Chapitre 97 — Illusoire
Debout sur le toit du bâtiment, les deux groupes se fixaient en silence. La situation était déjà tendue dès le départ, et les menace de Jornak n’avaient rendu les choses que plus instables encore. Zorian suspectait que si l’un d’eux fît le moindre mouvement étrange, l’autre camp l’attaquerait et le rendez-vous dégénèrerait instantanément.
La seule raison pour laquelle ce n’était pas encore arrivé gisait probablement dans le fait que tous réalisaient qu’ils ne pourraient pas réellement blesser leur adversaire. Ils avaient choisi cet endroit pour une raison. Il était trop exposé, trop proche de trop de puissants mages qui veillaient à la sécurité de l’Académie, et trop lourdement protégé par des barrières dont personne ne connaissait les secrets. Si une bataille venait à éclater, il allait être compliqué d’infliger un coup critique et d’arriver à une conclusion pertinente. Même si un camp gagnait du terrain au cours du combat, leurs adversaires pourraient fuir quoi qu’il arrivât. En se battant, ils ne feraient que révéler leurs cartes maîtresses et les observateurs extérieurs ne pourraient qu’être plus conscients de la guerre qui se menait autour d’eux.
Zorian observa le caillou dans la main de Jornak tout en mesurant la menace qu’il représentait.
Les bombes n’étaient pas une surprise, bien que Zorian se fût attendu à ne pas les voir utilisées hors de Cyoria. Il avait imaginé qu’elles étaient censées être utilisées en tant que support de l’invasion elle-même, pas en tant qu’objet d’un chantage bidon. Quant à la menace de campagne d’assassinats qui pourrait déclencher une nouvelle guerre… Hé bien, Zorian n’était pas sûr de vraiment y croire. Comment Jornak avait-il réellement pu le tester ? Zach n’avait jamais mentionné de début de guerre au sein de la boucle temporelle, et il l’aurait remarqué s’il y en avait eu. Pour Zorian, Jornak ne faisait qu’émettre une hypothèse travaillée, basée sur les diverses informations qu’il avait rassemblées auparavant, et les conséquences restaient une question relativement ouverte.
Mais il ne fallait pas oublier que durant l’incident fatidique qui avait vu Quatach-Ichl mutiler l’âme de Zach et avait traîné Zorian dans la boucle temporelle, Zach avait fini dans le coma pour un certain temps… et il était probable que Zorian passât un certain nombre de mois dans le même état. Peut-être était-ce durant l’un de ces mois perdus que Jornak avait testé ses hypothèses.
Et puis il y avait Oganj. Le sinistre Dragon mage qui avait détruit une armée entière et l’un des Onze Immortels envoyés pour s’occuper de lui, le terrifiant Dragon qui avait menacé le nord d’Altazia pendant des siècles. Zorian était quelque peu mystifié par le fait que Jornak usât de ce nom si librement. Bien sûr, Oganj était un adversaire immensément puissant, même selon les standards des Dragons… mais Zach ne l’avait-il pas déjà tué une fois ? Il se souvenait clairement de toutes ces tentatives tournées en autant de suicides de la part de son ami.
Hmm.
Il tourna les yeux vers Zach. Ce dernier ne semblait pas aussi calme au sujet d’Oganj que Zorian l’attendait.
[Je loupe quelque chose, là ?] lui demanda-t-il. [N’as-tu pas déjà prouvé que tu pouvais le vaincre ?]
[Je ne suis même pas sûr de pouvoir reproduire ce haut fait dans la boucle temporelle, ne parlons même pas du monde réel,] lui renvoya immédiatement Zach.
[Tu dis que ta victoire était un coup de chance ?] s’étonna Zorian.
[Ce n’était pas un coup de chance,] répondit Zach, légèrement outragé par l’accusation. [Je l’ai battu à la loyale. Cependant, j’ai un peu, genre, forcé les choses et tiré avantage du fait que je pouvais apprendre et qu’il ne pouvait pas. À moins de le prendre par surprise, à moins de gérer le timing à la perfection, à moins de savoir quels sorts il utilise généralement et avec qui il va contrer les miens… je ne suis pas certain de pouvoir le tuer face à face.]
Huh… Zorian n’entendait pas souvent ce genre de choses de la part de Zach. S’il y avait bien une chose pour laquelle son ami était doué, c’était le combat direct. Mais en effet, son avantage principal, ses réserves exagérées de mana, n’était pas très lourd face à un Dragon. Tous les Dragons possédaient déjà une quantité de mana incroyablement élevée…
[Oganj est-il plus puissant que Quatach-Ichl ?] s’enquit Zorian.
[Même pas en rêve,] clarifia immédiatement Zach. [Il ne possède pas l’énorme variété de sorts de la liche, son corps est trop gros pour qu’il puisse se téléporter à outrance, et si on le tue, il reste mort. Le vieux sac d’os reste l’adversaire le plus puissant qu’on ait eu à affronter, et de loin. Pourtant, Oganj est un abruti de puissance. Et pire… Il a des élèves.]
[Des élèves ?] releva Zorian. [Genre, des Dragons ?]
[Non, des taupes. Ben oui, des Dragons, quoi d’autre ?] ironisa Zach. [Bien que les Dragons soient une espèce intrinsèquement solitaire, les mages doivent trouver un moyen de transmettre leur héritage à une nouvelle génération. Autrement, leurs traditions disparaitraient avec eux pour de bon. Pour cette raison, tout Dragon mage accepte occasionnellement un jeune Dragon comme élève afin de lui enseigner ce qu’il sait. Habituellement, un Dragon n’en possède qu’un à la fois, mais Oganj est trop puissant et confiant, plus que les autres. Il a actuellement deux disciples…]
Merde…
[Trois Dragons mages,] se lamenta-t-il. [Même si les deux disciples n’étaient que des débutants, c’est une mauvaise nouvelle.]
Trois Dragons travaillant de concert était déjà une cause de panique pour la plupart des gens. Et qu’ils fussent tous des mages en plus de ça en faisait un groupe terrifiant, qui ferait même réfléchir Zach et Zorian à deux fois.
— Avez-vous fini de discuter, vous deux ? demanda soudain Jornak. Juste pour que vous le sachiez, quand je dis que je peux recruter Oganj et son groupe, je ne veux pas uniquement parler de ses deux disciples. Voyez-vous, Oganj a commencé à contacter d’autres Dragons mages, et même des Dragons normaux. Vous ne le savez peut-être pas, mais les relations entre humains et Dragons empirent, Eldemar et les autres pays du nord poussant de plus en plus loin dans les étendues sauvages. Aussi solitaires qu’ils peuvent l’être, les Dragons sont loin d’être idiots, et ils savent où ça va mener. Certains d’entre eux se sont même demandés s’ils ne feraient pas mieux de se rassembler temporairement afin de mettre un terme à la menace humaine, et Oganj est une figure logique autour de laquelle ils se rallient naturellement. S’il agit contre Eldemar, il pourrait bien être suivi de vingt, peut-être trente Dragons.
Zorian ne put retenir un petit frémissement. Son premier instinct lui intima de traiter la menace de Jornak comme pure fantaisie, mais… Il y avait des précédents. Des attaques de Dragons de grande envergure s’étaient déjà produites par le passé. Habituellement lorsque les humains les attaquaient près de leurs territoires de reproduction, mais quand même.
Et trente Dragons ? Il faudrait une armée entière pour les arrêter… Sauf qu’une armée était largement moins mobile qu’un groupe de trente reptile géants, volants, et crachant du feu et lançant des sorts en plus de ça. Ce simple était de fait signifiait que le groupe d’Oganj pourrait avancer pratiquement sans être gêné et voler là où bon leur semblait, voire fuir une fois confrontés à une force suffisamment puissante pour leur infliger des dégâts, avant d’attaquer un endroit plus fragile. Il faudrait un groupe complet de mages ultra-puissants pour contrer une telle nuée de Dragons, et assembler un tel groupe prendrait des mois. Si Eldemar était tout à coup sous le coup d’assassinat ciblés visant ses dirigeants et que le continent entier était à deux doigts de la guerre… Peut-être ne l’assembleraient-ils même jamais.
Mais c’était intéressant, malgré tout. Quelques Dragons entretenaient des relations amicales avec les humains, mais Oganj n’était pas l’un d’eux. Considérant son passé antagoniste avec l’humanité, il ne pouvait être simple de le convaincre de travailler en collaboration avec Jornak. Pourtant, Zach était certain que la pierre était réelle, et servait à contacter le Dragon, ce qui signifiait qu’ils avaient probablement déjà trouvé un accord.
Il devenait apparent que, pendant que Zach et Zorian étaient concentrés sur l’accumulation de leur puissance et leurs compétences, Jornak avait passé le plus clair de son temps à enquêter sur l’état de divers pays et organisations afin de trouver la meilleure façon de les manipuler. Certainement une décision habile, si l’on considérait qu’il cherchait à changer les choses à un niveau continental, et peut-être recréer sa propre version de l’empire ikosien, lui à sa tête. La puissance personnelle seule ne suffisait pas pour ça.
À y réfléchir encore, il était probable que Jornak eût recruté les autres par pure nécessité. S’il avait commencé en tant que marqué temporaire, comme Zorian le suspectait, il était logique qu’il se fût concentré sur le besoin de faire exécuter ses plans par d’autres personnes. Il n’était pas un maître mage, et il avait un temps limité pour parvenir à ses fins, et s’entraîner lentement afin de devenir suffisamment doué pour faire les choses lui-même n’était alors pas une option.
— Tu sais, rien de ce que tu dis ne répond vraiment à ma question, fit remarquer Zorian. Reporter le conflit jusqu’au jour du festival d’été ne nous sert pas, d’aucune façon. Toi et la sorcière mourrez si vous ne libérez pas le Primordial avant la fin du temps imparti, et vous ne pouvez tenter le coup que ce jour-là en particulier. Alors il est tout à fait logique de vouloir retarder notre guerre. Cependant, Zach et moi avons toutes les raisons de pousser les choses et tenter de résoudre ce problème au plus tôt. Rien que tu ne puisses dire ne changera ça. Au bout du compte, tout ce que tu fais, c’est d’énoncer une paire de menaces et tenter de nous faire chanter afin que nous acceptions ton horrible marché.
— Oui, c’est entièrement vrai, avoua Jornak calmement, hochant lentement la tête. En vérité, je ne pense pas pouvoir gérer ce conflit, à la vitesse à laquelle il se développe. Cela ne fait que quelques jours, et nous levons déjà des drapeaux rouges un peu partout. À ce rythme, nous allons finir par mêler le gouvernement à tout ça, que nous le voulions ou non. Pas même la Guilde des Mages locales, aussi corrompue qu’elle soit, ne peut totalement calmer les vagues de ce qui se passe. Et si ça arrive, alors la libération du Primordial deviendra totalement impossible.
— Tu es en train de perdre, et tu es désespéré, lui lança Zach.
— Je ne l’aurais pas dit de cette façon, répondit prudemment Jornak. Mais c’est définitivement vrai que moi et la sorcière ne nous trouvons pas dans une position favorable. Nous avons passé un accord avec un Primordial afin de garantir sa libération ou mourir, et nous ne pouvons pas nous en extirper. Si nous ne libérons pas Panaxeth de sa prison à la fin du mois, nous sommes morts, tout le reste deviendra inutile. Mais si tout devait vraiment s’effondrer de la sorte, pourquoi ne vous tirerais-je pas avec moi vers le néant ? Si vous choisissez de m’acculer ainsi, je vais évidemment de montrer bien plus destructeur et revanchard. Me tourner vers des méthodes plus extrêmes.
— Zorian a raison. C’est juste du chantage pur et simple. Tu perds, et tu ne veux pas perdre seul, finit par lui renvoyer Zach.
— Je ne fais que donner voix à ma logique, rétorqua Jornak. Je pense qu’il est tout à fait sensé pour moi de laisser les choses escalader ainsi si nous continuons sur cette voie. Dans la situation actuelle, Eldemar peut, à sa guise, gérer la situation à Cyoria. Mais si je déclenche une autre volée de Guerres de Fractionnement tout en laissant un groupe de Dragons ravager le nord du pays… Eh bien, il se pourrait que ça leur donne quelque chose de plus urgent à faire. Et une petite chance supplémentaire de vivre est toujours plus intéressante qu’aucune chance du tout. Ne pensez-vous pas ?
Zach et Zorian ne répondirent rien à ça.
— Vous voyez, je pense que vous êtes raisonnables, continua Jornak, peu influencé par leur silence et leurs regards glacés, avant de devenir plus animé, plus gestuel. Vous n’avez pas immédiatement été informer la Couronne de ce qu’il se passait. Vous avez épargné la vie de Veyers, alors qu’il était clairement connecté à moi, même si vous ignoriez comment. Vous êtes venus à ce rendez-vous pour écouter ce que j’avais à dire. À la lumière de tout ceci, je pense que vous allez vous montrer raisonnables. Après tout, même si vous acceptez cette paix fragile, vous avez toujours une chance notable de stopper l’invasion à la fin du mois. Reporter notre affrontement final jusqu’à cette date peut être un peu sous-optimal pour vous, mais en rien catastrophique. Si vous me poussez trop loin, en revanche, nous perdrons tous.
— Si la situation était inversée, accepterais-tu ton marché ? demanda soudain Xvim, l’interrompant.
Jornak hésita pendant quelques secondes, bouche bée, avant de se décider en secouant la tête.
— Pas la moindre chance, admit-il.
Lac d’Argent se mit à glousser à cette remarque, un rire sec et qui semblait plus approprié pour une vieille peau que pour une jeune femme fatale.
— Alors comment peux-tu appeler ça se montrer raisonnable ? le pressa Xvim.
— Parce qu’ils ne sont pas moi, répondit simplement Jornak. Je ne l’accepterais pas parce que je me moquerais royalement de la mort et de la destruction, tant que la victoire serait mieux au bout du bout. J’accepterais tout ça comme le prix à payer pour obtenir ce que je désire, et je l’ai accepté il y a fort longtemps. Vous quatre ? Je suppose que vous êtes bien plus réticents à faire ce sacrifice.
Il avait… probablement raison. S’il s’était juste agi de Zorian et Xvim, peut-être qu’ils auraient pu se montrer plus froids, et totalement ignorer les menaces afin de continuer à lui mettre la pression, à lui et à son groupe. Cependant, il n’y avait aucune chance pour qu’Alanic et Zach pussent être d’accord avec ça. Spécialement le prêtre, qui se préoccupait clairement d’Eldemar – et pas uniquement son peuple, mais le pays lui-même également.
Pendant quelques instants, nul ne pipa mot, et Zorian discuta de la situation avec son group via télépathie. Jornak et les siens faisaient sans doute de même également, si l’on se fiait à leur langage corporel et les rapides regards qu’ils échangeaient parfois, bien que Zorian ne sût pas vraiment s’ils le faisaient eux aussi par télépathie ou s’ils possédaient un quelconque autre moyen.
Probablement quelque chose d’autre, puisque tous trois étaient sous l’effet de l’Esprit Vide.
C’était une bonne chose qu’il eût décidé de ne pas emmener Lance de Résolution, la matriarche Aranea, avec lui. Ses compétences télépathiques se seraient trouvées largement inutiles face aux personnes en face d’eux, et ses compétences dans d’autres formes de magies étaient relativement humbles. Elle ne pouvait pas se téléporter, ou s’envoler pour fuir. Si un combat éclatait, elle n’aurait été qu’un poids pour son groupe, incapable de contribuer grandement, incapable de prendre la fuite si besoin, et plus important, cible de prédilection pour Jornak et Quatach-Ichl qui souhaitaient la voir morte pour le bien de l’invasion.
Non, elle était plus en sécurité dans ses tunnels pour l’instant.
— Si nous acceptons, comment pourrions-nous être sûrs que vous ne viendrez pas demain pour demander encore plus de concessions, sans quoi vous balanceriez vos bombes un peu partout ? demanda finalement Zach.
— Comme nous l’avons déjà établi, cette paix est plus en notre faveur qu’en la vôtre. Pourquoi prendre un tel risque ? s’étonna Jornak, le sourcil levé. À mon avis, je devrais être inquiet. Vous avez toutes les raisons d’accepter aujourd’hui afin de préparer vos forces et m’attaquer dès que possible. Comment puis-je être sûr que vous n’allez pas agir ainsi ? Je ne peux pas. Tout ce que je pourrais faire, ce serait de mettre mes menaces à exécution.
Zorian fit claquer sa langue, frustré. Alors, cette paix était techniquement sans fondation, et pouvait s’écrouler à tout moment, si un camp tentait de pousser plus que ce que l’autre pouvait tolérer. Et il y aurait définitivement beaucoup de tentatives de ce genre, afin de tester les limites du camp adverse, c’était clair – si l’un ou l’autre trouvait un moyen de gagner un avantage en déshonorant le marché, il n’y aurait aucune hésitation.
— Des menaces, des menaces, et encore plus de menaces. Pour ta gouverne, si tu reviens plus tard pour en demander plus, je t’attaquerai immédiatement, au diable les conséquences pour le monde entier, lui balança directement Zach.
— Ce qui veut dire que nous avons un marché ? lui renvoya Jornak, un sourire semi-satisfait sur le visage.
— Ha ha ! Bien sûr qu’ils vont accepter ! s’invita soudain la sorcière, en sautant de sa chaise et s’étirant d’une manière exagérée, ignorant le regard ennuyé de Jornak pour s’avancer en souriant de toutes ses dents. Ils sont bien trop sensibles et émotionnels pour risquer une telle dévastation juste pour nous arrêter un tout petit peu plus tôt… mais plus important, ils ont récemment découvert que Zach aurait des problèmes à survivre à ce mois. Je suis sûr qu’il serait très agréable de se retirer du combat pour tenter de résoudre ce petit… inconvénient, n’est-ce pas ?
L’atmosphère se tendit d’un seul coup. Entendons encore plus qu’avant. Zorian avait toujours su qu’elle ne les aurait pas informés de la situation de Zach par simple caprice, et la raison principale semblait maintenant avoir été la préparation à cette paix. C’était comme elle disait : ils avaient besoin de temps et de ressources pour comprendre ce qui pouvait être fait, et il serait difficile de se concentrer à la fois sur Zach et sur leurs combats incessants contre Robe Rouge, à dépenser temps, argent et mana afin de garder l’avantage.
— Comment as-tu découvert ça, pour commencer ? demanda Zach d’un air dur, dirigeant la question vers Jornak – clairement, l’avocat été la source de l’information. Je veux dire, je ne le savais même pas moi-même, que j’avais fait un pacte avec les Anges, alors comment… ?
— Tu le savais, corrigea Jornak en secouant la tête. Les Anges ne t’ont pas dit qui ils étaient, mais tu n’es pas complètement stupide. Combien existe-t-il de puissances capables de faire ce qu’ils ont fait ? Tu as fini par comprendre et tu as fouillé toutes les archives religieuses afin de trouver un précédent. Et tu as trouvé. En fait, ces archives comprenaient des rapports de contrats angéliques du passé, beaucoup, beaucoup d’exemples. Même si aucun d’eux n’était directement applicable à ta situation, ils contenaient malgré tout un bon nombre de choses que celui sachant les lire pouvait exploiter. Tu me les as amenés, et nous avons travaillé ensemble afin de percer la nature exacte du contrat. Je n’oserais pas prétendre l’avoir totalement cerné, puisque je ne l’ai jamais vu de mes yeux, et que tu ne peux pas en parler, mais j’en sais assez.
Zorian n’en fut pas surpris. Lorsque le contrat été apparu suite à sa demande, il avait immédiatement remarqué qu’il était écrit dans des termes très légaux. Plus important, des termes modernes, familiers, du genre à pouvoir être trouvé sur n’importe quel document officiel d’Eldemar. Au premier regard en tout cas, ce contrait avait l’air d’un document que n’importe quel avocat banal aurait pu produire.
Ce qui signifiait que les Anges possédaient beaucoup d’expérience en création de contrats. Zach n’était probablement pas la seule personne qu’ils avaient choisi d’aider. Il devait y en avoir d’autres. Peut-être un bon paquet d’autres, et tous n’avaient peut-être pas un supplément magie divine. Peu importât la discrétion des Anges, des exemples de tels contrats devaient exister quelque part.
Et avec les contrats passés, trouvés dans les archives, un peu de créativité en répondant aux questions et un vrai avocat à consulter… il ne serait probablement pas impossible de comprendre ce qu’il se passait afin de trouver comment trouver un vide de procédure dans les restrictions Angéliques.
— Tu sais, continua Lac d’Argent, la libération de Panaxeth n’a pas à être réelle.
Zorian lui accorda un étrange regarde, suite à cette remarquer inopinée.
— Le contrat sous lequel nous sommes stipule que nous devons le libérer de sa prison, et voilà, fin de la mission, clarifia-t-elle. Si le Primordial se fait sceller immédiatement après, même si nous sommes ceux qui le faisons, le contrat ne pourra plus nous punir car il n’existera déjà plus.
— Ce qui montre simplement à quel point Panaxeth est confiant en sa capacité à tout gérer, y compris nous tous réunis, une fois hors de cette cage faite par les dieux, nota Zorian. Ne me dis pas que tu t’es imaginé une seule seconde avoir ce qu’il faut dans le ventre pour le renvoyer dans sa prison ? Je te croyais assez vieille pour être, au moins, un peu intelligente.
— Je ne suis pas sûr que tu le saches, mais les dieux ont placé de nombreuses conditions sur la prison de Panaxeth, et sur toutes les autres d’ailleurs, continua-t-elle sans relever l’insulte. Au moment où il sera dehors, Panaxeth sera extrêmement affaibli. Même lui n’est pas très sûr de l’état dans lequel il va émerger de tout ça. Si Panaxeth était au sommet de sa puissance, je serais évidemment une imbécile si je cherchais à le combattre. Mais s’il est assez affaibli, c’est tout à fait possible. Merde, ces cultistes tentent de prendre son contrôle ? Peut-être qu’ils ne sont pas si bêtes qu’on le croyait. Ils surestiment leurs capacités magiques, oui, mais s’ils possédaient un maître télépathe et des centaines d’Aranea —
— Non, la coupa Zorian, brutalement.
— C’était juste une idée en l’air, ne se laissa-t-elle pas perturber. Une pensée fugitive. Je ne pense pas que nous, mortels, puissions sérieusement contrôler une entité du niveau de Panaxeth, mais peut-être juste brouiller légèrement son esprit, suffisamment pour le pousser dans sa prison avant qu’il ne le remarque. Ne serait-ce pas génial ? Moi et Robe Rouge… désolée, Jornak… Je ne peux toujours pas croire que ce petit bâtard merdique m’ait menti… et que j’ai marché…
Zorian lui envoya un regard lui signifiant clairement qu’il n’en avait rien à faire de ses états d’âme et que si elle avait quelque chose à dire, c’était maintenant.
— Bref, si tu acceptais, alors ce combat pourrait être évité, tout bonnement. Nous pourrions nous extirper de notre pacte avec le Primordial, il serait scellé à la fin du mois, et au moins cette partie du contrat des Anges serait remplie. Nous n’aurions plus de raison de nous battre ou d’offrir notre aide à l’invasion. Tout est bien qui finit bien pour tout le monde !
— Je sais que je me suis montré silencieux durant toute cette rencontre, mais vous n’avez certainement pas oublié que je suis juste là, à vous écouter ? envoya Quatach-Ichl, les deux sourcils levés. Cette fin heureuse ne l’est très certainement pas pour moi. Et si je ne suis pas heureux, personne ne va l’être.
La sorcière fit une grimage mécontente, avant de regarde Jornak sur un air plein de reproche.
— Je t’avais dit qu’on n’aurait pas dû l’emmener, lui dit-elle tout haut. À quoi il sert, de toute façon ?
— En réalité, cela me fait penser à une chose qui me tracasse depuis un moment maintenant, intervint Zorian, s’immisçant dans leur conversation. Nommément, pourquoi Quatach-Ichl joue-t-il à ce jeu-là ?
L’ancienne liche tourna la tête vers lui, le regard curieux.
— Que veux-tu dire par là ?
— Ne voudrais-tu pas sérieusement que Jornak mette ses menaces à exécution ? expliqua Zorian. Pourquoi es-tu là, à aider à négocier cette paix ? Pourquoi ne pas volontairement saboter les négociations et laisser Jornak dévaster Eldemar autant que possible ? C’est pour cela que tu es là, non ?
— Ha, comprit Quatach-Ichl. Non. Non, pas exactement. Je tente de pousser le continent vers quelque chose de plus favorable pour Ulquaan Ibasa, pas de créer un chaos insoutenable et ingérable, imprévisible.
— Oh, c’est vrai, je m’en souviens maintenant. Tu tentes d’installer Falkrinea sur le haut du podium, annonça Zorian en prétendant réfléchir à voix haute – il fit également quelques gestes, qu’il espérait incompréhensibles pour tout le monde à l’exception de la liche, un langage corporel qu’il avait appris en voyageant en Xlotic et qui devait être opaque à quiconque n’y avait pas été. Pourtant, affaiblir Eldemar et les pays environnants ne pourrait que t’aider.
— Tu sembles en savoir long à mon sujet, nota Quatach-Ichl en le scrutant, intéressé. Nous avons dû interagir plutôt lourdement par le passé. Intéressant… puisque nous semblons être des ennemis naturels. Quoi qu’il en soit, je ne pense pas être d’accord avec toi sur ce point. Donc laissons tomber. D’ailleurs, pourquoi tentes-tu de me convaincre que je doive déclencher une guerre continentale, maintenant ? Cela ne devrait-il pas être opposé à tes buts ?
— Simple curiosité, conclut Zorian.
Jornak et Lac d’Argent les observèrent d’un air suspicieux, conscients que quelque chose d’autre s’était dit entre ces deux-là, entre les lignes de cette conversation sans aucun sens. Finalement, ils haussèrent tous deux les épaules avant de reprendre les négociations. Après tout, Quatach-Ichl ne pouvait pas les trahir pour… eux. Ils n’avaient aucun intérêt en commun, bien au contraire.
La rencontre se termina au bout d’une heure supplémentaire, passée principalement à menacer vaguement (et moins vaguement) l’un et l’autre camp, avant de finalement voir tout le monde tomber d’accord.
Il y aurait une paix temporaire. Longue ou pas, Zorian n’en était pas sûr. Il serait le premier à accepter de les trahir, à la moindre occasion lui permettant de gagner l’avantage. Jornak et la sorcière pensaient de même, c’était clair. Pour l’instant, en revanche, tout conflit ouvert entre les deux groupes fut mis en suspens.
Après le départ du dernier protagoniste, une fois les lieux redevenus calmes et déserts, deux silhouettes se téléportèrent et apparurent à nouveau.
L’une d’elles appartenait à Zorian.
L’autre, à Quatach-Ichl.
— Alors, commença la liche. Pour quelle raison m’as-tu demandé de revenir ici ?
— Je vais essayer de te faire abandonner tes projets d’invasion, lui annonça franchement Zorian.
Ce qui lui valut un sourcil levé très haut.
— Continue, proposa calmement le possesseur de ce sourcil.
— Corrige-moi si j’ai tort, commença alors Zorian, mais ta logique est la suivante : si le Primordial est libéré et dévaste les environs, les Anges vont finir par se montrer, avant qu’il ne puisse faire trop de dégâts irrémédiables. Après tout, tu as été témoin de leur puissance, et tu es certain qu’ils peuvent le faire. Alors, libérer Panaxeth dévasterait Cyoria, infligerait de lourds dégâts à Eldemar, mais n’aurait pas de vrai effet sur ton île, ou même le continent dans son ensemble…
Quatach-Ichl l’observa en silence, l’espace de quelques secondes.
— Je répète ce que j’ai dit plus tôt… tu sembles en savoir très long sur moi. Curieux. Très curieux. Je me demande à quel point tu as obtenu de l’aide, de la part de mon… autre moi. Mais c’est un sujet en suspens. Oui, c’est plus ou moins la situation telle que je la vois. Ai-je tort ?
— En fait, oui, lui rétorqua Zorian. J’ai invoqué un Ange, et lui ai parlé. Il ? Elle ? Arbre ? Machin ? Quoi qu’il soit.
Il attrapa le cube dans sa poche et le présenta à la liche. Il n’avait pas encore eu la chance de l’étudier et de tenter d’en déchiffrer les écritures, mais il espérait que Quatach-Ichl, expert auto-proclamé et mérité, serait capable de le reconnaître pour ce qu’il était.
Et ce dernier s’avança bien, pour l’étudier en silence. Il ne demanda pas à le toucher, et n’en aurait pas eu l’autorisation dans tous les cas, et finit par reculer d’un pas en prenant une profonde inspiration.
— Ce doit être un Ange de sacrément haut rang avec qui tu as parlé, dit-il, honnêtement impressionné. Mais encore une fois, vu la situation dans laquelle vous vous trouver, je suppose que ce n’est pas surprenant.
— L’Ange m’a parlé des activateurs mentionnés par la sorcière. Ce ne sont pas de simples pièges avec un effet local, comme un bouclier divin ou un sort qui se libèrerait sur le Primordial, expliqua Zorian en rempochant le cube. Ce sont des mesures de sécurité directement incrustées dans le cœur du monde… et les activer aurait des effets bien plus globaux que ce que tu imagines. Je ne suis pas certain de leur ampleur, mais il n’y a absolument aucune garantie qu’Ulquaan Ibasa soit épargnée.
Quatach-Ichl fronça les sourcils, mais attendit la suite.
— Et tout aussi important, continua Zorian, si le Primordial est libéré dans le monde, les Anges auront carte blanche pour y descendre également, et intervenir directement pour l’arrêter. À ce moment, ils prévoient également, d’après ses propres mots, de se montrer plus zélés et de corriger toutes les anomalies. Disons, quelques personnes s’étant échappées de la boucle temporelle, ou cette ennuyeuse liche qui, d’une, est au courant pour la boucle temporelle, et deux, est la raison pour laquelle tout ça existe…
— Je vois, répondit calmement la liche. Tu dis que les Anges vont me pourchasser si j’aide à libérer le Primordial.
— C’est exactement ce que je dis, confirma Zorian.
La liche le fixa intensément, comme si elle tentait de sonder son esprit pour y déceler une trace de mensonge. Zorian resta détendu, le regard plongé dans celui du mort-vivant en face de lui. Il était trop vieux et expérimenté pour se laisser perturber par ça.
— Je pense que tu exagères, décida finalement Quatach-Ichl, détournant le regard et tapotant nerveusement ses doigts contre sa jambe. Oui, il y a un danger certain que cela arrive, mais les Anges sont placés sous de nombreuses restrictions. Dans tous les cas, si j’étais si peureux, je ne serais pas là où je suis aujourd’hui. Tu sais, s’il est si génial d’être une liche, c’est en grande partie parce que tu peux prendre ce genre de risque insensé sans vraiment mourir pour de bon.
Oh, bon. Il aurait tenté le coup.
— Ne dis pas que je ne t’ai pas prévenu lui annonça Zorian, avant de se tourner pour s’en aller.
— Tu comptes évacuer tous tes proches vers Koth, n’est-ce pas ? Au domaine Taramatula ? lui demanda soudain Quatach-Ichl.
Zorian se tourna d’un seul coup pour lui faire face, les sens en alerte.
— Ne me regarde pas d’un air si choqué. La sorcière le sait, alors il est évident que nous également. Ne le fais pas. Jornak est parvenu à déconstruire mon portail de téléportation au sein de la boucle temporelle, ce petit malandrin de voleur. Alors même que nous parlons, il envoie un simulacre vers Korh afin d’y bâtir un portail. Si tu rassembles tout le monde là-bas, ils n’y seront pas en sécurité – tu ne feras que lui donner l’occasion de tous les capturer d’un seul coup de manche. Et puis, il aura tout un paquet d’otages avec lesquels il pourra te menacer. Tu sais qu’il adore les menaces.
— Pourquoi —
— Je ne l’apprécie pas, expliqua Quatach-Ichl. D’ailleurs, il tente de devenir le dirigeant suprême du continent. Alors que j’aimerais dire qu’il est un petit arrogant qui a les yeux plus gros que le ventre, la vérité est que la boucle temporelle d’où vous venez s’est avérée être une véritable bénédiction pour vous tous. S’il a raison et que le premier empereur a utilisé la même méthode pour arriver au pouvoir, alors je ne peux me permettre de sous-estimer ses ambitions comme un simple rêve de débutant. Je préfèrerais le voir mort à la fin du mois, même si cela signifie que tu serais gagnant en conséquence. Au moins, toi et Zach… n’avez pas d’ambitions politiques.
— Et si cela provoquer l’échec de ton invasion ? tenta Zorian.
— Tu as accepté cette paix parce que tu crois avoir toujours de bonnes chances de gagner, même avec un tel handicap, nota la liche. Je nourris les mêmes espoirs me concernant. Nous nous reverrons sur le champ de bataille, Zorian Kazinski.
Avant qu’il ne pût répondre, Quatach-Ichl ne fut plus qu’un nuage de fumée, téléporté au loin.
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Peu après la fin de leur tête-à-tête, Zorian s’en alla à la rencontre de Lance de Résolution. En partie pour l’informer de ce qu’il s’était passé sur ce toit – bien qu’il eût été décidé qu’elle ne participerait pas à la discussion, elle était un membre crucial de leurs forces et quelqu’un qui savait, pour la boucle temporelle. De plus, elle et ses Aranea représentaient une menace constante pour les envahisseurs et leurs rats-crânes, et il était important de la tenir informée de cette paix aussi vite que possible.
Cependant, si quiconque, dans leur groupe, les avait vus à ce moment, ils auraient au mieux été totalement choqués. Zorian et la matriarche ne s’étaient pas rencontrés dans les sombres tunnels du Donjon. Ils marchaient côte à côte dans la place publique principale de Cyoria, à la vue de tous. Une foule de gens de tous âges errait çà et là, riant, et parlant et se disputant, mais personne ne prêtait attention à cet adolescent et cette énorme araignée marchant derrière eux. Quelques-uns lançaient un regard curieux à la matriarche – il était clair qu’ils pouvaient la voir – mais ils continuaient alors leur vie, heureux ou malheureux, tristes ou joyeux, totalement peu concernés par le fait qu’une araignée géante se promenait dans la rue.
Quelques enfants courant firent accidentellement tomber une balle à côté d’elle, qu’elle arrêta d’un mouvement agile de sa longue patte poilue – ces araignées avaient décidément des membres bien plus agiles que ce que Zorian avait imaginé au début – et la leur renvoya gentiment. Ils la remercièrent et continuèrent à jouer en courant et en riant.
— C’est une expérience intéressante, commenta Lance de Résolution en les regardant s’égarer et disparaître dans la foule.
Elle parlait de vive voix cette fois, à l’aide d’un sort de vocalisation, et non par télépathie.
— Quoi qu’il en soit, continua-t-elle, pour en revenir à notre sujet… Non, je ne pense pas que vous auriez pu faire quoi que ce fût d’autre. Vous auriez pu refuser la paix, bien sûr, mais je n’ai aucun doute quant au fait que notre ennemi aurait fait exactement ce qu’il avait promis. Personnellement, je suis heureuse que cette crise ait été temporairement écartée.
— Pourquoi ? s’étonna Zorian. Aucune de leurs menaces ne t’aurait vraiment affectée. Toi ou ta Toile.
— Ces bombes me terrifient, confia-t-elle. J’ai eu le malheur de rencontrer ces spectres, un jour. Ces banshees. Elles peuvent passer à travers la pierre solide et n’ont besoin que d’un léger contact pour infliger de lourds dommages. Elles ne sont pas immunisées à la magie mentale, bien sûr, heureusement… Mais elles y sont hautement résistantes. Voir des centaines, peut-être des milliers de ces choses errer dans les souterrains de Cyoria garantirait essentiellement notre extinction.
— Ah, acquiesça Zorian. Oui, je comprends.
— Pourtant, alors que je suis heureuse que nous ayons évité ce désastre, il n’y a rien d’autre. Même si la paix est durable, nous devons malgré tout trouver un moyen de contrer ces menaces avant la fin du mois, continua-t-elle. Je suis sûre que tu l’as réalisé, mais cet homme va les utiliser, c’est garanti.
Un nuage massif de pigeons vola au-dessus de leurs têtes. Certains plus bas, accélérant à proximité de Zorian et des autres personnes, zigzaguant à droite et à gauche afin de ne point les percuter. Certaines personnes s’arrêtèrent et les désignèrent du doigt, mais Zorian et sa compagne y restèrent indifférents.
Ils finirent par quitter la place et s’aventurèrent dans une rue proche. Ils entrèrent dans un restaurant et décidèrent de s’y asseoir pour un moment. Bien sûr, les chaises étant faites pour les humains, elles n’étaient pas tout à fait recommandées pour les araignées géantes. Aussi, ils demandèrent au personnel de venir installer quelques planches de bois au-dessus d’une chaise, afin que la matriarche pût se trouver suffisamment haute pour toujours interagir avec la table – et Zorian.
— Donc, reprit celui-ci. Combien d’Aranea de ta Toile savent, pour la boucle temporelle ?
— Quasiment tout le monde, expliqua Lance de Résolution, testant ce plat de métal, ces ustensiles et le verre placés devant elle avec curiosité.
— Évidemment, soupira lourdement Zorian.
— Désolée, lui annonça-t-elle, n’ayant pas l’air très désolée. Les informations voyagent vite parmi nous. En particulier quelque chose d’aussi atypique que le voyage temporel. Il était inévitable que ça ne reste pas un secret bien longtemps.
— Et si tu leur demandais de se soumettre elles-mêmes à un effacement sélectif de la mémoire ? proposa-t-il.
Ce à quoi elle réfléchit en silence, avant d’hésiter.
— Ce… serait difficile, admit-elle.
— Mais possible ? insista-t-il, la voix emplie d’espoir.
— Potentiellement possible, acquiesça-t-elle. Il y a bien eu des cas où la Toile entière a accepté de supprimer les souvenirs concernant tel ou tel évènement. C’est toujours une décision controversée, en revanche. J’aurais à utiliser un énorme potentiel social pour ça. Et pour quelle raison ? Comme les choses sont actuellement, notre sacrifice ne sauvera pas ton ami. Que dire de cette liche immortelle, que tu ne peux tuer pour de bon ? Et Xvim, et Alanic ? Et toi ? Je ne pense pas qu’il soit juste de nous demander cela.
— J’ai parlé à Xvim et Alanic, expliqua Zorian. Ils ne sont… pas totalement opposés à la possibilité de perdre certains souvenirs. Je pense qu’ils pourraient jouer le jeu si on le leur proposait.
— Ce qui laisse la liche et toi sur la balance, fit remarquer la matriarche.
— C’est vrai, soupira Zorian. D’ailleurs, et moi ? Penses-tu —
— Non, le coupa-t-elle. J’ai vu tes pensées. Tu es pratiquement défini par ton expérience dans la boucle temporelle. Tu as passé presque autant de temps à l’intérieur qu’à l’extérieur. Selon moi, personne ne peut effacer le fait que tu saches pour son existence, à moins de métaphoriquement tout démolir, là-dedans. Je ne le recommande très certainement pas.
— Je vois, soupira encore Zorian, de soulagement cette fois – une partie de lui, qui n’aimait vraiment pas l’idée de perdre une telle quantité de souvenirs, se sentait mieux maintenant.
Mais alors, comment sauver Zach ? Panaxeth avait-il raison, en disant que l’un d’eux devrait mourir ?
Il était bien plus égoïste que Zach, réalisa-t-il alors. Zach avait déjà décidé de mourir si le seul moyen de vivre passait par la mort de Zorian. Si la situation avait été inversée, Zorian n’était pas sûr de pouvoir accepter une mort imminente aussi calmement.
Il resta silencieux encore quelques secondes, perdu dans ses pensées. Finalement, il secoua la tête et se concentra à nouveau sur l’araignée assise en face de lui. Elle l’étudiait calmement de ses grands yeux d’un noir profond, toujours perchée sur les planches que les employés du restaurant avaient placées là.
Une serveuse à proximité profita de ce silence pour lui demander si elle désirait quelque chose à boire, totalement imperturbable. La matriarche refusa poliment.
— Bref, dit soudain Zorian en balayant ses mains autour d’eux. Que penses-tu de tout ça ?
— Quoi ? La ville et le restaurant ? demanda la matriarche, ce à quoi Zorian acquiesça. C’est chouette. Nouveau.
— Rien ne te saute aux yeux ? lui demanda-t-il encore, avec intérêt.
— Tu veux dire, mis à part le fait que les humains m’acceptent ridiculement facilement ? renvoya-t-elle, question rhétorique s’il en était. Eh bien, il y a quelques détails mineurs çà et là. Les vibrations que je ressens à travers mes pattes ne correspondent pas tout à fait à mon habitude, et il est parfois évident que les conversations dans le décor sont d’un illogisme pur si on les écoute avec attetion. Mais autrement, ça m’a l’air très convaincant.
— Recréer des sens exotiques, comme les vibrations ressenties par tes pattes, et un pur enfer, admit Zorian. J’ai fait de mon mieux, mais je ne suis pas surpris que ce ne soit pas parfait.
— Je suis honnêtement choquée que tu aies réussi à rendre tout ça aussi réaliste pour la plupart de mes sens Aranea, le félicita-t-elle. Ce n’est pas qu’une question de compétence en magie mentale… Tu dois avoir une compréhension solide de notre perspective, de la façon dont nous ressentons le monde à travers chacun de nos sens. Je suppose que tu as lu un nombre incalculable d’esprits Aranea lorsque tu étais enfermé dans la boucle.
— Je me suis en réalité transformé en Aranea à plusieurs reprises, juste pour voir de quoi ça avait vraiment l’air, dit-il.
— Ah. Peut-être devrais-je essayer, et devenir humaine pour une journée, s’amusa à imager Lance de Résolution. Je parie que ce serait une expérience inoubliable. Enfin… Pourquoi n’arrêtons-nous pas ici pour aujourd’hui ?
— Bien, accepta Zorian. Pour tout dire, je commence à me fatiguer mentalement. Ça a duré bien longtemps…
Sans prévenir, le monde autour d’eux se brouilla et fondit, comme s’il s’écroulait sur lui-même un chaud jour d’été. En à peines quelques dizaines de secondes, ils se trouvèrent assis à même le sol d’une caverne, sous Cyoria.
La ville et ses habitants étaient partis, comme s’ils n’avaient jamais existé. D’ailleurs, ils n’avaient jamais existé. Tout ce qu’ils avaient vu n’était qu’une illusion mentale que Zorian avait invoquée autour d’eux.
— Il va malgré tout falloir du travail si tu veux que ça fonctionne comme tu l’entends… fit remarquer la matriarche.
— Je sais, répondit Zorian sur un ton résolu. Je vais avoir besoin de ton aide pour ça.
— Ce ne sera pas un problème, accepta-t-elle. Peut-être que je ne suis pas assez puissante pour affronter nos ennemis directement, mais ça, c’est exactement mon domaine. Je t’assure, je suis très douée en magie mentale.
Ils discutèrent pendant quelques minutes supplémentaires, et Zorian décida qu’il était temps de rentrer. La journée avait été longue et il avait des choses sur lesquelles cogiter. La nuit étant la meilleure des conseillères, il allait la laisser jouer ce rôle.
— Un instant, s’il te plaît, l’arrêta la matriarche avant qu’il ne partît. Je comprends la logique en ce qui concerne ma vulnérabilité face à l’ennemi, et je saisis l’intérêt pour moi de rester en sécurité dans la colonie pour l’instant… mais je suis un peu mécontente de notre moyen de communication actuel. Sans vouloir t’offenser, mais je ne suis pas totalement à l’aise, de savoir que tous nos contacts dépendent de toi.
— Donc… ? l’invita Zorian.
— Donc, j’ai décidé de t’assigner un agent de liaison, dit-elle.
— Un agent de liaison ? répéta Zorian. Je… suppose qu’il n’y a pas de problème.
— Parfait. Je vais l’appeler immédiatement. Je suis sûr que vous vous entendrez à merveille, annonça Lance de Résolution, sans chercher à masquer cette trace d’humour dans la voix.
Pourquoi… ?
Avant de pouvoir répondre, il vit apparaître une petite Aranea excitée, qui arriva en trombe dans la salle, lui sauta littéralement dessus et commença à tourner en rond autour de lui tout en le tâtant de temps en temps du bout des pattes.
[Salut, salut !] envoya une voix joyeuse. [Je suis Chercheuse Enthousiaste de Nouveauté, mais tu peux m’appeler Nouveauté ! Veux-tu être mon ami ?]
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