MoL : chapitre 44
MoL : Chapitre 46

Chapitre 45 – Structures délicates.

 

Zorian commençait à réaliser qu’il ne comprenait pas Taiven aussi bien qu’il avait pu le penser. Et ce n’était pas uniquement l’étonnante insécurité lancinante rôdant derrière son optimiste apparemment et sa confiance sans bornes qui lui faisait dire ça – c’était également le fait de l’avoir vu consacrer une réflexion et une considération exceptionnelles dans cette situation de boucle temporelle. Lorsqu’il lui avait parlé de tout ça, elle l’avait en réalité écouté sans interruption, avait pris des notes, et était revenue par la suite, armées de questions et idées. Un comportement pour le moins atypique venant d’elle ; elle était plutôt l’exemple même de la philosophie J’agis d’abord, je réfléchis ensuite – si je réfléchis tout court, et elle avait même admis ne pas être totalement convaincue par son histoire dans son ensemble… Aussi se trouvait-il perplexe quant à ses motivations et au fil de ses pensées.

Pourtant, bien que la liste qu’elle avait écrite avec l’aide de Kael eût plutôt surprenante, elle ne contenait rien de révolutionnaire, et tous ses points pouvaient être résumés en quatre questions de base. Pourquoi ne s’était-il pas octroyé l’aide de plus de personnes qu’eux deux ? Pourquoi n’avait-il rien dit à l’académie ou au gouvernement afin de s’assurer leur coopération ? Pourquoi poursuivait-il des recherches dans tant de domaines magiques différents au lieu de se concentrer sur l’un après l’autre ? Et enfin, pourquoi n’avait-il pas essayé de développer encore plus sa magie de combat ?!

Zorian trouvait la dernière particulièrement amusante. Ce n’était que quelques jours auparavant, après tout, que Taiven fondait en larmes dans ses bras en se lamentant sur ses incroyables compétences de combat, et maintenant, elle lui reprochait de ne pas y avoir mis assez du sien.

Certaines personnes ne peuvent tout simplement jamais être satisfaites.

Hélas, Taiven ne trouvait pas son changement d’opinion aussi amusant que Zorian. Sa logique à lui, qui lui avait dicté de mettre l’entraînement à la magie de combat au second plan – nommément, parce que très peu de ses problèmes pouvaient être résolus grâce à elle – avait été rejetée en bloc par Taiven, qui avait décrété par la même occasion qu’elle l’aiderait sur ce plan – par la pratique, bien sûr.

Un entraînement constant, dangereux et quotidien. Il n’avait apparemment eu aucune idée de ce dans quoi il s’engageait en acceptant son offre, parce qu’il y avait désormais une énorme différence entre combattre une Taiven qui le prenait pour un amateur et l’affronter sérieusement en tant que menace sérieuse dès le début des manœuvres offensives. Elle n’avait pas peur de le blesser, se montrait vicieuse et sans pitié, et honnêtement, il était effrayé à l’idée qu’elle pût le tuer s’il ne se donnait pas à fond face à elle malgré toutes les mesures de sécurité placées sur la salle familiale. Tout ça était juste un peu trop intense à son goût.

Peut-être qu’elle n’avait pas encore digéré cette pointe d’amertume face à sa progression bien trop rapide.

— Tu es prêt ? lui demanda-t-elle en faisant tournoyer son bâton de combat.

— Non ? tenta Zorian, qui sortait à peine d’une autre séance de frustration avec Xvim le démon, et qui n’avait pas eu l’occasion de s’en remettre avant de venir chez Taiven – La dernier chose qu’il désirait dans l’immédiat était un massacre à sens unique sous prétexte d’entraînement.

— Pas de bol, renifla-t-elle dédaigneusement. On commence. Allez !

Ouais, il ne s’imaginait pas que ça allait le mener où que ce fût. Il se lança immédiatement sur le côté pour esquiver son tir d’introduction, qui n’était ni un missile magique ni quoi que ce fût du genre – non, elle ouvrit les hostilités à l’aide d’un puissant rayon de force. Une lance de force, comme le nom l’indiquait, et qui se trouvait être son nouveau sort favori face à Zorian. Il savait pertinemment que plutôt que tenter de s’en protéger à l’aide d’un bouclier, il devait s’en éloigner – le rayon était quasiment fait pour éclater les barrières de force simples en concentrant une immense quantité de puissance en un endroit unique de sa surface. Certains des boucliers les plus avancés et puissants pouvaient y résister, mais rien que Zorian ne possédât. Il avait appris la leçon dans la douleur lors des premiers affrontements face à Taiven, et il en possédait toujours des ecchymoses sur le torse et les bras en tant que preuve. Même au plus haut niveau de sécurité, les dispositifs de la salle n’avaient pas pu totalement annihiler la puissance du sort à l’impact.

Non, la seule défense réaliste qu’il possédait face à ça, c’était l’esquive. La bonne nouvelle était que ce genre de rayons ne pouvait pas traquer sa cible et les éviter était une option réaliste. La moins bonne nouvelle, c’était sa vitesse : il filait extrêmement rapidement et était très compliqué à contourner, même par réflexe, à la distance à laquelle combattait Taiven. En plus, il n’était pas très bon en esquive.

Les quelques jours précédents l’avaient forcé à apprendre rapidement, néanmoins, et dans ce cas particulier, il fut suffisamment rapide pour s’évader de la trajectoire du sort.

Il y répondit immédiatement par une rafale de vent pour tenter de la déstabiliser et lui faire perdre l’équilibre, éventuellement l’aveugler. Malheureusement, ce n’était pas la première fois qu’il s’essayait à cette astuce et elle contra simplement à l’aide d’un bouclier météorologique tout en préparant une boule de feu chargée au maximum. Grands dieux, elle ne plaisantait vraiment pas, hein ? Il relâcha une vague de désenchantement pour la faire disparaître puisque la seule alternative consistait à l’encaisser avec un aegis bien plus coûteux. D’ailleurs, même sans parler du mana dépensé, le bouclier sphérique l’aurait forcé à rester immobile, et Taiven se serait assurée de sauter sur l’occasion.

Une lance de force suivit rapidement la boule de feu lui annonça qu’il s’agissait effectivement de son plan initial – s’il était resté sur place pour tenter d’encaisser la boule de feu, la lance l’aurait pris au dépourvu le plus total.

Il misa donc sur une volée de missiles magiques, tous définis sur une trajectoire différente, et tous se dirigeant vers elle. Ils n’étaient qu’un appât, en réalité, et devaient lui servir de tirer avantage de la façon dont Taiven avait l’habitude de réagir à certaines manœuvres – dans le cas présent, il pariait sur un barrage de force brut censé balayer les missiles tout de go, qui servirait de contrattaque dans le même temps. C’est pourquoi il fit immédiatement suivre sa nuée de missiles par un trait électrique, qui lui, ne serait pas affecté par le champ de force.

Il avait deviné juste cette fois. Elle avait bel et bien tenté de répondre à son attaque par le barrage escompté et chargé au maximum, mais comprit ce qu’il allait tenter en pleine action et se jeta sur le côté pour esquiver l’arc électrique. Quant à lui, il se servit de la perturbation dans le rythme des attaques de Taiven pour enclencher une téléportation de courte portée, et se retrouva immédiatement derrière elle. Elle le repéra, bien sûr – sans doute utilisait-elle ce truc de nuage de mana dont elle lui avait déjà parlé – mais ne put rien faire d’autre qu’élever un aegis de dernière seconde pour bloquer la vague de force qu’il venait de lui envoyer. Il enchaîna sur une lance de force, décidé à lui faire goûter ses propres méthodes, mais elle se décala avec une grâce presque surnaturelle en lui proposant une volée de huit missiles magiques, le forçant à créer une nouvelle vague de désenchantement pour les annuler tous d’un mouvement.  Il se demanda alors pourquoi elle persistait à rassembler ses missiles en une meute rapprochée tout en sachant qu’il allait les annihiler d’un geste. Peut-être ne pouvait-elle faire mieux ? Il était conscient de posséder de meilleurs talents qu’elle en façonnage du mana, alors peut-être que ce genre de contrôle délicat sur plusieurs projectiles était au-delà de ses capacités.

Il se téléporta une fois de plus pour échapper à un nouveau tsunami de force et lui renvoyer une dose personnelle de missiles magiques, chacun sur une trajectoire étrange et exotique, totalement imprévisible.

La bataille ragea ainsi pendent encore quelques minutes, et Zorian finit par devoir annoncer sa défaite par manque de mana. Il avait bien combattu selon son opinion, au moins parce qu’il n’avait pas gagné de nouvelles blessures, contrairement à la fois précédente. Taiven se plaignit, bien sûr, le sermonnant sur la façon de mieux gérer ses dépenses en mana, mais en vérité, elle l’avait bien trop malmené pour qu’il pût s’imaginer faire des économies de ce côté-là. Il préférait largement se montrer exubérant avec son mana et finir par abandonner plutôt que de recevoir un nouveau sort dangereux dans la face.

— Tu sais, arriver à court de mana ainsi dans un combat réel signifie ta mort imminente, dit Taiven.

— Et se faire perforer le poumon par une lance de force ne le signifie pas, peut-être ?

— Ok, fit-elle après l’avoir observé, l’espace d’une seconde. Un point pour toi.

Elle se dirigea vers un banc proche et lui fit signe de s’asseoir à ses côtés.

— As-tu réfléchi à la liste que Kael t’a donné ? lui demanda-t-elle.

Évidemment, qu’il avait réfléchi. Il avait même discuté avec elle de certains points qu’elle avait abordés les jours passés, bien qu’en suspectant que ses réponses n’étaient pas du goût de Taiven. Il interpréta sa question comme une invitation à une explication plus longue et compréhensible, aussi entreprit-il de lui parler du raisonnement derrière ses décisions.

Ses raisons pour ne pas vouloir l’aide de quelque sorte d’autorité étaient simples. Plus il parlait de la boucle temporelle autour de lui, plus grandes étaient les chances qu’elles laisseraient échapper une information face à la mauvaise personne, ce qui pourrait aussitôt diriger Robe Rouge vers lui. À qu’ils aient quelque chose dont il avait vraiment besoin et qu’il ne pouvait pas obtenir autrement, il était simplement plus pertinent de les laisser dans l’ignorance. En vérité, même Taiven était probablement un risque inutile : il lui avait parlé de la boucle pour la même raison qui le poussait à emmener Kirielle à Cyoria à chaque fois désormais, bien qu’elle ne fût pas d’une fiabilité à toute épreuve ainsi qu’une grosse perte de temps objective – il désirait simplement discuter avec un visage familier.

Il ne dit mot de ce dernier détail, cela dit – il était sûr qu’elle n’apprécierait pas de l’entendre. Au lieu de quoi, il se concentra sur le fait que pratiquement personne ne serait enclin à le croire s’il racontait qu’il voyageait dans le temps, et que les convaincre pourrait probablement prendre des semaines et créer un bordel monstre. C’était surtout vrai au rapport de son idée de contacter le gouvernement ou les autorités locales. Zach avait déjà tenté de le leur faire savoir et il n’avait pas été pris au sérieux – Zorian n’avait aucune raison de s’imaginer être traité d’une quelconque autre façon.

— N’as-tu pas dit que Zach était plutôt idiot ? demanda Taiven, curieuse.

— En quelque sorte, soupira Zorian. Mais dans le cas présent, je pense qu’il est bien plus apte à la tâche que moi. Jamais je ne pourrai m’imaginer plus digne de confiance que lui.

— Hm… Cette histoire de mage mental naturel ? demanda Taiven.

— Eh bien, ça aussi, oui, mais je pensais surtout au fait que je ne pourrais jamais être aussi honnête et direct qu’il a dû l’être en parlant de tout ça, admit-il. Je cacherais certaines informations, calculerais ce qu’il faut dire, ça finirait par être remarqué et les gens finiraient par se méfier de moi.

Taiven l’observa pendant un long moment, comme si elle scrutait chaque parcelle de son âme.

— Même à moi, tu ne me dis pas tout, n’est-ce pas ? finit-elle par lâcher avant de garder le silence d’un air contrarié.

— Quoi qu’il en soit, enchaîna-t-il rapidement pour changer de sujet. Même en ignorant ce point, contacter les autorités de Cyoria est une idée particulièrement mauvaise puisqu’il y a à fortiori une personne très haut placée dans l’administration de mèche avec l’ennemi. Je suis presque certain aujourd’hui qui quiconque dirige le Culte du Dragon du Dessous possède également une position de choix dans la hiérarchie de la ville – ce qui expliquerait d’ailleurs pourquoi les membres du culte reçoivent des contrats lucratifs de la part de la ville et se trouvent exempts de toute régulation classique – et il serait logique pour les Ibasiens d’avoir eux aussi une ou deux personnes dans leur poche.

— J’ai tendance à oublier cette partie, avoua Taiven. Ce qui est plutôt étrange, maintenant que j’y pense. Découvrir qu’une espèce de culte fou a infiltré les officiels de la ville est honnêtement un des trucs les plus effrayants de ton histoire, mais celle qui raconte que je me fais effacer la mémoire à intervalles réguliers… fait un peu de l’ombre à tout le reste.

Ouch. Elle était toujours fixée là-dessus. Il fit de son mieux pour étendre la conversation, bouter ses inquiétudes et passer à la suite le plus rapidement possible.

Qu’elle lui reprochât de ne pas se concentrer sur un ou deux champs d’études avait du sens, et l’idée du mérite. Malheureusement, il avait une raison de ne pas le faire – il passait son temps à faire face à des situations nouvelles au sein de la boucle changeante, des situations qui le forçaient à abandonner ou reporter certaines idées afin de s’accommoder aux nouvelles priorités qui lui étaient imposées. Le deuxième problème venait directement d’une faiblesse personnelle : il pouvait se concentrer sur une chose un certain temps avant d’en être totalement malade et devoir faire autre chose. Comme il prévoyait de devenir un mage généraliste et touche-à-tout, il ne voyait pas ça comme un énorme désavantage sur lequel se pencher, mais il comprenait pourquoi une personne aussi butée et ne voyant qu’une passion devant elle pouvait être gênée par cette philosophie.

— Quant à ne pas m’améliorer suffisamment en magie de combat, eh bien… nous en avons déjà parlé suffisamment, je pense. Tu connais mon opinion sur le sujet, lui dit-il.

— Et pourtant, tu continues à venir à nos séances d’entraînement, nota-t-elle avec un léger sourire. Je sais que je pousse le bouchon très loin avec ça, mais ce n’est pas comme si je pouvais vraiment te faire venir si tu décidais du contraire.

— Eh bien, je veux effectivement m’améliorer, fit-il en haussant les épaules. Je n’ai pas de raison de refuser un entraînement gratuit. Je souhaiterais juste que tu lèves un tantinet le pied.

— Oh, allez. De quoi as-tu peur ? pouffa-t-elle. N’es-t-u pas un grand et puissant voyageur du temps qui ne peut pas mourir ?

— Traiter la mort comme un simple inconvénient peut facilement devenir une habitude qui finira par me tuer pour de bon une fois hors de la boucle. À moins qu’une nécessité fasse absolument loi ou que je me trouve face à une opportunité exceptionnelle, je tiens à éviter de mourir, expliqua Zorian. Et puis, réalises-tu, toi, que la boucle ne se relance que lorsque Zach meurt ? Si tu finis par me tuer, tu vas devoir vivre avec les conséquences jusqu’à la fin du mois.

Le regard qu’elle lui lança lui confirma que non, elle ne l’avait pas réalisé.

Ouais, ça, c’était bien la Taiven qu’il connaissait.

Elle maugréa quelque chose à propos des petites fleurs sensibles avant de s’appuyer contre le mur froid derrière eux. Pas très sain, tout ça.

— Tu sais, tu n’as pas à compter sur moi pour une aide au combat, dit-elle. Il y a quelques excellents instructeurs dans ce domaine, à Cyoria. Avec la quantité d’argent en ta possession et ta capacité à pouvoir le dépenser encore et encore, tu pourrais t’assurer leur tutorat à tous. La magie de combat n’est peut-être pas une de tes priorités, mais garde ça à l’esprit. C’est une opportunité en or, et tu n’en bénéficieras jamais en-dehors de la boucle.

— Que veux-tu dire ? s’étonna Zorian en fronçant les sourcils.

— De nombreux mages ne t’apprendront simplement rien si tu as été sous l’aile d’un de leur rival, expliqua Taiven. Ils refuseront par pur principe. Il y a une différence notable entre enseigner tes trucs personnels à un jeune amateur capable d’en faire une publicité et les transmettre à ce type super talentueux qui a déjà absorbé les connaissances de plusieurs mages vétérans. Putain, certains ne voudront même rien avoir affaire avec toi si tu sembles trop compétent, parole. Ils ne voudront pas se créer un nouveau rival, capable de leur voler des opportunités juteuses sous le nez dans le futur.

— Je ne voudrais pas te contredire, Taiven, mais Daimen n’a jamais eu aucun souci à s’assurer de puissants professeurs. Au contraire, le nombre de mages qui souhaitent l’instruire ne cesse d’augmenter, en même temps que sa réputation.

— Je n’en doute pas, dit-elle. Mais je te garantis qu’en même temps, certaines portes lui ont été fermées pour de bon. Pour toi, ce pourrait bien ne jamais être le cas – non seulement ces professeurs potentiels ne sauront jamais qui t’a instruit par le passé ou à quel niveau s’élève ton talent, mais tu peux également signer des contrats d’apprentissage sans vraiment te voir lier à qui que ce soit plus d’un mois. Merde, tu pourrais même accepter des marchés sacrément louches s’ils te permettaient de tirer certaines des informations les plus secrètement enfouies de certains mages… Juste… Penses-y, ok ?

— J’y songe. Je songe d’ailleurs à ce genre de choses depuis le début de la boucle temporelle. Simplement, des problèmes plus urgents n’arrêtent pas de s’empiler et de dévorer ce que je peux avoir de temps, dit-il. Je suis surpris que tu abordes ce sujet, par contre. Ça ne te dérange pas ? Je veux dire, on parle techniquement de voler les secrets que ces gens ont passé une vie à rassembler, et sans les compenser en retour.

— Eh bien, oui, dit-elle. Mais restons réalistes deux minutes, je le ferais sans hésiter si j’étais à ta place. Franchement, parmi ces experts pour qui tu te sens coupable, neuf sur dix feraient la même chose. Tu me dis sérieusement que tu n’as jamais essayé de faire ça, depuis tout ce temps ?

— Parfois, avoua Zorian.

Ilsa prit une place de choix dans son esprit à ce moment. Il se souvint de la fois où il avait accepté sans hésiter de devenir son apprenti pour recevoir son enseignement.

— Mais je garde mentalement une liste de personnes envers qui j’ai cette dette, et je tiens à m’assurer de faire quelque chose pour elles une fois sorti de la boucle, si possible. C’est déjà une assez longue liste, par contre, et je ne sais pas si je pourrai faire quoi que ce soit dans certains cas.

— Ugh, grogna-t-elle en détournant le regard, mal à l’aise.

— Quoi ?

— Tu es vraiment un type étrange, Zorian, se plaignit-elle. Tu peux être un putain d’égoïste patent, parfois, et puis tu finis par dire un truc comme ça et je réalise que je ne te comprends pas du tout.

— Le sentiment est mutuel, Taiven, lui annonça-t-il avec un sourire.

— Quoi ? Tu penses que je suis une putain d’égoïste ou tu ne me comprends pas non plus ?

— Les deux, dit-il – merde, elle avait vraiment mis les pieds dedans comme une grande, cette fois.

Elle glapit d’un seul coup, outragée, et le frappa dans l’épaule.

— Et tu es violente, aussi, ajouta-t-il.

— Peu importe, trancha-t-elle en se levant. Je demanderai à Grogneur et Grommeleur de venir à notre prochain entraînement, tu auras un peu plus de variété. Je pense que je peux également aller voir quelques anciens camarades de classe pour leur demander de me rembourser quelques dettes, ils sont également engagés dans des carrières relatives à la magie de combat et tu pourrais les combattre à quelques reprises. Tes incantations sont techniquement sans faute, mais il te faut des meilleurs réflexes.

Zorian leva les sourcils, étonné.

— Pourquoi tu montrer si entreprenante à ce sujet ? lui demanda-t-il. Je sais que tu as horreur de me voir aborder le sujet, mais ce n’était qu’il y a quelques jours à peine que tu me disais détester l’idée que je te dépasse sur ton propre terrain. Pourquoi avoir changé si drastiquement d’avis ? Tu ne crois même pas totalement à cette histoire de voyage dans le temps, selon tes propres mots.

— Parce que ta vie est en jeu, lui claqua-t-elle sérieusement. C’est la chose la plus importante et la plus réelle que j’ai retenue de tes explications. Si ce n’était pas pour ça… Eh bien, je serais bien plus jalouse et amère, oui. Mais ce qu’on voit comme un énorme avantage te concernant, ce n’est pas que ça. Tu as sur les épaules une lourde responsabilité, et quelqu’un essaye de te faire disparaître par-dessus le marché. À la lumière de tout ça, il y a des chances que tu n’en sortes pas en vie, et toutes mes frustrations semblent si… minables, en comparaison.

Huh… Était-ce pour ça qu’elle se montrait si insistante à le voir travailler le combat ?

— Ne meurs pas. Ok ? lui dit-elle après un silence évocateur. Tu es ce que j’ai et qui se rapproche le plus d’un meilleur ami.

Zorian gigota inconfortablement, peu habitué à ce genre de confession et perplexe quant à la façon dont il devait y répondre. La partie cynique et sarcastique sentait que c’était un aveu triste : il n’avait jamais été une personne très sympathique avant la boucle, voire pire. Il avait entretenu cette rancœur envers elle depuis le jour où elle s’était moquée de sa confession. Si l’invasion et la boucle temporelle n’étaient jamais arrivés, aurait-il pu dépasser ça à temps pour sauver cette amitié ? Ou aurait-il simplement continué à la repousser jusqu’à ce qu’elle finisse par abandonner, totalement inconscient du fait qu’elle le considérait comme son meilleur ami ?

— Je vais essayer, s’autorisa-t-il finalement par lui dire tout bas, tout en ne pouvant rien promettre ; lui dire qu’il allait définitivement vivre et qu’elle n’avait pas besoin de s’inquiéter aurait été un mensonge et ils le savaient tous deux. Dis, Taiven, n’as-tu pas réfléchi un peu à la façon dont nous pourrions te faire tirer un bénéfice quelconque de la boucle temporelle ? Tu sais, comme Kael et son alchimie.

— Eh bien, non, dit-elle en secouant lentement la tête. C’est inutile, n’est-ce pas ? S’entraîner à la magie de combat demande du talent en mise en forme du mana et des routines qui ne peuvent pas être transférées par des notes écrites. Que pourrions-nous faire de plus pour m’aider ?

— Je pourrais t’apprendre divers exercices et noter ceux qui te correspondent le mieux, par exemple, dit Zorian. Je pourrais te montrer les différents sorts que j’ai appris pendant tout ce temps et constater quel sont ceux avec lesquels tu as le plus de facilités, ainsi que définir la meilleure façon de te les apprendre. Les leçons de magie de Kirielle sont au moins deux fois plus efficaces maintenant qu’elles ne l’étaient quand j’ai tenté de lui enseigner pour la première fois. Il devrait être facile de créer un programme d’entraînement adapté qui te laisserait une marge de croissance supérieure à ce que tu pourrais espérer sans lui.

— Combien exactement de trucs penses-tu être capable de faire en un mois ? demanda Taiven sur un ton plus que sceptique.

— On ne le saura pas tant qu’on n’aura pas essayé, hein ? contra Zorian. Et d’ailleurs, il n’y a aucune raison pour que le plan d’entraînement final se limite à un mois. Est-ce que chaque chose que tu apprends est obligatoirement construite sur une base maîtrisée ?

— Hm, non ?

— Et voilà. Ça signifie qu’on peut créer des plans d’entraînement d’un mois chacun et les optimiser séparément. On peut facilement passer un an à faire ça, spécialement si tu te concentres également sur certaines compétences de support nécessaires que tu as jusqu’alors ignorées. Ton manque de talent en divination se fait vraiment ressentir à chaque fois que je décide de te rejoindre au début du mois, par exemple.

Taiven sembla déchirée. Elle était clairement excitée par l’idée, mais en même temps, elle se sentait… coupable ?

— Je ne sais pas… hésita-t-elle. On dirait que ça prend vraiment beaucoup de temps, et tu n’en tireras rien de spécial de ton côté. Tu as toi-même dit que tu avais déjà trop de choses qui réclament ton attention.

Elle avait raison, bien entendu. Pourtant, il se sentait redevable envers elle pour toute l’aide qu’elle lui avait fournie par le passé, et ça semblait une opportunité idéale pour lui payer cette dette. Il trouverait du temps, s’il le pouvait. Peut-être pas énormément, mais quand même.

— Je comptais me pencher sur les exercices relatifs à la magie de combat, de toutes façons, dit-il. Il serait sans doute plus pertinent que nous le fassions ensemble plutôt que moi tout seul. Tu jugerais de leur utilité mieux que moi, et d’ailleurs, qui a dit que je devrai graviter autour de toi sans arrêt ? Je suis certain que tu peux effectuer un bon nombre de tests par toi-même et m’écrire tout ça afin que je te le transmette comme je le fais pour Kael. Ou dis-moi simplement ce que tu as découvert face à face avant le festival d’été.

Il n’eut pas besoin de fournir un grand effort pour la convaincre et elle fut rapidement totalement accro à l’idée. D’une certaine façon, c’était ce qu’elle lui avait demandé lorsqu’elle avait perdu son sang-froid – lui montrer comment tricher. Il lui promit de lui proposer un premier lot de sorts et d’exercices le lendemain, lors de leur prochain entraînement, et la laissa à ses autres obligations.

Il se demanda combien de temps il faudrait à Taiven pour réaliser qu’elle venait d’accepter de passer des jours et des jours, des semaines sans repos, à ne faire qu’exercices sur exercices. Zorian sourit. Il allait devoir travailler sa personnification de Xvim pour le lendemain.

 

___

 

Dans les ruines de la colonie Aranea, Zorian patienta calmement que Mémoire des Gloires Sublimes terminât de consulter la mémoire du mage ibasien qu’il avait capturé et amené. Il s’était aventuré profondément dans les souterrains infestés d’ennemis afin de trouver cet homme, et s’était trouvé suffisamment chanceux pour tomber sur l’un des dirigeants de rang moyen des forces de l’envahisseur, et il nourrissait de bons espoirs que l’Aranea découvrit quelque chose dans son esprit.

Durant ce temps, il continua à se laisser flotter au hasard de la caverne un peu plus loin, concentré sur l’exercice de lévitation personnelle. Dans sa main gauche se trouvaient des petites pierres qu’il réduisait en poussière l’une après l’autre grâce à sa maîtrise de la magie non-structurée. Il avait maîtrisé les deux exercices depuis un bon moment déjà, mais les perturbations lancinantes du Donjon rendaient le tout exceptionnellement plus difficile et c’était pour lui une façon très productive de passer le temps.

Il commençait à arriver à court de mana lorsque l’Aranea se retira finalement de l’esprit de sa victime et l’approcha.

Évidemment, il ne lui avait rien dit à propos du voyage temporel, et ne fut pas surpris que son rapport ne présentât rien qui s’en rapprochait. Pourtant, elle avait découvert de nombreuses choses intéressantes.

[Les Ibasiens ont peur de toi,] lui dit Mémoire des Gloires Sublimes. [En fait, pas de toi en personne, mais les nations humaines de ce continent sont une source d’inquiétude permanente pour eux. La révolution technologique par laquelle vous passez actuellement n’a pas pris racine sur leur île, et ils craignent de se voir graduellement devenir impuissants et inutiles à mesure du temps qui passe. Comme vos nations sont passées par plusieurs périodes de destructions mutuelles et de maladies virulentes, et surtout, sont bien moins unies qu’elles l’étaient il y a longtemps, beaucoup d’Ibasiens sentent que le temps de frapper est arrivé. Il y a eu une grande agitation sur leur île à propos d’une espèce d’invasion, mais apparemment, il y a également une faction dans leurs rangs qui pense que ce serait suicidaire et tentent de rouvrir les relations diplomatiques avec le continent. À ce regard, cette attaque semble poursuivre deux buts principaux. Le premier, montrer aux autres nations que celle-ci est faible, et rendre l’invasion ibasienne encline à faire comprendre aux Ibasiens moins enclins à la guerre qu’ils ont tort. Une telle démonstration de faiblesse pourrait tout aussi bien attiser les flammes de la guerre et entraîner dans son sillage les autres nations. Leur deuxième but est de détruire toute chance de paix officielle entre Ulquaan Ibasa et Eldemar, mettant dans une position instable la faction désirant la paix.]

[Ils ne sont pas apeurés par la possibilité qu’Eldemar puisse répondre à l’attaque par une annihilation de leur île ?] demanda Zorian.

[Ulquaan Ibasa est reculée et inhospitalière. Eldemar doit déjà garder un œil sur les rivaux déjà présents sur le continent,] expliqua l’Aranea. [Ils s’attendent à une réponse, mais rien de substantiel. Une série d’attaques, dans le pire des cas.]

Zorian était bien moins sûr de ça. Eldemar prospérait depuis longtemps maintenant, et le gouvernement était plutôt fier et agressif. Il ne s’étonnerait pas de voir la famille royale et le conseil des nobles actuels lancer une invasion à grande échelle centrée sur l’île des nécromanciens, par pur principe et aux diable le coût. Spécialement parce que les Ibasiens étaient diplomatiquement isolés et ne faisaient pas partie de cette toile intriquée des alliances qui empêchait les états fragmentés de s’attaquer les uns les autres à tout va.

Comme l’Aranea continuait d’exposer ses découvertes, cependant, il devint évident que les Ibasiens ne se reposaient pas sur des espoirs vides dans le but de décourager une telle invasion. Quelque part près du début du mois, juste avant le début de la boucle, ils avaient réussi à conquérir Fort Oroklo sans alerter Eldemar que l’endroit avait changé de propriétaire.

Situé sur une petite île au nord-est d’Eldemar et nommée ainsi d’après le général qui avait vaincu l’armée de Quatach-Ichl à la fin de la Guerres des Nécromanciens, Fort Oroklo était une installation certes petite mais importante, qui servait à la fois à surveiller Ulquaan Ibasa et à ravitailler les patrouilles navales d’Eldemar. Les Ibasiens l’appelaient apparemment Fort Dague, parce qu’ils considéraient cet endroit comme une lame pointée directement sur leur cou. Tant qu’Eldemar possédait Fort Oroklo, toute attaque et invasion d’Ulquaan Ibasa était une affaire simple.

Avant qu’Eldemar pût lancer une attaque sur l’île des nécromanciens, ils allaient devoir récupérer Fort Oroklo – une forteresse lourdement protégée dont la position était extrêmement bien défendable.

[Quelque chose ne colle pas,] se plaignit Zorian. [Selon toi, les Ibasiens transportent leurs forces direction Fort Oroklo, puis vers un endroit inconnu dans les Highlands Sarokian, et enfin, sous Cyoria.]

[Oui, et donc ?]

[Il n’y a pas assez d’arrêts pour une chaîne de téléportations efficace,] expliqua Zorian. [Deux points pour un voyage de cette envergure, la destination finale située loin sous terre, en plus ? Aucune chance que les choses se passent ainsi, en réalité. S’ils envoyaient des lettres ou des petites cargaisons, peut-être, mais on ne peut pas transporter une armée ainsi. Même si Quatach-Ichl en personne est le meilleur téléporteur de tout ce putain de monde, le coût de mana serait simplement impossible à gérer à cette échelle.]

Bien sûr, un si petit nombre d’escales expliquerait comment ils auraient fait pour déplacer une telle armée de part et d’autre du territoire d’Eldemar sans se faire remarquer, mais…

[Ils ne se téléportent pas à la manière dont tu l’imagines,] clarifia Mémoire de Gloires Sublimes. [Ils utilisent une espèce de construction en pierre afin d’ouvrir un passage dimensionnel entre deux points. Comme une porte vers un autre monde.]

Quoi ?

  [Peux-tu me décrire cette porte dans le détail, s’il te plaît ?] demanda Zorian en fronçant les sourcils.

Au lieu de lui répondre avec des mots, l’Aranea projeta aussitôt l’image de ladite porte, directement d’esprit à esprit.

Ce n’était pas une arche comme il l’attendait. Au lieu de ça, c’était une construction faite de barres arrangées sous la forme d’un grand icosaèdre. Suspendu au milieu de cette construction géométrique bizarre, comme une fenêtre découpée dans la fabrique même de l’espace, se trouvait la porte dimensionnelle. Elle avait l’air ronde au premier regard, ses extrémités d’une frontière floue et changeante, comme si quelqu’un avait passé son doigt sur un tableau fraîchement peint pour en mélanger les couleurs. Comme l’Aranea faisait tourner l’image, cependant, il devint évident que la porte n’était pas circulaire – elle était sphérique.

Eh bien… Au moins, ça avait le mérite de répondre à quelques questions. Le sort de portail était le pinacle de la magie dimensionnelle, demandant à la fois beaucoup de mana et des compétences extrêmes en mise en forme du mana, mais les envahisseurs avaient une ancienne liche à leurs côtés. Si quelqu’un pouvait nonchalamment ouvrir un portail, c’était Quatach-Ichl.

Mais…

[Ils se sont inspirés des anciens artefacts appelés Portails Bakora,] ajouta l’Aranea. [Bien qu’incapables de comprendre comment ces artefacts fonctionnent ou comment les activer, ils ont réalisé que l’icosaèdre sert à stabiliser le passage dimensionnel et lui permet d’exister indéfiniment. Ou au moins tant qu’on continue à l’alimenter avec suffisamment de mana. Alors ils en ont créé leur propre version.]

[Attends, tu es en train de me dire, que ce truc est actif en permanence ?] demanda Zorian, choqué.

[Selon notre prisonnier, oui,] confirma l’Aranea. [Pour autant que je sache, le portail n’est jamais fermé.]

Grands dieux, un passage dimensionnel permanent comme celui-là… Pas étonnant qu’ils fussent capables de faire transiter une telle force jusque sous la ville et pussent les alimenter constamment. Il posa quelques questions supplémentaires en rapport avec le portail Bakora factice, ses limitations et ainsi de suite, mais découvrit rapidement que leur captif n’avait aucune idée de tout ça. Quiconque excepté leurs dirigeants était enclin à ne rien savoir à ce sujet, et peut-être même personne en-dehors du seul et unique chef suprême, la liche Quatach-Ichl, apparemment en charge du maintien des portails.

Ennuyeux. Pourtant, le fait que l’invasion était alimentée par un portail dimensionnel actif proposait certaines opportunités. Par exemple, ça signifiait qu’il pouvait capturer ces portails suffisamment rapidement, il pourrait avoir accès directement au cœur des opérations ibasiennes, peut-être même Ulquaan Ibasa directement. Détruire le portail de leur base principale paralyserait sans aucun doute l’invasion entière, à moins qu’une nouvelle porte fût facile à construire, ce dont il doutait. Finalement, il pouvait en voler le schéma à quiconque l’avait fabriqué – quelque chose qu’il prévoyait définitivement de faire s’il en voyait la possibilité.

En espérant qu’il ne fût pas tenu secret par la liche elle-même, ou que le portail ne fonctionnait pas grâce à des âmes d’enfants ou un truc du genre, parce que c’était clairement une œuvre d’art magique.

[Et le centre de recherche dont je t’ai parlé ?] demanda Zorian.

[Rien que tu ne saches déjà,] lui répondit Mémoire de Gloires Sublimes. [Franchement, je pense que tu t’y prends mal. Tu dis que les précédentes Aranea avaient découvert quelque chose d’important à propos de cet endroit ? Eh bien, je ne pense pas qu’elles l’eussent fait en accédant à l’esprit des envahisseurs ibasiens. Bien sûr, je ne peux pas l’affirmer sans avoir moi-même touché à l’un de leurs dirigeants, mais ils semblent de rien savoir de ce qui se passe dans ce centre. Sauf peut-être la liche, mais nous savons tous deux qu’elles n’ont jamais pu lire les pensées de cette abomination.]

[Bon, au moins, elles ont clairement eu cette information de quelqu’un,] supposa Zorian.

[Oui, il s’agit après tout d’un complexe gouvernemental. Il est logique que certaines autorités sachent ce qu’il se passe en bas. Il y a de fortes chances pour que, si tu veux découvrir tout ça, tu doives rechercher la personne a qui répond ce centre de recherche.]

C’était… un point pour elle. Il n’avait aucun doute quant au fait que Lance de Résolution, la matriarche, aurait pu attaquer un officiel sans hésitation si elle imaginait qu’il détint la réponse à des questions qu’elle se posait et qu’elle pouvait s’en sortir indemne. Et elle le pouvait clairement, puisqu’elle savait qu’elle était coincée dans une boucle temporelle et qu’aucune des conséquences de ses actes n’aurait d’importance passé un certain point.

[Un argument valide, mais évitons de monter le gouvernement contre nous pour l’instant,] trancha Zorian.

[Je suis plus que ravie à cette idée,] répondit l’Aranea.

Ayant épuisé tous les sujets auquel il pouvait penser, ils se souhaitèrent tous deux bonne route et se donnèrent rendez-vous le lendemain pour la suite des leçons mentales.

 

___

 

Les semaines s’écoulèrent, et tandis qu’il ne fit pas de découverte révolutionnaire, ses divers projets prenaient lentement forme. Il absorba tout ce qu’il pouvait à propos de la création et du renforcement des paquets mémoriels que Gloire des Mémoires Sublimes pouvait lui apprendre, il pratiqua avec diligence ce que les deux autres Aranea avaient à lui enseigner également, il parcourut la bibliothèque académique à la recherche d’exercices intéressant pour lui et Taiven, il construit non moins de trois golems avec Edwin et il apprit un grand nombre de sorts du livre que les Sages Filigranes avaient découvert dans le trésor Aranea.

Les plus intéressants de ces nouveaux sorts étaient deux variations hautement illégales de la téléportation, qui pouvaient passer à travers des barrières anti-téléportations mineures. S’il pouvait parvenir à maîtriser ceux-là, il possèderait une capacité de déplacement grandement améliorée au sein de la ville. Oui, il était toujours possible que les autorités détectassent une personne contournant leur flambeau de redirection de téléportation de la sorte, mais s’ils pouvaient vraiment le faire, ces sorts n’en deviendraient pas moi des plus utiles pendant l’invasion elle-même, quand personne n’y prêterait plus aucune attention.

Oh, et il revit Raynie plusieurs fois. Elle lui donna un grand nombre d’informations à propos du climat politique des tribus de métamorphes ainsi que leur histoire, ce qui l’intéressait mais dont il n’en trouverait sans doute pas l’utilité réelle. Ces rendez-vous étaient une distraction agréable, cela dit, et il se moquait un peu de ne rien y apprendre d’essentiel.

— Il y a une chose qui attise ma curiosité dans la magie des métamorphes, dit Zorian. Je demande pardon par avance s’il s’agit d’un secret que tu ne peux révéler, mais quel est exactement le gros avantage d’être un vrai métamorphe, comparé à l’usage d’un rituel ou d’une potion ? Je sais que vous pouvez vous passer de certains matériaux nécessaires au rituel ou à la confection d’une potion et que vous possédez certains sens de l’animal même sous forme humaine, mais… ça m’a l’air quelque peu faible en terme de rentabilité, toutes choses considérées…

— Eh bien, il faut que tu gardes à l’esprit que les métamorphes sont originaires d’une époque différente, lorsque les autres méthodes de transformation étaient bien moins communes et connues. Mais tu oublies deux choses. La transformation métamorphe est bien plus rapide et sûre que tout ce qu’on peut obtenir via l’alchimie, et tu reçois également automatiquement l’instinct qui va avec ta nouvelle forme. Un mage normal, lorsqu’il se transforme en animal, rencontre des difficultés à se déplacer, à bouger ses muscles d’une façon optimale et même à interpréter les sens de l’animal. Un métamorphe fait tout ça de façon naturelle, et il ne faut pas longtemps pour comprendre comment battre des ailes ou comprendre ce que dit un odorat amélioré.

— Ah, comprit Zorian, en se souvenant à quel point il s’était senti minable lors de ses premières tentatives de vol sous la forme d’un aigle, même après plusieurs sessions d’entraînement. Ouais, en effet, c’est carrément au-dessus de la potion.

— Il y a aussi un autre facteur à prendre en compte, comme peuvent l’attester tes amis félins, continua Raynie. Il est bien plus simple et discret de se transformer à volonté, pour la durée de ton choix, au point de ton choix, sans avoir besoin d’étranges mouvements ou de boire une potion. Et puisqu’on aborde le sujet de tes amis ailuranthropes, laisse-moi te poser une question qui me trotte dans la tête depuis un bout de temps déjà. Savais-tu tout ça sur les métamorphes avant de les rencontrer, ou as-tu effectué des recherches parce que tu as commencé à traîner avec eux ?

— Je savais des choses bien avant de les connaître, dit Zorian – et c’était vrai, dans un sens. Je cherchais de l’aide pour un problème et je suis allé voir Vani en quête de conseils. Il m’a d’ailleurs conseillé de venir te trouver.

— Moi ?! bafouilla-t-elle, incrédule, avant de froncer les sourcils. Ou veux-tu dire, les métamorphes en général ?

— Les deux. Mais il a cité ton nom, clarifia Zorian.

— Oh ? fit-elle en s’avançant d’un coup, coudes sur la table. Et en quoi exactement pourrais-je t’aider ?

— Aucune importance, dit Zorian. J’ai déjà trouvé de l’aide ailleurs, et on m’a dit que tu n’aurais pas pu m’aider de toute façon.

— Oh, allez, répondit-elle dans une moue crispée. C’est injuste. Tu ne peux pas juste dire quelque chose comme ça et puis balancer que ça n’a pas d’importance. Soit tu me le dis, soit j’envoie une lettre à Vani pour lui poser la question.

Ugh, il ne pensait pas qu’elle fût sérieuse, mais si elle l’était, ça allait soulever des questions sensibles concernant le fait que Vani ne se souvenait pas de Zorian et de ce dont il parlait. Il devait vraiment apprendre à mieux tenir sa langue, à l’avenir ; il commençait à devenir aussi maladroit que Zach.

— C’est très personnel et j’apprécierais que tu ne poursuives pas le sujet, ok ? soupira Zorian. Pour faire court, j’ai eu la malchance de me retrouver du mauvais côté d’un sort nécromantique et une part d’âme étrangère a été mélangée à la mienne. Je voulais des réponses, savoir ce qui m’arrivait exactement, et Vani a suggéré d’approcher ta tribu. Mais puisqu’il n’avait aucune idée de la manière de vous trouver, il t’a nommé comme contact possible.

— Ah, c’est… plus sérieux que ce que je pensais, dit-elle. Je suis désolé d’avoir mis les pieds là-dedans. Es-tu… ?

— Je vais bien, dit Zorian en agitant la main. Ne t’en fais pas. J’ai trouvé un très gentil prêtre qui m’a aidé à ressentir et protéger mon âme, alors il ne devrait plus y avoir d’incident du genre.

— Je vois. C’est bien, nota-t-elle, avant de regarder de côté pendant quelques secondes en se posant des questions, pour finir par se concentrer une fois de plus sur Zorian. Donc, finalement, tu as obtenu quelques capacités intéressantes, dans cette histoire ?

— Je… n’en suis pas certain, esquiva Zorian. Je ne suis toujours pas certain de ce qu’est ce morceau d’âme étranger.

— Vraiment ? fronça-t-elle les sourcils. Mais n’as-tu pas dit avoir appris à ressentir ton âme ?

— Oui, et ?

— Alors pourquoi ne pas simplement te concentrer sur cette partie étrangère pour tenter de comprendre de quoi il s’agit ? C’est… important, de le savoir. Je sais que tu veux probablement oublier pour ce malheureux incident, mais en tant que métamorphe, je peux te dire qu’il est très malsain d’ignorer une partie de ton âme, parce qu’elle, elle ne t’ignorera pas.

— Attends, comment pourrais-je sentir une part de mon âme ? reprit Zorian. Ce n’était pas dans les leçons que j’ai reçues du prêtre.

Raynie ouvrit la bouche pour dire quelque chose avant de rapidement la refermer. Elle garda le silence un instant, ses pensées semblant tournoyer à toute vitesse.

— Tu sais, dit-elle finalement. Je ne suis même pas sûre que quiconque à l’exception des métamorphes voudraient ressentir une part de leur âme. Pas besoin, probablement. À moins de prévoir de la modifier, et c’est généralement une très mauvaise idée. Et certainement pas une chose que ferait un prêtre, sauf si c’en est un vraiment très hérétique. Alors ton professeur ne savait même pas comment faire ça, selon toute probabilité.

— Oh.

— Tu veux que je t’apprenne ? proposa Raynie.

— Quoi ? demanda Zorian. Vraiment ? Les métamorphes ne sont-ils pas très conservateurs quand ça concerne leur magie ?

— …Non ? hésita Raynie. Pas pour ce genre de choses, en tout cas. C’est quelque chose de simple, chaque métamorphe doit l’apprendre à le faire à un très jeune âge. Il le faut, s’ils veulent pouvoir utiliser leurs capacités correctement. Je ne vois aucun mal à te l’enseigner si tu le souhaites, et j’ai un peu l’impression d’avoir une dette envers toi pour toute l’aide que tu m’as apportée pendant les session d’entraînement.

Huh. Quelque chose de bien était sorti de cette perte de temps ? Ce mois était décidément plein de surprises.

— Eh bien, je le souhaite, haussa-t-il les épaules. Donne-moi le lieu et l’heure.

Il ne nourrissait pas grand espoir que la technique supposée permettre de ressentir une part de son âme pût lui être d’une quelconque aide concernant le marqueur, mais ça ne lui ferait pas de mal d’essayer pour voir si ça pouvait le mener quelque part.

Au moins, Raynie avait sous-entendu que c’était simple à apprendre, alors il n’allait sans doute pas devoir considérer ça comme une autre charge quotidienne à placer dans son emploi du temps.

 

___

 

Il s’avéra que la méthode pour ressentir une partie de son âme était en réalité un jeu d’enfant sous la direction d’une personne qui savait vous l’enseigner. Bon, en s’imaginant qu’on était déjà passé par l’étape de perception de l’âme dans sa globalité, bien sûr. Les résultats qu’il obtint en tentant d’inspecter sa propre âme furent… meilleurs qu’il l’avait espéré. Il pouvait sentir le marqueur et la façon dont il se mouvait dans son âme, mais contrairement aux métamorphes, il ne possédait pas de compréhension instinctive de sa fonction ou de la manière de l’utiliser – s’il pouvait déjà être utilisé par celui sur qui il était incrusté. Ce qui avait du sens, en considérant que ce n’était en réalité pas une part de son âme de la même façon que la dualité d’un métamorphe.

Raynie elle-même sembla peu étonnée par l’échec partiel et lui rappela d’essayer de temps en temps. Il fallait généralement des mois pour qu’un métamorphe comprenne la façon dont les diverses part d’une âme fonctionnaient et interagissaient avec les autres, et même s’il était persuadé que la sienne ne fût pas aussi complexe que celle de Raynie, tous deux sentaient qu’il était trop tôt pour abandonner face à l’absence de résultats concrets.

C’était juste. Il supposa qu’il pouvait tout à fait mettre ça de côté et pratiquer une heure ou deux chaque week-end, pour voir s’il arriverait quelque part.

Pendant ce temps, le jour du festival approchait et Zorian se trouva totalement noyé dans les préparations pour la fin du mois. Cette fois, il désirait tenter quelque chose de bien plus ambitieux.

Il allait tenter d’infiltrer la base principale des Ibasiens pendant l’invasion et passer à travers le portail dimensionnel pour voir où cela le mènerait. Puis, avec grand espoir, trouver quelqu’un de plus intéressant à interroger que les éternels laquais qu’il avait l’habitude de torturer de ce côté.

Raka
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