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Chapitre 124 – Les Parias (5)

 

— Un problème ? Quel genre de problème ? interrogea Pythagore en crispant le front.

Voyant que je me fichais pas mal de ce qu’il pouvait raconter, Joc se tourna vers le vieux Grec et lui expliqua tout bas, comme si je ne pouvais pas entendre ce qui se disait un mètre plus loin. Non pas que ça m’intéressait, d’ailleurs.

— Je n’ai jamais prononcé ce mot. Persona. Elle ne devrait pas… En réalité, aucun Architecte ne devrait savoir ce qu’est une persona. Ce qui veut dire que nous avons potentiellement un énorme souci à régler.

— Une persona ? reprit Pythagore, non, d’abord, quel genre de souci à régler ?

— Le genre qui ne peut pas être réglé, répondit Joc en montrant un air plus las qu’il ne l’avait jamais eu.

Pythagore ne comprenait rien à ce charabia, je pouvais le voir à son air perplexe. Ce rêve était réellement bien fait. Mais puisque la persona avait probablement accès à mes souvenirs, elle devait pouvoir construire mon monde avec précision.

— Un persona… Pyt, une persona, c’est un sujet tabou. C’est ce que le système injecte dans les hôtes vivants, dans leur esprit, afin de les contrôler. Pendant ces millénaires… J’ai été possédé par une persona, moi aussi. Et aucune persona ne prononcera jamais publiquement ce mot ; aucun Architecte ne peut le connaître.

Pythagore réfléchit quelques secondes et fit claquer ses doigts.

— Et elle le connaît. Ce qui veut dire qu’elle a forcément eu affaire au système et à ce… truc qu’il… injecte ?

— Exactement, confirma Joc. Et si c’est le cas, alors on peut être certains à cent pourcents qu’elle s’est fait posséder, elle aussi.

Pythagore se tourna vers moi et m’observa. J’eus l’impression qu’il me fixait depuis une éternité quand il reprit la parole, sans me lâcher des yeux.

— Elle n’a pas l’air possédée. Tu crois que…

Joc secoua la tête en comprenant parfaitement où il voulait en venir.

— Non. Ce n’est pas une persona qui joue la comédie. J’ai longtemps… Ah, pour faire simple, je saurais détecter une persona qui aurait pris le contrôle de Wuying.

— Et tu es sûr qu’elle est elle-même ? insista un Pythagore un peu trop inquiet à mon goût.

— Elle est étrange, admit Joc, mais elle est bien celle que nous connaissons. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Wuying ? Wuying, peux-tu nous raconter… Comment as-tu découvert ce qu’était une persona ? Que s’est-il passé ?

Je fis volte-face sur mon lit pour leur tourner le dos. Ne pouvaient-ils pas simplement me laisser tranquille ? Ce n’était pas réel et tout ce que je désirais désormais… Je ne savais même plus ce que je désirais, en vérité.

Mais Joc ne l’entendit pas de cette oreille et m’attrapa par l’épaule sans ménagement, le visage sec. Il me força à le regarder en face.

— Dis-moi tout. C’est bien plus important que tu ne le penses. Peu importe ce qui t’arrive actuellement, il faut que tu nous le dises, grogna-t-il tout bas.

Je soupirai. Après tout, s’il voulait entendre l’histoire complète, je pouvais aussi bien la raconter. J’étais coincée ici pour toujours, sans nul doute. Que représentait alors quelques minutes perdues ?

Je m’assis sur le bord du lit et les yeux dans le vague, me mis à réciter machinalement, comme une poésie apprise par cœur, tout ce qui m’était arrivé depuis la dernière fois que je leur avais raconté la moindre chose, longtemps auparavant.

Albion, le roi Arthur, la vérité sur Lancelot, le donjon sous le château – que je pouvais toujours voir en fermant les yeux. Mais aussi ce garde que j’avais réussi à faire entrer dans la taverne, et puis l’autre garde, qui m’avait décapitée. Ma résurrection, mon emprisonnement. La persona et ce scientifique fou.

Tout. Je lui racontai tout. Le voyage, et les loups, et le gigantosaure et cette ville perdue peuplée d’Architectes hostiles, et la façon dont la persona connaissait mieux que moi mes propres capacités. Et puis également sa façon de combattre et le nuage de poussière et de fumée… et les vertiges. Oh, combien de fois avais-je insisté sur les vertiges et cette sensation de me perdre moi-même, de laisser échapper mon âme.

Et puis le néant.

— Voilà. Tout est dit. Tu es satisfait ? Voici comment je sais ce qu’est une persona. Elle me contrôle et m’a envoyée ici pour vivre un rêve éternel.

Joc hoqueta.

— Tu le crois vraiment ? Moi, je t’assure que je suis réel. Pythagore le pourra aussi, je pense.

Ce dernier hocha la tête avec vigueur.

— Et plus vrai encore est ma soif ! Je m’en vais chercher un peu de vin !

Je ne pus m’empêcher de tourner la tête pour le regarder partir, totalement heureux de la vie et déjà étranger aux problèmes que lui avait exposés Joc. Le Pythagore que je connaissais, oui.

Joc, quant à lui, réfléchissait. Il songea longuement et en silence jusqu’à finalement reprendre la parole.

— Wuying, commença-t-il, ton âme…

— Mon âme ? le coupai-je, eh bien quoi, mon âme ?

— Ton âme n’est pas enfermée où que ce soit. Tu n’es pas en train de rêver.

— Ha, fis-je en me retournant à nouveau pour ne plus le voir, exactement ce que dirais un type dans un rêve.

Il soupira et je l’entendis se gratter la barbe.

— Ces vertiges ne sont pas dus à la persona, pour commencer. Nous avons préparé et mis plusieurs jours à perfectionner un sort te permettant de revenir à la vie ici-même. Pour ça, nous avons eu besoin de localiser ton âme et de la lier de force, sans ton consentement. Il est évident qu’elle a lutté et lorsqu’elle perdait la bataille car nous étions deux à nous relayer ici, tu avais l’impression de sombrer. Peut-être même as-tu perdu connaissance sans même le remarquer.

— Balivernes. Tu me dis ce que je voudrais bien entendre. Ce rêve a été créé pour que je vive dans un monde parfait, un monde duquel je ne voudrais jamais sortir. Tu me dis ce que j’ai besoin d’entendre pour y croire.

Joc hésita à nouveau pendant un instant. Je me surpris à me demander ce qu’il allait inventer ensuite pour essayer de me convaincre.

— Je crois que pendant ce combat contre les Architectes… Nous reparlerons d’eux, d’ailleurs. Pendant ce combat, la persona a dû surestimer ses capacités et tu en es morte. Lorsque tu es revenue à la vie ici-même, peut-être a-t-elle été arrachée à toi comme ma persona l’a été lorsque tu m’as téléporté ici.

Il fit une pause mais ne me laissa pas le temps de répondre. Il avait encore quelque chose à ajouter.

— Mais je trouve étrange que… Hmm… Si ta persona était prévue pour sortir d’Imperos et voyager, alors le système lui a fourni de la puissance. La puissance nécessaire à l’éloignement. Elle aurait dû se retrouver ici avec toi. En réalité, c’est même elle qui aurait dû avoir le contrôle lors de ton réveil.

Là, il me racontait des trucs invraisemblables. Je ne cherchai même pas à comprendre. Finalement, il décida de jouer tout ça autrement.

— Tu penses sincèrement que ce rêve est fait pour que tu ne souhaites plus en sortir ?

Il commençait à m’énerver tout doucement mais je choisis de lui répondre malgré tout, par respect pour le Joc que je connaissais et sans bouger d’un poil.

— Je te l’ai déjà répété au moins trois fois, lâchai-je sèchement.

— Donc tout est idyllique, ici ? continua-t-il.

— En effet. C’est obligatoire. La persona… Je ne sais pas pourquoi elle a créé ce rêve mais il semble qu’elle ait décidé de tant m’ignorer qu’elle a préféré m’enfermer ici pour ne plus m’entendre.

Joc esquissa un sourire. Je savais qu’il allait le faire avant même qu’il finisse de m’écouter parler. Il avait autant d’expérience de la vie qu’une armée romaine toute entière et je me rendis vite compte qu’il pouvait jouer avec mes réactions comme bon lui semblait.

— Friderik n’est plus au camp, lâcha-t-il d’une voix satisfaite.

Sans en dire plus, il attendit de voir ce que j’allais faire. Et bien entendu, rêve ou pas rêve, la mention de Friderik… Je ne pouvais pas l’ignorer. Pas lui. Je me relevai pour regarder Joc au fond des yeux.

— Où est-il ? Je lui avais dit de rester ici quoi qu’il arrive.

Joc haussa les épaules.

— Et toi, tu devais rentrer rapidement après être allée voir le roi. Au bout d’une journée entière, il a décidé d’aller voir lui-même ce qu’il en était. Il est parti vers la taverne des Orcs. Penses-tu qu’il s’agisse d’un choix de rêve ?

Je bondis sur mon lit. Je fus plus rapidement sur mes pieds qu’il ne m’aurait fallu de temps pour éternuer ; en réalité, j’étais déjà debout alors même qu’il n’avait pas terminé son explication.

— Rêve ou pas rêve, je ne peux pas laisser Friderik là-bas. Il… Il ne se rend pas compte. Le danger. Et le donjon est bugué. J’ai peur que n’importe qui puisse y entrer.

Tout en expliquant la situation à Joc qui me suivait de près, je filai vers le miroir d’obsidienne que les géants avaient fabriqué pour moi. Sans plus de précautions, je voulus placer ma main sur sa surface pour y plonger.

Joc m’attrapa par le col juste avant que je le puisse.

— Attends. Nous devons parler des Parias, Wuying. C’est important. Je ne sais pas quand tu vas revenir, alors parlons-en. Ce ne sera pas long et il faut que tu saches.

Je me retournai et haussai les sourcils.

— C’est vrai, les Parias. Qui sont-ils ? Ce sont ces Architectes, n’est-ce pas ? Bon, fais vite. Il est vrai que je désire savoir.

Joc me lâcha et se mit à parler rapidement, comme si le temps pressait.

— Cette ville que tu as vue, il s’agit de Babel. C’est une ville créée de toutes pièces par les Architectes bannis d’Imperos. Tu n’es pas sans savoir qu’ils peuvent revenir au bout de cent ans, n’est-ce pas ?

— En effet… Alors, ce sont… voulus-je continuer.

Mais Joc ne m’en laissa pas le temps.

— La vérité est que s’ils ont ce droit, ils ne reviennent jamais. Ceux qui errent finissent par être trouvés et recueillis par les autres bannis, qui s’auto-baptisent Parias. Ils sont les Parias des lois imposées par le système. Ils vivent en marge de la société des Architectes et détestent tout ce qui représente la loi d’Imperos et ceux qui la respectent.

Je pris quelques secondes pour digérer l’information.

— Et le système cherche à s’en débarrasser ? Représentent-ils une menace pour lui ?

Je commençais à voir clair dans ce méli-mélo obscur. Si ce que je soupçonnais s’avérait…

— Oui, confirma Joc. Tu le sais, le système limite les niveaux des Architectes à la quatrième étoile en les empêchant de l’atteindre. Je suppose que ton ami FeiLong te l’a jadis expliqué.

— En effet, fis-je en hochant la tête.

— Les Parias vivent si loin d’Imperos que le système ne parvient pas à les contrôler. Et cela signifie deux choses. La première, ils ne peuvent pas devenir des dieux. Ils ne le peuvent pas parce que le système est la seule façon d’y parvenir. La deuxième… et celle dont tu devrais avoir peur… Ils ne sont pas limités par le système. Ils peuvent dépasser la quatrième étoile et aller au-delà. Même moi, je ne sais pas où ils pourraient s’arrêter.

— Quoi ? Mais c’est de la tr… commençai-je avant de me rendre compte que moi aussi, je vivais désormais en marge du système.

Joc avait créé un système alternatif rien que pour moi.

— Je pourrais… dépasser la quatrième étoile, moi aussi ? balbultiai-je.

Joc sourit légèrement.

— Ce n’est pas le moment de penser à ça. Vraiment pas. Ce qu’il faut que tu saches, c’est que les sources d’informations du système leur donnent un but précis. Il semble qu’ils veulent gagner suffisamment d’étoiles par eux-mêmes pour renverser le système.

— Quoi ? Mais pourquoi ? m’écriai-je, juste par revanche ? Ils n’ont même pas été bannis à vie !

— Je ne sais pas, m’avoua Joc en haussant les épaules, mais il est presque certains que c’est ce qu’ils désirent. Ils veulent mettre un terme au règne du système.

— Peut-être… réalisai-je, peut-être devrais-je les rejoindre…

Après tout, j’étais moi-même pourchassée par le système et l’hôte d’une persona qui avait disparu. Je commençai même à douter que ce ne fut qu’un rêve. Tout ce que Joc me disait criait de vérité, de logique et de réalisme. Pourquoi un rêve censé me faire de l’œil aurait-il été jusque-là ? Il ne m’en aurait jamais parlé.

Et il y avait Friderik.

Il fallait que j’en aie le cœur net.

— Fais attention à eux, Wuying. Je pense que tu ne seras pas la bienvenue chez eux. C’est pour cette raison que je voulais t’en parler : je savais que tu serais tentée.

— Pas la bienvenue ? Mais je suis…

— Il y a parmi eux quelqu’un qui te déteste jusqu’au fond de ses os. Prends garde, c’est tout.

— Quelqu’un… ?

— Maintenant, file à la poursuite de Friderik. J’espère pour nous tous qu’il se trouve toujours dans la taverne des Orcs.

— Oui, acquiesçai-je, je file.

Joc garda le silence et un air sombre mais juste avant que je ne pose la main sur le miroir de pierre noire, il finit par craquer.

— Et fais attention à la persona. Quelque chose me dit qu’elle… que tu n’en as pas fini avec elle. Je ne peux rien faire pour l’instant… Nous devons découvrir ce qu’il en est d’elle. Fais attention, Wuying.

Sur ces mots, le temps pressait et je plongeai dans le miroir. De l’autre côté, je fus accueillie par un cri maintenant familier.

— Groik ! Je reprendrai Orcsalem !

Raka
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9 thoughts on “DMS : Chapitre 124

  1. de ce que j’ai compris du chapitre le gain de niveau ne dépend pas véritablement du système ensuite je pense sincèrement que l’évolution en dieu via le système est un mensonge et qu’il y a une horrible vérité derrière et ensuite personne n’a dit que les architecte ne puissent pas gagner des niveaux comme les aventuriers en tuant des monstres

    1. Aaaaah des suppositions intéressantes !
      Tu vas bien rapidement être fixé quant à l’une d’entre elles. Pour les autres, il va falloir attendre encore un peu 🙂
      Le scénario avance comme prévu et il y a des choses que je ne peux pas révéler avant l’heure.

      1. Pour le moi passage au niveau dieu c’est comme dans le film Cloud Atlas avec la découverte de Sonmi 451 et le devenir de celle qui ont gagner leurs étoiles. Avis au connaisseurs du film et ceux qui ne connaisse pas c’est une belle narrations des livres et donc une histoire sympa.

        Soit dit en passant je pense qu’il y a plusieurs « système » qui s’affronte dans ses mondes.

  2. Je pense qu’il doit y avoir quelques ancien possédé par le système chez les paria qui détiennent des informations importantes un peut comme Joc. Ne serrais que pour hack le système et avoir accès au donjon et au magasin sans son approbation. Il doivent savoir quelque chose un point faibles du système, une source de pouvoir ou les deux. après c’est que mon avis.

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