendaient à être flous la plupart du temps dans ces cas-là. Cependant, Zorian pouvait se souvenir d’une scène jusque dans le moindre petit détail, et ce n’était pas comme s’il pouvait inventer ce qui se trouvait à l’intérieur de la maison sans jamais y être allé. Il reproduisit l’image de son chaudron préféré jusqu’à la plus petite griffure, le nombre exact d’oignons séchés et de champignons qui pendaient aux étagères contre le mur… C’était une preuve des plus irréfutables qu’il s’était déjà rendu à l’intérieur, et qu’il avait eu tout le temps nécessaire pour retenir ce qu’il y avait vu, et ce, même s’il s’avèrerait qu’il mentait sur tout le reste. La sorcière ne pouvait pas nier ce fait.

— Stop. Stop, lui dit-elle soudain en agitant la main d’une manière exagérée, l’air totalement ébranlée par les images. Je… Il faut que je vérifie quelque chose.

Zach et Zorian restèrent sur le côté tandis qu’elle commença à lancer des sorts d’analyse sur elle-même, un après l’autre. Occasionnellement, elle s’arrêtait pour murmurer des suites de mots sans aucun sens, sans doute une langue Khusky que Zorian ne savait pas définir, avant de secouer la tête pour continuer à s’auto diagnostiquer.

Après en avoir fini, elle examina l’entrée de sa dimension et disparut sans un mot. Zach et Zorian patientèrent gentiment en gardant le silence. Elle revint vingt minutes plus tard, plus perturbée que jamais.

— Ce n’est pas logique, clama-t-elle très fort. RIEN de tout ça n’a de sens ! Ma mémoire va bien. Elle n’a pas été touchée. Je sais que c’est le cas, parce qu’il y a toujours, toujours des traces d’une telle action, et mon esprit n’en a trace. Pourtant, vous avez clairement été dans ma demeure, suffisamment longtemps pour pouvoir en retenir chaque recoin, pour trouver cette vieille pierre et triturer une clé que je n’ai jamais fabriqué moi-même. Sauf qu’il n’y a aucune trace d’effraction, pas même le moindre souffle, et il n’y a pas moyen, sous les cieux qui me servent de témoins, que j’ai pu laisser deux gamins comme vous entrer et l’oublier ensuite. Et votre histoire ! Quel tas de conneries ! Vous dites m’avoir vendu un sac d’œufs il y a un mois, pourtant, je ne vois aucune preuve de cette possession, nulle part ! Et maintenant, vous venez me voir avec un nouveau sac d’œufs, comme s’ils pouvaient être achetés dans le magasin du coin de la rue… Qui êtes-vous ? Et que se passe-t-il ici ?!

Elle ponctua sa tirade par un violent geste de la main, faisant apparaître deux géants humanoïdes de terre.

Des Élémentaux de Terre, et pas des mineurs… Cependant…

— Devrions-nous… ? questionna Zach.

Zorian acquiesça en silence et agita lui aussi la main, bien plus calmement, bien que ce fût principalement pour l’esthétique. Bon, peut-être était-ce la même chose pour la sorcière. Dans tous les cas, il se servit du temps gagné à agiter la main pour se projeter dans l’orbe, faisant apparaître à son tour une poignée d’énormes golems, tout aussi imposants que les Élémentaux.

— Nous ne voulons pas nous battre, dit-il aussitôt. Mais si vous insistez réellement, je vous guarantit que ça ne se terminera pas bien pour vous.

Plutôt que de lui répondre, Lac d’Argent frappa le sol du pied, faisant irradier de puissantes barrière de l’entrée de sa dimension. La structure enveloppa rapidement la zone toute entière, coupant leur possibilité de téléportation, emplissant les lieux de brouillard, étouffant leur capacité à manipuler le mana, dérangeant leurs âmes…

Et pendant qu’elle avait fait tout ça, Zorian avait fait de même. Il fouilla rapidement son sac à dos une fois de plus et y retrouva une pyramide sans pointe fait d’une pierre bleue, qu’il lança devant lui. Elle se fixa immédiatement dans les airs, des lignes dorées et des glyphes apparaissant soudain à sa surface. En une fraction de seconde, Zach, Zorian et les golems furent couvert d’un dôme de lumière jaune.

Les barrières de la sorcière s’écrasèrent sur le dôme… et furent immédiatement arrêtées net. La vieille peau était meilleure que Zorian dans une quantité de domaines, mais les barrières et protections n’était pas l’un d’eux. Loin de là. Sans même faire mention du fait que les barrières étaient toujours plus efficaces pour se défendre que pour attaquer.

Un silence tendu tomba sur la scène, les deux camps se fixant dans un immobilisme total. Après à peu près une minute, la sorcière soupira et ordonna à ses invocations de retourner à la terre, avant de faire disparaître les barrières qui l’entouraient. Une seconde d’hésitation plus tard, Zach et Zorian abaissèrent eux aussi leurs défenses.

— Eh bien… commenta Lac d’Argent, d’un seul coup détendue et amicale, avant de pouffer tout bas face à leurs visages sérieux et leurs postures menaçantes. J’ai vraiment perdu, cette fois, on dirait ? Je suppose que c’est ce qu’on gagne, à vouloir laisser les choses escalader jusqu’au combat. Je n’ai jamais été vraiment du genre à me battre, pour dire vrai. Je suppose que vous ne pourrez pas oublier ce qui vient de se passe, n’est-ce pas ?

— Oh, bien sûr, aucun souci, lui sourit Zach en haussant les épaules. C’est probablement mieux que rien de tout ceci ne soit arrivé, et il est encore mieux que cela n’arrive plus. Je donne rarement une troisième chance.

— Oh ? s’étonna-t-elle, en penchant la tête sur le côté comme un oiseau curieux. Oh, je vois. Bien sûr. Oui. Tout ce que j’ai vu ici est l’œuvre de ton ami, mais il n’est pas le spécialiste du combat. Toi, tu l’es. Et tu n’as pas encore fait le moindre mouvement jusqu’alors…

Elle secoua la tête, se parlant toute seule, d’un air atterré.

— Stupide vielle fille, faire ce genre de gaffes à ton âge… C’est comme ils disent : on apprend toute sa vie durant, et on meurt imbécile. Oh, bien qu’il risque de ne pas y avoir de mort pour moi dans un futur proche…

— Dans tous les cas, reprit Zorian en toussotant dans son poing pour regagner son attention. Je crois que j’ai une réponse aux inquiétudes dont vous avez fait part juste avant cette… petite incartade. Vous vous demandiez comment tout ceci était possible, n’est-ce pas ?

— Oui, confirma-t-elle directement. Je suis extrêmement curieuse à ce sujet.

— C’est ainsi, continua Zorian en créant une autre scène illusoire, celle décrivant le monde dans lequel ils vivaient, tournoyant gentiment dans les airs. Il existe un artefact, datant du temps de l’âge des Dieux, capable de prendre notre monde tout entier, en faire une copie parfaite, jusqu’au moindre petit détail existant, et en recréer une copie, à l’intérieur d’une poche dimensionnelle géante…

Étonnamment, une fois la moitié de l’histoire terminée, la sorcière commença à lancer une série de questions rapides et précises à propos du Portail du Souverain, le Gardien du Seuil, les mécanismes exacts de la boucle temporelle, et ainsi de suite.

— Très bien, tu peux arrêter, maintenant, finit-elle par dire en tapotant sa jambe squelettique de son doigt qui l’était tout autant. Je pense que j’ai saisi ce qu’il se passe. Dans la globalité, en tout cas. Et si j’ai raison, il y a un moyen très simple de vérifier si vous me dites la vérité.

Zach et Zorian tendirent les oreilles.

— Oh ? s’excita Zach.

La sorcière ricana de la moitié de ses dents, assurément délectée par le fait qu’elle sût quelque chose qu’ils ignoraient. Ou au moins le pensa-t-elle : Zorian n’allait pas lui donner ce plaisir avant d’avoir entendu ce qu’elle avait à dire. Pour tout ce qu’il en savait, elle pouvait très bien tenter de panser sa fierté blessée.

— Dites-moi, murmura-t-elle sur un ton mystérieux. Avez-vous déjà entendu parler… des Primordiaux ?

Raka
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10 thoughts on “MoL : Chapitre 76

  1. Merci pour le chapitre. J’ai pas tout saisi sur le marqueur temporaire modifié, mais c’est pas grave. Ça reste très agréable à lire.

    1. En gros, un marqueur temporaire est censé durer 6 mois, puis disparaître.

      Ils pensent que la disparition est une « fonction » ajoutée au marqueur et qui se déclenche en temps voulu, et non quelque chose de natif qui fait « partie du marqueur » par défaut, donc qu’on peut altérer le marqueur temporaire pour supprimer cette fonction ajoutée, transformant donc le temporaire en définitif.

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