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Chapitre 112 – L’offre et la demande (9)

 

— Qui est là ? m’écriai-je un peu malgré moi.

L’individu qui venait de se retourner vers moi n’était qu’une ombre cachée par la canopée ; la faible lueur et la distance ne me permettaient pas de distinguer les traits de son visage.

Mais il ne se fit pas prier et s’avança vers moi sans un mot, la démarche assurée et hésitante à la fois – comme s’il ne voulait pas venir me parler mais qu’il y était obligé.

Lorsqu’enfin je pus le reconnaître, je constatai qu’il était une personne que je connaissais. Il avait certes troqué ses habits rutilants pour des guenilles lui servant sans doute à passer inaperçu lorsqu’il voulait s’enfuir du château sans le dire à Lancelot mais c’était bien lui.

— Arthur…

Friderik lâcha la bombe alors que j’ouvrais à peine la bouche. Il le connaissait bien, il fallait s’en souvenir. Il avait passé des semaines à ses côtés, sous la forme d’Excalibur. Fort heureusement, il semblait que le roi ne l’avait pas entendu.

Arthur s’approcha de moi, sans honte, sans crainte, sans préavis. Le regard froid et décidé, il fronçait légèrement les sourcils – colère ou obligation ?

— Wuying.

Il m’adressa la parole directement, sans plus de formalités, sans attendre une quelconque surprise de ma part. Et lorsque je voulus le saluer de façon protocolaire pour respecter l’étiquette, il m’arrêta d’un signe de la main.

— Assez de formalités, je ne suis pas là pour ça, souffla-t-il.

— Pas là pour ça ? m’étonnai-je.

C’était pourtant vrai. Pourquoi était-il là, habillé de la sorte, seul et pourquoi ses premiers mots à mon égard ne concernaient-ils pas l’épée qui ne se trouvait plus dans le rocher ? Je sentis que quelque chose clochait. Il avait besoin d’être là à ce moment, de me parler, de moi. Je pouvais faire quelque chose pour lui et il en avait besoin. J’en étais persuadée.

Je plaçai mes mains sur mes hanches de façon nonchalante. Il n’allait sans doute pas tarder à me dire pourquoi il était là.

— Il faut que nous parlions. Tu es étrangère à Camelot et quelque chose me dit, au fond de moi, que tu portes un regard différent sur Albion… Tu nous connais, Lancelot et moi. Tu as même eu le privilège de porter Excalibur.

Il leva la main alors que mes lèvres s’entrouvraient.

— Non. Je ne veux pas savoir où est l’épée. À vrai dire, pour l’instant, c’est le cadet des soucis du King, tu vois.

Je finis par parvenir à articuler sans me faire couper la parole.

— Bien, soupirai-je, que désires-tu me demander ? Tu veux me demander quelque chose, n’est-ce pas ?

Il acquiesça sans demi-mesure, le sourcil toujours froncé. Oui, il était pensif. Quelque chose le tourmentait. Mais pourquoi moi ?

— Je savais que je te trouverais ici. Tu as l’air de beaucoup apprécier ce donjon en particulier, et puis il y a l’épée… Mais ce n’est pas important. Écoute-moi. Je suis Arthur, le roi de Bretagne, fier fils d’Uther Pendragon et élu de la fée Vivianne. Je suis un être unique sous les cieux !

Je savais bien entendu déjà tout ça, mais pour donner le change, je le laissai continuer en silence.

— Un beau jour, Lancelot… Oh, Lancelot… Mon cher Lancelot, comment dois-je te voir… Lancelot, il… il m’a affirmé que nous avions trouvé le Graal. Qu’il l’avait trouvé en personne. Le Graal ! Nous parlons là de notre but ultime !

Le Graal ? Lancelot ne m’en avait pas parlé. Racontait-il des conneries ? M’avait-il menti ?

Avait-il menti au roi ?

Roi qui continua sur sa lancée, agitant les bras pour intensifier l’ardeur de son discours.

— Il ne me l’a jamais montré ! Il m’a dit qu’il s’agissait d’un objet que lui seul pouvait voir et utiliser ! J’étais alors heureux de l’achèvement et je ne m’étais pas posé trop de questions, mais ça n’a aucun sens… Je ne peux pas dire ce qui s’est passé ensuite, c’est très flou pour une raison qui m’échappe. Mais plus tard, quelques semaines à peine, je me suis éveillé sur Albion, un matin. Tout avait changé au cours de la nuit, je… je n’ai jamais revu le royaume de Bretagne depuis.

— Tu t’es retrouvé sur Albion sans comprendre comment ? demandai-je innocemment.

Bien entendu, je savais ce qu’il en était. Lancelot avait bien menti au roi. Après leur mort à tous les deux sur le champ de bataille, Lancelot avait créé Albion ; il avait donné naissance à cette nouvelle version du roi Arthur, en lui accordant les souvenirs de l’ancien tout en effaçant ceux qu’il avait jugé bon de ne pas lui laisser. Ainsi, je commençais à voir où il voulait en venir.

— Bien sûr, Albion est le royaume divin. C’était un rêve inaccessible ! Inachevable ! Et Lancelot s’est servi du Graal afin de mettre un terme à la mission de la Table Ronde en nous téléportant ici. Je m’y suis toujours senti heureux depuis…

Lancelot n’avait jamais trouvé le Graal, évidemment. Il avait inventé ça de toutes pièces pour coudre une histoire qu’il avait ensuite racontée à Arthur… Il lui a fait oublier sa mort, leur mort à tous les deux, et lui a offert de croire qu’il avait achevé un miracle pour lui. Quelque part, c’était noble. Certes hypocrite mais empli de bons sentiments.

— Donc, repris-je, tu t’es éveillé un beau jour sur Albion. Et c’est de ça dont tu voulais me parler ?

— Non, objecta-t-il. Ce n’est que le décor. Je te l’ai dit, il y a des choses qui ne vont pas dans cette histoire. À commencer par le fait que j’ai l’impression de ne plus être le même depuis mon arrivée ici. C’est comme si j’avais… une autre personnalité. Je suis plus arrogant, plus froid. Maniaque et calculateur. J’ai perdu un bon côté et je m’en rends de plus en plus compte… Parfois, j’ai même…

— Des blancs ? le coupai-je.

— …Tu peux appeler ça ainsi, oui. Mon esprit s’égare et je deviens totalement imperméable à ce qui m’entoure. Tiens, la dernière fois que ça m’est arrivé, c’était lors de notre rencontre précédente.

Je comprenais tout. Il savait que quelque chose de fondamental avait changé, et il pensait, pour une raison qui m’échappait encore, que je pouvais lui apporter des réponses. Ironiquement, il avait raison : je pouvais tout lui expliquer. Mais le devais-je vraiment ?

Si je lui racontais tout, je risquais de me mettre en danger : d’une part parce que je devrais alors révéler un minimum de secrets me concernant et d’autre part parce que…

— Lancelot ! s’écria le roi, mettant un terme à mes pensées qui dérivaient justement sur ce personnage central.

Je me retournai et pus constater que Lancelot arrivait bel et bien dans notre direction.

— Mon roi ! Mais que faites-vous ici ?! paniqua le chevalier en ouvrant de grands yeux.

Le putain de connard. Il savait très bien que son roi était là, il ne nous avait pas suivi pour rien. Je le savais. Je me surpris à prendre Arthur en pitié et à me mettre en colère contre Lancelot. De quel droit avait-il fait tout ça ? Il jouait avec la vie du roi comme bon lui semblait, et en réalisant cette vérité, je me rendis compte qu’il faisait de même avec les vies de tous les habitants d’Albion. Il avait le contrôle de la situation et même si ses pouvoirs de créations n’étaient plus ceux du début, il s’était sans doute octroyé de quoi manipuler qui il avait besoin de manipuler au besoin.

Arthur grinça des dents et son visage se crispa. Il se mit à me chuchoter rapidement à l’oreille.

— Je suis sûr qu’il… il n’est plus le même ! Lancelot a changé ! Il me cache des choses et quelque part au fond de moi, je sais que tu peux me les révéler… Crois-en mon instinct de roi… Celui qui m’a permis de me placer à la tête de la Bretagne !

Il murmurait dans l’urgence et même si je ne parvins pas à tout saisir, je devinais ce que je ne comprenais pas.

Que pouvais-je faire pour lui, cependant ? Lancelot présent, c’était terminé. Pour lui, pour moi. J’étais loin du donjon, il n’allait clairement pas me laisser y entrer. Et même si j’étais désolée pour le roi, ma sécurité passait avant toute autre chose.

Je me mis à verser des larmes sans le vouloir. J’allais faire une chose abominable même si je ne comptais pas aller au bout de mon geste.

Je me saisis du roi d’un geste de la main et me plaçai derrière lui, à sa grande surprise.

— …Que ?

Lancelot s’arrêta net, choqué et pris au dépourvu.

— Lancelot ! N’approche pas !

Cela dit, le premier choc passé, il se détendit et m’adressa un sourire narquois et confiant. Arthur, quant à lui, se relaxa également et se mit même à observer les nuages qui passaient, comme si je ne l’avais absolument pas attrapé comme une poupée de chiffon pour m’en servir de bouclier humain.

— Et que vas-tu faire si j’approche, Architecte ? me lança Lancelot.

J’ouvris la bouche mais aucun son n’en sortit. À vrai dire, je ne savais plus que dire. Il savait… Il savait ? Depuis quand ?! Pourquoi jouait-il avec moi de la sorte ? Par plaisir ? Par nécessité ? S’il avait su, lorsque j’étais allé le voir dans sa chambre, il aurait pu m’empêcher de partir ! Ne me prenait-il pas pour une déesse ?!

Je me mis à rire nerveusement.

— Moi, une Architecte ? Ha… Ha ha… Quelle est donc cette blague ? Je… je suis une déesse, je me fiche pas mal des explorateurs et des Archi…

Il balaya l’air de la main en faisant un pas dans ma direction, décidé à venir me cueillir.

— Assez ! Je n’en étais pas certain, mais ta réaction est éloquente ! Comme j’ai été stupide ! Et comme j’ai été naïf ! Tu m’as bercé d’histoires et de promesses, de menaces et de complots ! Mais tu en as trop dit ! Tout se recoupe, finalement… Et tu es le dénominateur commun de tout ce qui s’est passé récemment à Camelot ! N’est-ce pas ?!

Alors il avait fini par comprendre. J’avais trop parlé ? Mon jeu d’actrice n’avait pas été parfait ? Il était plus malin que je ne me l’étais imaginé. Et maintenant, il avançait vers moi pour venir… m’offrir au système, sans le moindre doute.

— Je ne sais pas comment tu as fait pour te faire passer pour… Qu… Hein ?!

Je lui coupai la parole d’un geste précis et décidé. Dans ma main se trouvait désormais une bouteille de vin, semblable à une fiole ronde comme celles qu’on pouvait trouver dans certains jeux vidéo sur Terre, à mon époque. Il s’agissait de ce que j’avais récupéré dans la demeure du Seigneur Ombre.

Au moment où le bouchon de la bouteille, que je venais de faire sauter, fit un bruit sourd dans l’herbe à mes pieds, Lancelot s’arrêta tout net. Le goulot était déjà à quelques millimètres à peine des lèvres du roi.

Pendant quelques secondes figées dans le temps, plus rien ne bougea autour de nous. Même le vent avait cessé de siffler paresseusement pour ne laisser qu’une photographie éternellement gravée dans nos mémoires.

Moi.

Le roi.

Lancelot.

Friderik, qui, perché sur mon épaule, ne savait pas que je ne comptais pas mettre ma menace à exécution. Il me regardait d’un air effaré, ne me connaissant pas de telles capacités sans cœur.

Mais c’était pour le mieux. Si même lui était sincèrement choqué par mon geste, Lancelot mordrait à l’hameçon encore plus facilement. D’ailleurs, il était temps que je m’en occupe.

— Lancelot. Tu vas tout de suite repartir d’où tu viens. Oublie-moi.

Mon ton se voulait ferme et sans équivoque. Je ne comptais pas lui donner le bénéfice de la répartie et approchai encore un peu la bouteille de la bouche d’Arthur, toujours complètement béat. Si Lancelot le réveillait à ce moment, le roi avait de fortes chances d’être surpris et de goûter sans le vouloir à ce fameux vin diabolique.

Non, il n’oserait pas. Qu’allait-il faire, alors ? Il ne m’avait toujours pas paralysée, et il était sans doute bien trop loin pour ça. J’étais confiante, il ne pouvait plus rien faire contre moi et il allait être obligé d’obtempérer. Je décidai d’enfoncer encore un peu plus le clou.

— Tout de suite.

Le bras passé autour du roi, j’attrapai son menton du bout des doigts afin d’entrouvrir sa bouche. Il n’était plus question de me laisser faire par Lancelot ou de lui donner la moindre chance. Le bénéfice du doute ? Il ne le méritait pas. Il était menteur, manipulateur, calculateur et cruel. Non content de ne pas avoir pu sauver son roi sur le champ de bataille, il ne l’avait en plus pas laissé profiter du repos éternel auquel il avait droit : il avait traîné ses souvenirs avec lui pour les modeler comme de l’argile afin de s’en servir dans son propre intérêt.

Tout ça pour une lubie personnelle, pour une conclusion qu’il n’avait pas réussi à accepter !

Comme je le pensais, Lancelot bloqua quelque secondes, immobile et silencieux, avant de reculer légèrement. Il avait soupesé toutes les possibilités, et il savait qu’il ne pouvait en aucun cas m’empêcher de droguer le roi et de le rendre fou, quoi qu’il fasse.

— Wuy…

— La ferme ! Dégage ! hurlai-je en ouvrant les yeux en grand.

Coupé net, il fit une grimace. Après tout, je pouvais le comprendre : j’étais celle qui venait de mettre à mal sa domination totale des règles de ce monde… Je menaçais son roi, qui revêtait une importance capitale dans son monde utopique et il ne pouvait rien faire pour m’en empêcher.

Il pouvait me tuer, me blesser, me capturer, me faire des tas de choses que je ne souhaitais pas, mais il ne pouvait pas m’empêcher de le droguer pour de bon.

Finalement, il fit la seule chose qu’il avait à faire. Il tourna les talons et partit, non sans jeter de temps à autre un regard par-dessus son épaule pour vérifier que j’étais bien là, à toujours menacer son précieux roi. Au bout d’un moment, il finit par disparaître derrière les arbres.

 

**

 

Lancelot venait de partir. Je ne savais pas vraiment ce qu’avait Wuying dans la tête à menacer Arthur de la sorte, mais ne je pouvais que lui faire confiance. Après le choc initial, je me rendis compte que finalement, elle ne souhaitait que voir le chevalier partir, elle ne voulait aucun mal au roi…

Je descendis de son épaule d’un bond rapide. Aussitôt au sol, je me changeai en loup et courus dans la direction dans laquelle était parti Lancelot quelques secondes auparavant. Bien entendu, je fis le tour des arbres pour m’assurer qu’il ne puisse pas me tendre de piège et se retrouver avec un otage, lui aussi.

— Il est parti… murmurai-je dans un grognement, il est vraiment parti…

J’avais beau humer l’air, je pouvais sentir sa piste et elle n’allait que dans une direction : Camelot. Avait-il réellement abandonné ? Tout ça m’avait eu l’air bien trop facile. Bien trop. C’était louche.

Mais les faits étaient là : il était reparti en direction de Camelot et je doutais fortement qu’il puisse posséder et utiliser une compétence lui permettant spécifiquement de créer une illusion olfactive pouvant berner mon flair… Pourquoi aurait-il eu l’idée d’apprendre une compétence pareille ?

— C’est vrai, quoi…

Au bout de quelques secondes de plus, je fis volte-face, rassuré et confiant dans le fait qu’il était retourné en ville. Bien sûr, il tenterait quelque chose par la suite, mais nous serions alors déjà partis. Je courus vers Wuying le plus rapidement possible afin de la tenir au courant.

— Wuying, Lancel… Hein ?

M’arrêtant net, je vis les torrents de larmes sur ses joues. Elle s’était effondrée au sol, à genoux ; Arthur n’était plus dans ses bras, mais assis paisiblement à côté d’elle, reprenant peu à peu ses esprits maintenant que Lancelot était loin et incapable de le contrôler.

— Friderik… sanglota-t-elle mi-choquée mi-désolée.

— Wuying ? Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je alors sans me préoccuper du fait qu’Arthur pouvait m’entendre parler.

Il ouvrit d’ailleurs de grands yeux ronds, totalement étonnés, dans ma direction.

— Eh, un familier qui parle ?!

Mais il n’eut ni le temps d’en dire plus ni moi-même de répondre. Wuying me reprit immédiatement, pleurant à moitié.

— En sautant de mon épaule, tu as poussé la bouteille, Friderik… Il en a bu…

Raka
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14 thoughts on “DMS : Chapitre 112

  1. Merci pour le chapitre
    PS : dans la première partie elle me fait un peu penser à Antigone de Anouilh
    PPS : en effet, elle commence à la perdre son innocence !

  2. (Sinon personne n’a remarqué que depuis qu’elle a plus de peau, on lui a jamais fait la remarque ? :3

    Je pensais que ça allait sauter aux yeux, tant pis.)

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