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Chapitre 146 – Les Skaaghs (7)

 

Ealdal m’emmena, sans me quitter des yeux, vers l’immense arbre qui trônait au beau milieu du village. Vu de près, je me rendis compte qu’il était gigantesque, gargantuesque, que dis-je, titanesque. Les grands monuments sur Terre, les plus grands du monde, pâlissaient en comparaison. L’arbre devait faire plusieurs centaines de mètres à sa base, et sa hauteur était vertigineuse. Sa canopée obscurcissait le ciel et j’aurais juré que le soir était déjà tombé… Combien de kilomètres pouvait-il bien faire, des racines jusqu’aux cimes ?

J’étais sidérée.

— Combien de temps faut-il pour qu’un arbre pareil pousse ? m’extasiai-je.

— L’Arbre du Printemps vit depuis des millénaires, répondit l’elfe sans sourciller. Et il en vivra encore de nombreux autres, si la magie qui se trouve en son sein ne tarit pas.

— Le Cœur du Printemps… murmurai-je. Une magie primordiale ?

Ealdal se tourna vers moi pour hocher la tête d’un air grave.

— En effet. Le Cœur du Printemps se trouve scellé dans l’Arbre. Il lui a permis d’atteindre ces proportions extravagantes et nourrit notre magie.

— Scellé ?

— Scellé. Totalement enfermé.

— Tu veux dire qu’il y a une espèce de pièce dans l’arbre, et qu’on ne peut y entrer parce que la porte en est verrouillée ? m’étonnai-je.

Une pièce dans un arbre. Quelle idée de gamine. Mais après tout, qui n’avait jamais rêvé de ce genre de trucs ?

— Il n’y a pas de pièce dans l’Arbre du Printemps, rectifia-t-il en secouant la tête. Le Cœur du Printemps est scellé dans son tronc, comme s’il était un véritable cœur, palpitant sous l’écorce, quelque part, là-haut.

Il leva la tête et une main pour vaguement désigner un endroit un peu plus en hauteur.

— Je ne comprends pas, lui avouai-je. Comment les elfes peuvent-ils se servir d’une magie qu’ils ne peuvent toucher ?

Il n’allait pas me la faire. Il en avait trop dit, et ça ne collait pas.

— Nous ne pouvons la toucher, c’est vrai, admit-il. Mais nous nous nourrissons des fruits de l’arbre, avec toute la révérence dont nous pouvons faire preuve. Sa magie s’insinue lentement en nous à mesure que nous grandissons et vieillissons.

Un processus lent ? Une adaptation de leur corps à une puissante magie ? Voilà ce que je comprenais. Ou alors voulait-il me faire croire qu’il m’était inutile de rêver de cette magie… ?

Peut-être désirait-il simplement la garder pour lui. Mais alors, pourquoi m’en avoir parlé, pour commencer ?

— Je vois… soupirai-je, abandonnant toute idée saugrenue – pour l’instant en tout cas.

— Dame Wuying, me reprit l’elfe en se tournant vers moi comme pour me rappeler le sujet d’une conversation perdue. Je me pose une question, je dois bien le dire.

Il me regardait, l’air avide de réponse, en effet. Pourquoi ne pourrais-je pas satisfaire sa curiosité, moi aussi ? Il m’avait bien parlé de son trésor le plus précieux, après tout. J’avais le sentiment que comme je l’avait entendu et comme il l’avait prétendu, les elfes étaient habituellement de nature hospitalière, et que cette nature avait quelque peu pris le pas sur la méfiance et la retenue dont il essayait de faire preuve depuis mon arrivée.

— Pose-donc ta question, lui proposai-je en tendant la main pour lui faire signe de se lancer.

— Mes sens d’elfe me disent que tu n’es pas un individu classique. Tu es… quelque chose qui ne devrait pas faire partie de la logique de ce monde.

Il prit une profonde respiration, comme s’il regrettait déjà de m’avoir insultée. Non que je me sentis bafouée, en premier lieu.

— C’était une question ? lui envoyai-je. J’ai dû en louper une partie, dans ce cas.

Il secoua la tête pour reprendre ses esprits.

— Non. Non, c’était une constatation. Ma question est la suivante : qu’es-tu donc ?

Il avait conscience, grâce à ses soi-disant sens elfiques, que je n’étais pas une créature jouissant des mêmes lois et règles physiques que toutes celles qui arpentaient ce plan. Il était vrai que les Architectes étaient à part, incapable de rester morts et liés à un système leur permettant d’évoluer…

…mais je n’allais pas tout lui raconter, non plus. Il n’avait pas besoin de comprendre qu’il faisait partie d’une espèce de simulation géante gérée par un cerveau fou et mystérieux.

— Je fais partie d’un peuple capable de gagner en puissance sous certaines conditions. De même, si je meurs, je reviendrai à la vie au lever du soleil. Loin, très loin d’ici, mais en vie.

Il hocha la tête, l’air sérieux et pensif. Au bout de quelques secondes, il répondit calmement.

— Ce sont des mots incroyables, mais c’est bel et bien ce que me disent mes sens elfiques, maintenant que je t’observe bien.

— Tu ne devrais pas trop m’observer, le mis-je en garde. Il y a des choses dont la connaissance te ferait le plus grand mal.

Je lui envoyai un regard lourd de sens pour ponctuer mon affirmation. J’espérais qu’il allait laisser tomber.

Il grommela tout bas, et secoua la tête.

— Peu importe. Tu es une invitée, et tu as décidé de nous aider à repousser les Skaaghs. Je ne devrais pas me montrer si impoli. Je te demande pardon au nom des elfes qui m’ont élevé.

Je refoulai un ricanement amusé.

— Ne te mets pas dans cet état. Tu n’as fait que poser une question, je ne t’en veux pas.

Décidément, leur manque total d’humour commençait à me taper sur le système. Légèrement. Je lui avais dit ça très sérieusement, mais il aurait malgré tout pu le prendre à la rigolade. Pour être honnête, les elfes étaient de moins en moins enclins à me plaire, en opposition avec toutes les idées que j’avais pu m’en faire.

— Si je mange un fruit de l’Arbre du Printemps, lui demandai-je pour me changer les idées, pourrai-je acquérir moi aussi un peu de cette magie elfique ?

Même juste une once pourrait peut-être être suffisante pour débloquer une compétence cachée, que je pourrais alors améliorer plus tard. Il fallait que je tente.

— Tu en mourrais, très probablement. Ton corps se ferait consumer. La magie du Printemps n’est pas une chose que l’on peut s’accaparer. Si elle ne te juge pas digne, eh bien…

Il ne termina pas sa phrase, conscient que j’avais compris.

— Et vous en mangez sans crainte, pourtant, vous les elfes ?

— Bien évidemment, renifla-t-il d’un ton hautain. Nous sommes des elfes. L’incarnation de tout ce qui se fait de plus pur. La nature ne peut nous refuser ce droit, nous le méritons par notre naissance.

Bien sûr. L’espace d’une seconde, j’avais espéré que les elfes ne se prissent pas pour le centre du monde. J’avais trop rêvé. Hospitaliers mais arrogants, gentils mais méfiants. Finalement, il y avait plus à voir chez eux que ce que la légende le laissait croire.

Soudain, j’entendis un énorme coup de tonnerre. Je levais les yeux machinalement, mais la canopée de l’Arbre du Printemps masquait toujours le ciel, et de toute façon, le bouclier au-dessus nous gardait en sécurité.

— Dame Wuying, se hâta Ealdal. Il se passe quelque chose. Allons voir !

Il n’attendit pas ma réponse et fit volte-face pour se mettre à courir dans une autre direction. Je lui emboîtais le pas lorsque se mit à retentir une espèce d’alarme stridente, comme s’il y avait eu le feu. D’où venait-elle ? Elle avait l’air d’émaner de partout à la fois. Mais bon, c’était magique, à n’en point douter.

Nous arrivâmes bientôt près d’un attroupement d’elfes. Incapables de voir ce qu’il se passait de l’autre côté, je ne pus que deviner que le bouclier avait été percé à cet endroit. Les elfes s’amassaient et hurlaient, se démenaient et je crus même voir voler une gerbe de sang.

Ealdal se tourna vers un autre type et tous deux murmurèrent quelque chose à voix si basse que je ne pus les comprendre.

— Le bouclier n’a pas tenu le coup ! Un ancien est tombé d’épuisement ! s’écria Ealdal en me faisant face. La puissance de nos défenses s’est affaiblie et…

— N’en dis pas plus ! le coupai-je.

Un ancien dans les vapes, le bouclier ne tenait plus, les Skaaghs entraient, les elfes défendaient tant bien que mal sous le nombre. Ils tenaient sans doute encore bon car l’entrée était étroite et les Skaaghs ne pouvaient pas se ruer tous à la fois dans le goulot d’étranglement, ce qui permettait aux défenseurs de les massacrer avec une aisance encore relative.

Mais si un ancien était tombé, les autres ne devaient qu’avoir encore plus de pression sur les épaules et allaient craquer également.

Des semaines, hein ? Putain !

Un Skaagh bondit, peut-être plus malin et puissant que les autres, peut-être propulsé par ses congénères, au-dessus de la troupe d’elfes agglutinés là. Il n’était que griffes et crocs, et volait comme un boulet de canon projeté vers une explosion destructrice.

L’explosion se trouva être un festival de sang lorsqu’il atterrit sur la tête d’un elfe à l’arrière des défenseurs, la ravageant totalement avec ses pattes arrières, lacérant son visage jusqu’à la mort en l’espace de quelques secondes à peine. La pauvre victime mourut sans même hurler, ne comprenant sans doute pas ce qui lui était arrivé.

Avant que quiconque n’eût pu le remarquer réellement – les elfes n’avaient pas trop la tête en l’air – le Skaagh retomba au sol et pivota. Il se jeta sur l’entrejambe de l’elfe le plus proche et y plongea une poignée de griffes avant d’en retirer des organes génitaux elfiques ensanglantés.

Le pauvre défenseur elfique ouvrit la bouche dans un cri muet et ses yeux se révulsèrent avant qu’il pût émettre le moindre son. Il tomba, peut-être inconscient de douleur, peut-être mort… Le temps que je reprenne mes esprits, le Skaagh avait déjà percé deux entrejambes de plus, ne laissant que des trous sanglants et béants là où se trouvaient des armures elfiques.

Ces griffes ! réalisai-je. Quelle puissance !

Je me souvins de ce que la persona m’avait dit. Les Skaaghs étaient des êtres stupides mais dont l’intelligence de groupe augmentait en même temps que leur nombre. Celui-ci devait avoir une stratégie bien ancrée à l’esprit : lié à ses congénères quelques mètres plus loin, de l’autre côté de cette barrière vivante d’elfes, il n’était certainement pas le dernier des abrutis. Il frappait exactement où il fallait ; les elfes qui le voyaient ou l’entendaient, ceux qui le séparaient encore de ses frères Skaaghs, et ceux qui risquaient de le frapper s’ils le voyaient.

Ealdal le remarqua également et aboya un ordre rapide. Des flèches volèrent de plusieurs directions et percèrent sans pitié le Skaagh alors que ses longues griffes étaient plantées entre les cuisses d’un pauvre elfe qui aurait sans doute adoré se faire frapper une seconde plus tard…

Le petit monstre convulsa et deux flèche supplémentaires se plantèrent dans ses yeux, le propulsant et l’empalant au sol, dans un dernier râle.

— C… C’est quoi, ces trucs ?! m’écriai-je en réalisant enfin la façon dont ce Skaagh avait attaqué. P… Pourquoi est-ce qu’ils… ?!

— Ce sont des êtres vicieux, expliqua calmement Ealdal en secouant la tête. Ils frappent les endroits les plus vulnérables, et il se trouve qu’ils ont juste la bonne taille pour…

— Mais vous le savez ! tranchai-je. Vous laissez vos bijoux de famille sans défense ?!

J’étais outrée. Ils faisaient si peu de cas de… ?

Ealdal me regarda étrangement, apparemment peu concerné par tout ce qui venait d’arriver.

— Des bijoux ? Nous… ne nous accoutrons pas de ce genre de choses pour aller combattre, tu sais…

— …

— Pourquoi me regardes-tu ainsi ? continua-t-il. Quand à nos protections, tu vois bien qu’elles sont parfaitement inutiles. Même les armures elfiques n’offrent aucune résistance face aux griffes des Skaaghs.

Si j’en avais l’occasion, il allait vraiment falloir que je fasse quelque chose pour leur éducation. Je ne pouvais pas supporter de voir des elfes, race fière et intelligente, ne même pas comprendre l’humour ou une expression toute bête.

Mais là n’était pas l’ordre du jour. Deux autres Skaaghs survolèrent la troupe de défenseurs.

— Là ! criai-je.

Mais mon avertissement avait déjà été précédé par une volée de flèches si puissante qu’elle en renvoya les Skaags volants là d’où ils étaient venus. Cette stratégie avait d’ores et déjà été contrée par les elfes.

— Ils trouveront rapidement un autre moyen de nous contourner ou de nous submerger, m’affirma Ealdal en remarquant mon intérêt.

— Il faut espérer que cette brèche dans le bouclier ne s’agrandisse pas. Peut-être que nous pourrons réduire leurs nombres jusqu’à…

— Non, coupa Ealdal. Ils sont bien trop nombreux. Ils peuvent déferler pendant des mois sans que nous n’en voyions le bout. Il faut que nous trouvions rapidement un moyen de les exterminer.

Il posa sur moi un regard lourd, très lourd de sens, et très grave.

— Tu as promis de t’en occuper. Maintenant, le moment est venu. Nous ne pouvons pas t’offrir plus de temps pour t’y préparer.

Merde ! La quête s’accélérait ! Il me poussait à les éradiquer tout de suite ! Comment allais-je faire ?!

Trois autres Skaags boulets de canon se firent repousser. Puis trois autres. Ils n’avaient toujours pas abandonné cette idée – ou peut-être s’agissait-il d’une diversion pour attaquer d’une autre manière… Après tout, ils étaient une armée et devaient posséder une intelligence hors du commun.

— Je…

La persona dormait toujours. J’avais beau tenter de la pousser à s’éveiller, elle ne réagissait pas. Et je n’avais plus le temps de l’attendre.

Un Skaagh surgit du sol derrière moi dans un cri de joie sadique.

— Merde ! hurla Ealdal ! La brèche s’étend sous terre ! Ils ont creusé sous nos pieds ! Spadassins, à moi !

Tandis que des elfes armés de longues et belles épées se tournaient vers nous, le Skaagh m’offrit ce que je crus être un sourire prédateur avant de bondir vers mon entrejambe.

— P… Putain, tu ne seras pas le premier mâle à mettre tes doigts ici !! criai-je malgré moi. Appropriation !

Raka
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